Les égarements excessifs de Maximilien Schroeder
Genre: Fantastique
à Jenny B.
Il y avait un drôle de personnage qui se baladait dans Montreux. Très étrange bonhomme vivant aux Avants avec une barbe proéminente lui mangeant le visage et le menton. Dans son jardin flottait un pavillon arborant les armes de l’ex Empire de Russie, plus principalement celles de la famille Impériale, dont il se sentait encore très proche. On le voyait à son balcon, gousset en mains, en train d’attendre Dieu sait qui ou quoi, à longueur de journée.
Il était arrivé ainsi par un dimanche brumeux d’octobre et, depuis lors, semblait complétement hagard, ne trouvant aucun repaire concernant ses anciennes habitudes. Car sa vie avait été réglée par les obligations d’abord, et tout le reste se casait à la virgule près, sur un agenda ne révélant plus aucun espace vaquant. Cela tournait à la maniaquerie la plus aigüe, il fallait sans cesse qu’il contrôla ses actes régentés par ce calepin. Il ne se serait autorisé aucun mauvais pli, que se soit dans les objectifs à atteindre, ou encore vestimentaires.
C’est pourtant un homme égaré que l’on voyait errer au petit bonheur la chance, sur des chemins qu’il semblait plus ne reconnaître du tout. Il cherchait vainement le coutumier, et si personne ne semblait prendre attention à lui, il en était de même de son côté. Soit on ne le voyait ni ne l’entendait réellement, soit à dessein on commençait à se méfier des étrangers aux faciès peu coutumiers.
C’est que désormais, et allez donc saisir pourquoi, le Grand Hôtel des Avants renfermait un poulailler de jeunes filles plein d’entrain et caquetant mieux qu’une armada de bécasses que l’on aurait pris en chasse. La petite laiterie juste à la sortie du Village, semblait elle aussi avoir fondu comme neige au soleil, c’est pas faute d’avoir attendu que les boilles de Plan-Châtel arrivassent en fin de journée, comme à l’accoutumée. Antoinette la laitière s’était évaporée, il paraît qu’elle habitait dans un locatif de Chernex, juste en face de la gare, mais en ce lieu on ne trouvait qu’une vieille grange de bois abandonnée et des champs arpentant jusqu’à l’orée de la forêt de Chamby.
Puis encore, fait étrange, le Buffet des Avants, pourquoi donc était-il fermé? Que s’était-il passé? Cette grande salle haute et boisée, fleurant bon le chauffage au charbon, et dont le plancher sombre crépitait aux moindres pas, avec les colonnes de cartes postales, les comptoirs croulant sous les brillances du service, qu’était-il donc advenu aussi de tout cela? D’où venait ce profond sommeil et ces caches étranges, escamotant les revenants d’antan?
Les gens ne savaient plus parler non plus, ils arboraient des sons, des borborygmes qui ne voulaient plus rien dire, passaient leurs temps sur des espèces de boîtes luminescentes qui formaient des lettres et des sons cacophoniques, ne s’écoutaient plus et se voyaient encore moins. Ils s’égayaient sans tenue ni façon, jetés comme bûches sur tombereaux, les jambes entremêlées et les chaussures en état de siège. On ne trouvait plus de téléphonie, impossible non plus d’envoyer un télégramme au pays, afin de prévenir de ce qu’il se passait dans la station, que plus rien ne demeurait, ni des connaissances, ni des amis.
On pense également que tous les chevaux avaient dût passer sous le coutil du boucher, sinon on aurait revu au moins une fois ou l’autre monter ou descendre la diligence de Clémi Cochard menant soit au marché du vendredi matin, soit d’autres voyageurs à Montreux Gare.
Maximilien errait comme âme en peine, terrains morts partout. Il n’était pas sans rien, il descendait d’une noble famille russe, du côté maternel, et d’un diplomate très important, Hans Jurgen-Schroeder, côté paternel, qui avait été en son temps l’aide de personnel de Sa Majesté l’Empereur Frantz Joseph de Habsourg, avant de représenter l’Empire dans les divers consulats jalonnant l’Europe. Il émergeait tout droit des cordons rouges, des cocardes fringantes épinglées en boutonnières et des sablages de champagne dans les salons mondains, connaissait tout du dressage équestre, se parcourait à l’envi et au pas de l’oie, les grandes baies festives du château, que l’on voyait de nuit se découper majestueusement en arcades carrelées jusqu’au sommet de l’aigle impérial.
Il avait longuement valsé avec son amoureuse, la grande Anna Petriovna Vinogradov, la fille du consul de Russie, q’u’il retrouvait à la dérobée entre deux litiges épuisants avec la Hongrie. Cela faisait dix ans qu’ils se fréquentaient ainsi, glissant sur les lattes infinies du Palais, ou celles plus modérées du Montreux Palace, lorsqu’il l’emmenait en villégiatures secrètes sur la Riviera, non sans quelques partitions des Strauss qu’ils se faisaient jouer tous deux, selon les caprices de l’instant.
Maya Petriovna était d’une élégance raffinée; sa haute stature de porcelaine, ses cheveux d’un noir profond, retenus avec délicatesse, son français châtié appris à la cour de Russie, cela contrastait merveilleusement en paroles comme en actes et apparences; “un cygne sur névés d’écumes.” En ses yeux s’immergeait l’azur d’un lac alpin, contenant à la fois les cieux terrestres et ceux, plus lointains et subtils, des empyrées.
C’était bien dans la discrétion la plus absolue que la Suisse tranquille leur servait de refuge afin de procurer, à loisir, la possibilité de s’aimer en toute liberté. Mais c’était à chaque fois par courtes périodes, car les affaires diplomatiques talonnaient toujours, il fallait tout le temps se montrer ici et là, afin de conserver des bonnes relations d’affaires, souvent factices, qui devraient le plus longtemps possible protéger l’Europe d’éventuels conflits. On sentait déjà s’élever l’odeur du salpêtre depuis les Balkans jusqu’en Autriche. En raison de cette situation précaire, on tendait un cordeau bickford en lequel on traversait les conflits en funambules.
Alors, harnaché à ce balcon, retenu en bornes sourdes, regardant aux alentours un paysage dont il ne reconnaissait parfois plus la topographie, ne retrouvant plus aucune de ses habitudes coutumières et se voyant avec en bourse une fortune dont il ne pouvait plus rien prétendre, Maximilien Schroeder entra dans une profonde mélancolie. Le «MOB» lui-même, ne possédait plus les mêmes wagons, dont l’une des voitures était habituellement réservée à sa personne. C’est qu’il appréciait particulièrement ses hauts sièges de velours rouge bien rembourrés, les petits rideaux flottant au vent et tamisant les embruns de clarté montant en fumerolles contre les glaces, le parterre bien astiqué et sentant bon la cire de térébinthe. Il ne savait d’où provenait ces wagons bruyants et bas, ni cette foule ordinaire les prenant d’assaut, et ces enfants simiesques sautant de partout, vêtus comme des sauvages, avec des coloris criards ne ressemblant à rien, hurlant des onomatopées et se comportant comme les gorilles d’un jardin d’acclimatation.
On ne le reconnaissait plus; il n’y avait plus âme qui vive pour rendre hommage à sa dignité et lui parler selon les convenances de son haut rang.
Zürcher existait bien encore, mais il n’était devenu qu’un vulgaire fond de commerce, privé de lumière, de coloris et fastes, telle une salle de projection malingre destinée aux premiers essais des Frères Lumière. Tous les Tea-Room habituellement si prisés, avaient fermé leurs portes les uns après les autres. Ainsi cette belle confiserie rose, toute enrobée de nœuds et crinolines délicates sur des fondus d’amandes. Il ne demeurait que des masses sombres et lourdes, des Sachertorte montées comme des enclumes, des chocolats chauds frelatés et tiédasses, des fondants mats, des lieux sans plus d’odeur ni saveur. Et des habitués qui ne savaient rien des manières et qui lourdement passaient de la rue au commandes en s’affalant sur leurs sièges. Pire encore les sets de tables, les nappes et les mouchoirs n’étaient plus que du vulgaire papier, on avait l’impression de déjeuner au milieu d’une halle de triage, sur du papier kraft. On se mouchait comme on s’essuyait les lèvres, ou parfois les deux. La répugnance allait du met jusqu’au service, et c’est ainsi qu’avec ces malfaçons quotidiennes, tous s’enrhumaient avant le dessert.
Où donc étaient passées les bienséances? L’urbanité descendait jusqu’à son plus bas niveau. On voyait pousser des objets informes, sans charme ni cachet. Des poubelles grisâtres jonchaient les squares de leurs allures ordurières, le Jardin Anglais était devenu une tonsure difforme, enlaidie de jeux pour bambins n’ayant plus aucun intérêt, si ce n’est celui d’entreposer des tubules sur terrains vagues. Puis il y avait encore cette statue au bas de le place du Marché, qui donnait à penser aux pires instants du Bolchévisme, une espèce de dictateur noir brandissant un bras dominateur et dont il ne restait rien de plus qu’une divinité de matière brute, coagulée et garnie de foins multicolores. C’était porter aux nues les vices, l’addiction et la maladie. On ne verrait en aucun cas, que se soit à Vienne ou Saint Petersbourg, une éloge promulguée à grande envergure, concernant quelque fumerie d’opium ou autres lupanars de la même engeance pourtant tout aussi renommés. Ainsi encore, cet index tendu, crachant son béton du ciel jusqu’au sol, érigé sur le Cap harmonieux de Montreux, en summum de laideur. On avait beau fouiller, on ne retrouvait plus aucune structure, aucun goût d’aucune sorte dans cette ville qui eût pourtant tout à proximité, excepté l’intelligence des hommes à conserver son inflorescence. Tout arrivait par accident, de façons anarchiques et précaires, à vau l’eau, sans plus de ligne conductrice ni la moindre réflexion.
Maya Petriovna n’était pas revenue, elle devait pourtant s’arranger, il y avait ce qu’il fallait, l’Orient-Express ne lui abimait plus la tenue, elle jouissait elle aussi d’une cabine particulière, et le grand trait bleuté parcouraiet les grandes plaines glacées d’un seul élan, sans l’incommoder comme auparavant. Il fallait vraiment vouloir chercher noises, pour trouver ne serait-ce qu’un brin de panache entrant par la vitre, ou autres escarbilles fanant l’éventail ou la corolle d’un couvre-chef.
Puis, il y avait le vacarme étourdissant de ces espèces de destriers qui empuantaient l’air ambiant. On ne pouvait plus faire un pas, ni traverser péniblement la marée chaussée, sans rencontrer un de ces monstres vous pétaradant au faciès. Il fallait s’arrêter et attendre; une drôle de foule observait certains falots sans bougie, disséminés partout le long des routes, et qui passaient furtivement du rouge au vert, sans que l’on ait besoin d’ouvrir l’habitacle pour y fixer des mèches supplémentaires. Le fait est que tout le monde obéissait aux couleurs et ce n’était de loin pas le plus ridicule de l’affaire.
Le plus drôle était en effet de les voir courir comme des damnés, sitôt que le luminaire passait à l’orange. Ça obéissait aux couleurs! Il n’y avait plus besoin de donner des ordres! Ce sont de vulgaires lanternes qui s’en chargeaient, on ne voudrait jamais y croire, on passerait pour personne ayant perdu la raison, si on racontait telles billevesées à son entourage! Il faudrait pourtant rapporter cela, puis élargir cette lumineuse idée à toutes les autres fonctions civiles. Une couleur par obligation et tout le monde devrait s’y tenir. Ce serait parfait, n’exigerait plus aucune milice, aucune harangue, toutes ces soumissions se dérouleraient dans le calme et d’une absolue obéissance! Mais quels prodigieux quinquets étaient capables de produire cela? Fini le vacarme des sifflets! Juste… Juste obéissance à la bonne veilleuse tricolore, protégeant le peuple! On ne pouvait trouver mieux. Jamais cela ne semblerait crédible, non, jamais. Cependant, si l’on y réfléchissait quelque peu, certains feux rouges, n’avaient-ils déjà pas provoqué ruines et désolations de l’Empire?
On verrait cela au retour, mais il n’y avait pas mieux que la Suisse, pour voir fonctionner la parfaite machine administrative. Aucune fausse note, toujours rapide, elle marchait comme une horloge que chaque citoyen avait la discipline et le civisme de remonter tous les matins! Jamais on n’avait vu tant de civilités et de bienséances que chez l’Helvète. Toujours poli et courtois, près à rendre bon nombre de petits services. Il ne râlait jamais, et acceptait toutes les réformes sans broncher, même celles qui allaient à l’encontre du bien être personnel. Il pensait avant tout en chef de petites, moyennes, ou grandes sociétés, s’imaginant comment les choses allaient en influencer d’autres et répondre en conséquence par une subtile mécanique des fluides. Le peuple éclusait sans cesse pour ses droits de passages et les éclusiers ne faisaient qu’évaluer les bons de sortie, sans ne jamais lever le ton. Si ce n’était pas son tour, eh bien on attendrait le suivant, on sèmerait encore quelques politesses par-ci par-là, puis on prendrait patience comme épouse jusqu’à l’Hôtel de Ville. On faisait tout gentiment. Mais cela revenait de manière confortable malgré tout, chez le locataire de ces habitudes. Parce que la grande chaufferie de l’habitat commun, oeuvrant à maintenir la maison propre et nette sur pieds, rendait à son tour le confort qu’il incombait à cet état pacifié induit communément en tous. Ça aussi, il faudrait en référer au retour, là-bas.
Maya Petriovna, cette valse triste sous les luminaires du Righi Vaudois. Lorsqu’elle se mettait au piano et entamait le grand adagio de Rachmaninov. Veillée par le samovar rutilant et toujours bruissant, la confiture d’abricot, les petites rôties à peine hâlées, se reposant sur un canapé de serviettes brodées. Les mains jointes et huileuses de clarté sur les arrêtes acérées des poignets soutenant le visage. Puis dans le grand parc au crépuscule, ou lors de soirées de bals interminables, le parfum suave de son être s’exhalant dans la nuit, lorsqu’il échappait un instant à l’effervescente froufrouteuses de tous ces corps virevoltant en volutes, frôlant soieries et feux de joaillerie. Des tas de poitrails scintillants, des costumes à queues de pies emmenés en vols habiles contre la prouesse des partenaires. Puis les arbres, les moites encens des roses et des glycines, les lampyres phosphorescents se calfeutrant sur les brindilles jouxtant les vasques de pivoines. Toute une végétation sourde, ailée ou charnue, s’ébattant librement entre les chairs embrasées, et la matière floréale se rafraichissant à l’ombre de la fête et proche des apartés enamourés.
Pourtant, en tout cela, Maximilien Schroeder se sentait tenaillé par une autre réalité, quelque chose en lui scindait ces chairs en deux. Il avait perdu cet univers, il ne se retrouvait plus lui-même, égarait ses fonctions qu’il avait pourtant encore à coeur d’honorer chaque jour, se retrouvait étranger devant son chalet, dans la ville, ne reconnaissant plus aucune valeur, ni rien des gens et d’une vie qui lui était devenue totalement inconnue. Seul le lac et les alpes demeuraient là, gardiens immuables du temps et des destinées. Mais, pour le reste, c’était la confusion des images, des langages et des lieux.
Il lui venait comme une vision de clinique, un montant de lit, une naissance difficile. Puis il se sentait harnaché et dirigé par des guides, cela était insupportable d’être entrepris ainsi, comme si quelque chose le baladait entre Clarens et Montreux, ne le laissant plus maître de ses mouvements. C’était un adulte, un magistrat, un homme d’ambassades et de consulats, il avait de hautes fonctions en charge, menait sur ses épaules la coalition européenne face aux dangers d’une autre guerre certainement imminente, il fallait tout entreprendre pour que cela ne se fit point!
Maya Petriovna, ses petites tempes de nacre, la tiédeur du cou, là, juste vers le plis délicieux menant aux conques dentelées des oreilles. L’amour entrebâillé contre d’immenses fardeaux politiques, et le pouvoir, garder le pouvoir, ne pas fléchir, tenir la bride toujours. Ce n’était plus une vie, c’était mille autres, des sables d’existence dont les grains entre eux s’entremêlaient, mais cependant sans jamais se confondre ou, à peine encore, se toucher. Le coeur est un soupirail ouvrant contre une muraille.
Maximilien Schroeder se sentit submerger par trop d’images et trop d’emprises. Puis il y avait chaque fois ces nues entre les gens et lui, s’il cherchait à parler, quérir son chemin, ou encore savoir ce qu’était devenu un endroit qui avait disparu, on le regardait chaque fois avec des sourires d’hébétudes, ou en bêtifiant avec des voix extrêmement grêles, finissant par limer les nerfs des plus rompus. Puis toujours, toujours sous les épaules et les aisselles, cette abominable impression de se sentir tirailler par des guides. Il vivait désormais ficelé dans un harnais, réclamant Maya Petriovna, mais on lui riait au nez, avec cette impression qu’on lui bâillonnait la bouche, enfin, qu’on l’empêcha de s’exprimer.
Le brouillard montait de la vallée, il avait dépassé Sonzier, il léchait maintenant les coteaux de Chamby. Il se sentait incapable de tenir plus longtemps en main sa montre à gousset. D’ailleurs en avait-il jamais eu une? On finissait par douter de tout. Il y avait, au dehors, une vague forme blanchâtre, transfigurant le brouillard. C’était mauvais signe, le matin-même il avait entendu la rumeur comme quoi on avait fait sauter la machine infernale et qu’à Sarajevo, cette fois-ci, l’Archiduc avait bel et bien perdu la vie dans l’attentat. Ainsi donc toutes ses tractations avec l’Europe n’auraient servi à rien! Cette résultante était plus que du néant… Cela annonçait ruine et désolation, la gangrène envahirait les membres encore sains de certains territoires, et l’on aurait beau faire d’avancer avec une Europe paralysée et endeuillée! Tout cela pour demeurer seul sur un balcon, dans une époque et un paysage hostiles à ses anciennes habitudes, à sa vie écoulée jusque-là, à contempler de loin la future férule des mères et des enfants, des orphelins agitant sans répit dans la nuit les maillons d’une grande chaîne de désolation!
À écailler inutilement ses dorures dans les grandes salles de bals Viennois et Montreusiens, à part cela, a quoi donc avait-il contribué, Maximilien Schroeder? À voir uniquement briller de tous ses feux et se consumer celle qu’il aimait par-dessus tout et attendait en vain, Maya Petriovna?
Entre les nues, devant le chalet, il claudiquait toujours, tant bien que mal, trébuchant ou tombant souvent, comme si ses jambes devenues soudainement faibles, ne pouvaient plus le soutenir. Mais, au moins, il ne sentait plus sur lui ses guides infâmes, l’obligeant à aller où il ne voulait pas, et suivre un tracé lui étant totalement étranger.
Cette clinique, ce montant de lit. D’où venaient ces obsédantes images, ces souvenirs qui ne lui appartenaient pas? Comment pouvait-il se remémorer des faits appartenant à quelqu’un d’autre? D’où provenaient ses absences de plus en plus fréquentes, de quelles fenêtres ouvertes contre quel autre univers? Imagination? Folie? Réalité, obsolescences fragmentées? Et Maya Petriovna alors, un leurre?
Il parvint au cœur du brouillard, vers celle qu’il convoitait depuis toujours. En plein champ, devant ce chalet, en ce village maintenant recouvert partout et dont il ne reconnaissait de toutes façons plus rien du tout, dont les gens qu’il avait croisés ou appréciés, ne semblaient plus être de la partie.
Il l’agrippait en ses bras, fortement, plus encore, l’enlaçait comme s’il désirait la briser. Ses membres semblaient trop courts pour qu’il puisse en faire le tour, l’amour même semblait perdre sa musculature. Sous l’assaut des nues, il voyait la blancheur plus épanouie, plus pure. Et ne pouvait, ni ne voulait plus s’en décoller. Il entendait des voix, des drôles de sons, puis quelqu’un qui doucement se remit à tirer sur les lanières. Il comprenait vaguement se qu’on disait, mais ne pouvait répondre. Il préférait geler là, sur le cœur blanchi de sa bien-aimée, que de retourner vers une quelconque vallée d’errance, où rien d’elle ni de la vie ne seraient jamais plus là comme avant. Et ces maudits filins tiraient, tiraient, mais il ne remonterait pas en surface, ces grimaces hostiles pouvaient bien exécuter tout ce qu’elles voulaient de l’autre côté de la courroie, rien n’y ferait jamais rien!
– On se demande bien pourquoi cet enfant ne veut pas décoller de ce bonhomme de neige! Ça m’inquiète, il est bizarre ces temps, ça dure au moins depuis un bon mois et demi. Je vais aller voir un pédiatre, il faut faire quelque chose, ces troubles du comportement, ça commence sérieusement à m’inquiéter. Toutes ces absences et ces dialogues incompréhensibles avec des amis imaginaires! Comme s’il vivait dans un autre monde. Ça doit venir de ce manque d’oxygène qu’il a subi à la naissance. On m’avait averti que ça pourrait engendrer de vagues séquelles. Autant voir ça tout de suite! Au moins, on saura agir en conséquence par la suite.
– Agir en conséquence par la suite… Ânonnez, ânonnez donc adultes puérils en péril de vous-mêmes, artefacts inachevés! Ma volition d’impétrant vaincra, quoi que vous envisagiez à mon encontre! Non! Pas ça! Mais vous ne voyez donc pas qui je suis et quel est mon rang! Je n’arrête pas d’essayer de vous parler et vous ne comprenez rien! Je suis un haut dignitaire Austro Russe, je suis Maximilien Schroeder! Maximilien Schroeder! Maximi…
Pas ça! Pas cette chose. Mon Dieu non, faites que cela soit impossible, par l’Éternel Retour! Pas cette abomination, cette damnation, par pitié tout mais pas ça. Mais alors, ces endroits non reconnus, ces gens qui ont disparu… Et arrêtez de me regarder avec ces faces lénifiantes et simiesques! Taisez-vous. Je ne peux plus entendre vos voix de faussets! Allez-vous en, autorité thuriféraire, honnie et haïe!
Mais alors quand, où, qui désormais, Maya Petriovna! Et comment chercher! De quelle manière me reviendra-t-elle? Puisque tout semble faire écho de tout. Pourquoi pas l’oubli, pourquoi ne pas gommer les précédents ou les multiples; et n’est-il pas un autre ailleurs qui cherche le lieu des disparités, et se vit de nous en d’autres endroits, et appelle au secours depuis la nuit d’une première pensée, et des verbes stellaires? Qu’allons-nous devenir alter ego et avatars, ersatz d’autres lieux ou de pareils à nous-mêmes…
En ces dramatiques journées du 2 au 18 août 1914, sur la TSF, on annonçait la mobilisation générale de l’armée française, et du passage par les armes de tous les anciens dignitaires qui avaient été mêlés de près ou de loin, à la famille du Tsar Alexandre II, hommes, femmes et enfants.
On pouvait en consulter la liste exhaustive dans les principaux journaux du Parti.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE),Contes fantasmagoriques de Montreux, “Les égarements excessifs de Maximilien Schroeder”, octobre 2015– Tous droits de reproduction réservés.