Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 30/07/2018

Les furies de Gaïa

Voici le 166ème conte de Luciano Cavallini. Il s’insurge dans cette fiction – peut-être prémonitoire – notamment contre les incivilités comme le “littering” et autres dégradations dont nous souffrons.

 

Les furies de Gaïa1

Fiction fantastique

“On n’hérite pas de la terre de ses ancêtres, on l’emprunte à nos enfants.”(Antoine de St-Exupéry)

À ma fille Gaïa 

Il y avait, au crépuscule, cette odeur de roses froissées par la canicule. Puis la terre rougeoyante en attente d’un peu de pluie. En vain. Rien.

La pie nous éveillait la nuit, ainsi que le renard rôdant près des poubelles, puis d’autres animaux plus étranges encore, grattant le sol et vociférant d’étranges sons, cherchant à gagner un territoire qu’ils bataillaient furieusement. Au matin, on apercevait plus que des traces inquiétantes, uniques témoins de ces féroces pugilats. On voyait les lucarnes se ternir, la route se craqueler et le bitume fondre comme de la réglisse.

Dans la plaine, le lac s’écarquillait sous des cieux blanchis à la chaux. Une espèce de nappe brumeuse stagnait au-dessus des flots: les années passant, c’était même devenu marécageux. On ne pouvait plus voguer depuis longtemps, les débarcadères servaient occasionnellement aux soirées mondaines, louées aux heures propices les moins chaudes de la journée, afin de ne pas perturber les convives d’odeurs pestilentielles s’élevant entre les rochers. De plus, il était fort incommodant de sentir les rats fouiner partout et se frotter à vos chaussures. On devait de toutes manières porter ces dernières moulantes et hautes, soigneusement lacées, car les rongeurs avaient pour habitude de s’attaquer à tout ce qui bougeait et dégageait une certaine odeur, fut-elle encore vaguement humaine. Cela provenait des mutations conséquentes aux changements climatiques, alliés aux dérèglements comportementaux et autres divers actes d’incivismes perpétrés lors des principaux événements passés, ayant eu lieu dans la région il y a déjà bien une cinquantaine d’années.

Depuis une décennie, on avait vu s’abattre des minis tornades, ou des moussons discontinues. La météo s’engageait de plus en plus vers un climat tropical; le bananier du Grand Hôtel Excelsior se développait d’une manière disproportionnée. Ces volubilis attaquaient les façades, les végétaux arpentaient à vue d’œil les bordures et les corniches de fenêtres, il suffisait de les fixer intensément, comme on le tenterait sur la grande aiguille d’une pendule, pour les apercevoir, par reptations péristaltiques, se faufiler traîtreusement entre des recoins inaccessibles ou devenus insalubres.

On devait être très attentif en circulant sur les quais. Certes, les promeneurs déambulaient toujours aussi nombreux, mais il n’était plus question de bâiller aux corneilles, qui d’ailleurs prenaient de plus en plus l’allure de ptérodactyles. On devait constamment prendre soin de ne pas buter contre une liane qui aurait encombré le passage, ou chercher à se fixer rapidement sur n’importe quel support, inerte ou vivant. Ces dernières avançaient sournoisement et devenaient aussi dangereuses que les vipères du rocher de Chillon, ayant triplé de volume. On avait déjà interdit la baignade depuis fort longtemps à certains endroits critiques, suite à de graves incidents causés par ces reptiles; d’ailleurs, la plage de Chillon ayant toujours été naturellement bourbeuse et ombragée, se trouvait maintenant infestée de sangsues. Les fameuses perchettes à l’époque très prisées par les gourmets, possédaient dès lors de petites canines acérées comme celles des épinoches et les derniers pêcheurs qui s’y risquaient soit en barques, soit sur la rive, manquaient de se faire emporter dans les bas fonds saumâtres du Léman. Cela provenait du flux anarchique des courants lacustres, provoquant de multiples lames et ressacs changeant continuellement de trajectoire, surtout depuis qu’à son embouchure, le Rhône gonflait l’échine, telle la dorsale d’une gigantesque baleine boueuse.

L’acidité de l’air y était aussi pour quelque chose; elle érodait les façades des maisons, les structures architecturales menaçaient à tout bout de champ de s’écrouler, même le clocher de Saint-Vincent penchait périlleusement côté aval. On devait rebâtir certains murs avec une espèce de mélange de résine polymère hautement toxique, mais c’était la seule et unique manière de pouvoir survivre dans un milieu hostile.

Le pont de l’autoroute s’était éventré au-dessus du château de Chillon, cela avait fracassé la pierre tufeuse de la montagne qui depuis longtemps déjà condamnait l’autoroute.
On voyait encore des tôles froissées entremêlées aux cimes des arbres, de la ferraille anarchique en laquelle se trouvait incarcérés des centaines d’ossement humains, dûment nettoyés par les rongeurs dont nous avons parlé tantôt, les oiseaux de la région ne se contentant désormais plus que de graines ou mie de pain lancée par des personnes bienveillantes.
Nourrir les oiseaux devenait un danger permanent: qui n’en prenait garde voyait un bout de sa main, ci ce n’étaient les phalanges entières être emportées par des becquées voraces, cherchant à se repaître bien au-delà du raisonnable, par férocité ou vengeance. Le sang attirant le sang, c’était parfois une famille entière qui se trouvait attaquée ou déchiquetée par des passereaux ayant muté vers un tropisme de sauvagerie inégalé. Cela contredisait en tous points la grande théorie de l’évolution des espèces. Il ne restait plus rien de la gentille mésange ou de la douce hirondelle des cheminées. Ces dernières, immenses, accrochaient leurs pattes griffues sur les tours à pignons et contre la façade de la tour d’Ivoire; leurs tailles dépassaient largement la hauteur et la largeur des baies culminant au dernier étage.
Les espèces, telles qu’on les connaissait, avaient depuis longtemps disparu.

Cela débuta lors de la terrible canicule de 2090, comme il en a été rapporté, lorsque l’incivisme de la populace avait recouvert les terrains d’ordure, lors des multiples kermesses événementielles, qui depuis cette époque néfaste ne cessèrent de se développer, prenant continuellement d’assaut la ville de Montreux et environs.

On ne savait trop ce que contenaient toutes ces ordures, ces seringues éparses et sanglantes jonchant le parc de Vernex ou le jardin des fleurs, telles ces poudres blanches de nouvelle constitution, continuant de couler à flots, de manière permissive et sans limite.

 

Parmi ces invasions barbares, des hommes, des femmes, emplis de sodas ou d’autres mélanges industriels créant de multiples dépendances pathogènes, de cocktails hallucinogènes, de nourritures dénaturées. Ces foules jetaient leurs déjections çà et là sur toute la rive destinée aux promenades contemplatives, mais dont on avait oublié jusqu’à la signification du mot.

On ne pouvait plus se balader pour le simple plaisir du silence et de la beauté naturelle des paysages; il fallait de la distraction, du divertissement, du bruit, du détournement de pensées et de réflexions au profit d’une décérébration constante de la populace, amenant du même coup l’absence totale de réflexion et jugement, de discernement, mais en contre partie de juteux profits aux notables de Monopoly.

Ça s’amalgamait par monceaux en tous sens, mêlés de vomis et de sang caillé. Le temps du nettoyage matinal ne suffisait plus, il sembla que des bactéries puissamment résistantes aux produits de désinfection aient aussi commencé à muter en attaquant leurs hôtes, que cela soit la flore, la faune, ou nos propres téguments. Des gaz à fermentations putrides se dégagèrent de plus en plus de toute cette masse grouillante et sale, provenant des ingestions, digestions et exonérations des antigènes. Cela suintait par les blessures, les hiéroglyphes immondes et insalubres des tatouages et piercings secrétant leurs humeurs corrompues sous la canicule. La perspiration, les urines, le sang, bref, tous les liquides organiques concernés devenaient vecteurs de ces parasites gourmands, ne demandant qu’à se repaître de flux souillés.

 

Une réaction en dominos s’était donc enclenchée, car tout s’imbriquant en tout, la nature pour se protéger, sembla-il, modifia à dessein son propre ADN afin de combattre, telle une protéine de complément, l’engeance métastatique de la décadence humaine.

Le Donjon de Chillon tombait en ruines; dès que l’on voyait passer un cantonnier en combinaison orange, on le prenait d’assaut, en le considérant comme un ange tombant du ciel  juste à propos. Il manquait d’étouffer au milieu de la foule paniquée ou pitoyable, attendant maints miracles pouvant provenir d’un quelconque acte salvateur.
L’ampleur du carnage était bien trop importante pour que l’on puisse agir de manière adéquate.

Le vaste marécage du Léman devint de plus en plus bourbeux, car le Rhône asséché ne pouvait plus subvenir au maintien constant des eaux s’emplissant quotidiennement de sédiments. Même les principales rivières bordant les rives vaudoises et de Haute-Savoie, devenaient des randonnées pédestres que l’on arpentait parfois, mais il faut le dire, sans grande conviction. Ce ne serait pas un cas isolé de transformation, puisque la plaine du Rhône fut par le passé, la résultante du même phénomène. Sauf que dans le cas présent, l’ignorance et la cupidité crasse de l’homme avaient accéléré tous les processus naturels, on pourrait même oser dire agissant de manière enzymatique.
Les fleurs ternissaient leurs pigments, les palmiers noircissaient sous un ciel demeurant érubescent à journées pleines, écarlate à violet aux aurores et aux crépuscules.

La grande vautrée de l’humanité rampait dans le lisier, produisant sa matière première sous le pressoir des kermesses misent à disposition pour le peuple et sauvagement dévastées par le peuple.
Après avoir souillé son esprit, l’homme souillait l’espace, puis son corps, puis finalement la terre, ses pensées comme l’atmosphère, et les actions systémiques de tout ce qui l’entourait du règne animalier et floral qui en découlait.

Les insectes devinrent aussi volumineux que des drones; on avait érigé une voûte de plexiglas, depuis le Pierrier jusqu’à Villeneuve, afin que les gens puissent continuer de circuler dans les deux sens en bord de berges, sans ne plus être incommodés par la nature déréglée et transie de miasmes mortifères.
Les pronostics, concernant la durée de ces catastrophes, demeuraient indéterminés.

L’horreur paroxystique survint le jour où le pan entier du sommet des Rochers de Naye s’effondra entre le Haut de Caux et les Gorges du Chaudron, emportant par la même occasion le Belvédère à raclettes. On dénombrait une multitude de disparus, sur l’ancienne voie du train à crémaillère, se retrouvant ensevelie sous des tonnes de roches. D’ailleurs, depuis une dizaine d’années, la ligne avait eu peine à demeurer intacte au devant d’une végétation aussi agressive, la prenant constamment d’assaut et ne cessant d’envahir la ligne outre mesure; raison pour laquelle il avait fallut, la rogne au ventre, la désaffecter définitivement, car le tablier instable du terrain menaçait aussi de s’écrouler à tout moment.
Concernant la ligne du Simplon, on l’avait enterrée depuis longtemps et les trajets s’accomplissaient tous dans l’obscurité la plus totale, et ce depuis Genève Aéroport jusqu’à la sortie de Visp.

La gare de Montreux s’était transformée en trois grandes bouches de métro avec portes hermétiques et sas sous atmosphère conditionnée. Quant à la ligne du MOB, on pouvait encore l’admirer sur des panneaux commémoratifs et réaliser les anciens trajets en réalités virtuelles.

 

Les saisons ne changeaient plus, la douceur demeurait de même, avec cette âcre odeur de méthane et d’acide sulfurique encombrant l’atmosphère en permanence. Les rayons solaires passaient laborieusement, la chlorophylle ne se synthétisait donc plus correctement. Il en était fait des jolis chalets, des géraniums, du chemin des narcisses et des sources claires écumant entre les montagnes verdoyantes.

Ainsi, les pensées et les actions de l’homme accidentel agissaient par inertie de masse, entrainant tel un levier anarchique, le globe du monde en déséquilibre et à sa perte irrémédiable.

Car ce qu’il est exécuté contre nature, contre la chair, contre la terre, génère mort et désolation au sein même de la cellule et du grain de moraine.

Il n’y a aucune séparation entre le haut et le bas, mais que des pores entre lesquels pénètrent des mondes multiples, microcosmiques, des “intraterrestres” circulant d’un point à l’autre tels des conduits de taupes, agissant selon les miroirs qu’on leur tendait et dont les facettes brisées par l’ignorance des foules reflétaient nos destinées, seules responsables de tous les maux.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Les furies de Gaïa» – juillet 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.

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1Note: dans la mythologie grecque, Gaïa est la Déesse de la terre et la mère des Titans (NDA)