Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 22/06/2015

Les écoliers de La Foge

Voici le 38ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se passe, comme les autres, sur la Commune de Montreux. Bonne lecture: vous ne serez pas déçu.

LES ÉCOLIERS DE LA FOGE
Fiction-Amour – à Jenny B.

Les jours reviennent et sans nombre, en remontées diffuses, comme lorsque nous allions à la piscine de la Foge, les longues et chaudes journées d’été.
On passait le long de la Baye avec une bouteille de thé noir, dont on voyait nager les feuilles à travers le verre.
Puis il y avait un sandwich, une plaque de chocolat, quelques fruits, un gros morceau de gruyère transpirant dans son papier gras.
On sentait l’odeur chaude des galets traversés par l’humidité de la rivière, les recoins d’ombre sous les bosquets, les talus enfouis sous la forêt et la grotte béante en retrait du chemin des Porteaux.
Le temps passait ainsi, comme si nous ne l’empruntions pas, à part et caché.

Je cheminais à côté de Béatrice, toute habillée de blanc, dans le silence âcre du chemin boueux menant de Tavel à l’endroit désiré.
Parfois on s’arrêtait dire bonjour au père Jacquot, l’agriculteur.
On aimait la fraîcheur de sa fontaine, emplie de gros légumes protubérants et chahutant sous le robinet d’eau courante, à l’ombre du négoce profondément enfoui dans la pierre.
Parfois, on l’aidait à emballer quelques pommes de terre dans un sac papier, en utilisant la bonne vieille balance à poids, qui ne se trompait jamais d’un gramme.
Il était content et nous aussi, la vie n’avait pas été facile pour lui.
On s’en rappelle encore, à genoux sur les labours, été comme hiver, supportant les chaleurs ou le froid extrême, enclenchant par tous les temps ses énormes chaudières fuselées à stériliser la terre.
Elles grondaient toute la journée, fumant comme des locomotives, ou des vaisseaux prêts à bondir dans l’espace.
On repartait avec un jus de pomme fraîchement exprimé, des prunes, des grands poireaux, enfin tout le surplus qu’il voulait bien nous laisser emporter.
Surtout les bonnes pêches juteuses, qui prenaient encore plus de goût en marchant sous le grand air de l’été flamboyant.
Il faisait toujours beau, la pente pailletée de ses terrains, ses stores orangés diffusant une pénombre ensoleillée jusqu’au fond de la cour, puis, surtout, les grandes serres translucides pleines de vie se mouvant lentement vers d’étranges éclosions.
Toute la luxuriance de cieux clos sous écailles vitrées, avec moiteur suffocante, telle une couveuse de chair rendant l’endroit d’une vivacité sauvage enflammant les sens.

Béatrice, en bras de chemise, suintait une douce rosée qui, enfermée sous cette clarté, donnait un glaçage lumineux à ses longs serpentins blancs, offrant de gracieux gestes lorsqu’ils se nouaient et se dénouaient harmonieusement devant les yeux.
Je me rappelle encore, la moiteur des épaules se faufilant hors du tissu, son toucher salé, près du cou, la fragrance de sa chevelure surchauffée d’éclairs, ses longues jambes fuselées et miroitant de chairs nouvellement nues et tachées d’herbe.

Après cette halte bénéfique, nous reprenions la route, jusqu’à la piscine, que l’on entendait de loin par les nombreux cris s’échappant d’une marmaille s’ébattant libre et sans souci.
Le bassin étroit ne pouvait guère aider la nage, on était plutôt là pour s’éclabousser et s’égosiller de rires, plonger soudainement dans un univers bleuté et trouble, puis revenir à la lumière stridente, puis encore repartir en sourdine sous les fonds azurés, emplis de chevilles voguant en tous sens.

Les mères attentives s’agglutinaient au-dessus des barrières, une forêt de chapeaux de paille s’agitait au-dessus de leurs têtes escamotées.
Des invectives, des grondements, des imprécations, les adultes jamais en repos, tentaient d’intervenir dans un milieu qui ne leur appartenait enfin plus, l’espace d’une demi-journée, le temps de ce que l’on appelait «La grande cure d’air».

En vain.
On déroulait la serviette au sol.
Les provisions qui avaient attendu un peu trop longuement et qui, devenues molles, rendaient un arôme corrompu, ne nous répugnaient en rien, bien au contraire, on adorait ce goût et cette contexture pâteuse devenue sauvage.

Béatrice avait enlevé son haut, et son petit corps tout frais, tout miroitant, se vit d’un coup surpris par la grande lumière solaire, et c’était comme si, nue, elle avait eu peur d’être ravie par la foule et l’endroit tout entier.
Cela lui donnait des pudeurs délicieuses, qui ne sauraient lui échapper, des étranges sentiments mêlés de gênes et de félicités nouvelles qu’elle ne pouvait expliquer.
Se sont des voluptés inconnues, qui ne s’attardaient plus sur la saveur des fruits ou du chocolat, mais qui devenaient autres, différentes, comme lovées ailleurs et sans explication aucune.
Son corps semblait s’éveiller sous l’assaut de nouvelles sources, sa peau, toute sa peau se distendait, son épiderme d’écolière sage, tout soudainement libéré des contraintes scolaires et vestimentaires, s’exhibait afin de vivre de nouvelles expériences toutes emplies de frissonnements suaves.

Sous la chemise, la peau s’ébattait enfin et cessait de fermenter sous un nectar prisonnier de la serge.
Alors on s’approchait l’un de l’autre, puis tout près et plus encore, on ressentait le goût des lèvres, de la joue fraîchement éclose au sortir de l’eau, le corps devenant présence à part entière, et s’incarnant, petit à petit, sous la pulpe des doigts, dans le regard de l’autre.

C’était doucement toute une mélopée qui s’échappait de Béatrice, on ne savait quoi faire de tout cela, on comprenait que quelque chose de grave et d’important était en train de survenir, mais on n’avait pas la moindre idée de ce que c’était, de ce qui, malgré nous, nous prenait d’assaut sans que l’on ne sache quoi faire, ni comment réagir face à de telles pulsions. L’origine demeurait inconnue, en revanche on était bien conscients qu’il nous fallait taire cela, ne pas dire la moindre chose aux adultes ou aux parents.
Afin de ne rien corrompre auprès de ceux qui ont déposé les armes.

Les clameurs incessantes, le pavillon de bois, dont l’humidité répertoriait un odeur vanillée entre les lattes ombragées et les cabines à claires-voies, l’odeur des quatre heures, les bonbons aux lèvres d’enfants, tout ceci fit, sans que l’on ne sût comment cela arriva, que le baiser acidulé vint se déposer à l’arrière-scène rosée, des paupières mi-closes.

La saveur de la fille se déposa en même temps que le goût particulier de l’existence touchée par ses actions, depuis la naissance jusque-là, jusqu’au baptême sourd de cette conjugaison majeure.
D’écolière, elle devint jeune fille, et l’on comprit bien que ce jour-là demeurerait gravé dans l’importance d’un acte doux et terrible à la fois.
Celui de s’agrandir dans les yeux, et s’approfondir dans la chair de l’autre.
On ne savait pas si l’on avait été surpris par la marmaille et la faune parentale des alentours.
Ce que l’on savait, c’est que la Foge nous avait baptisé d’une nouvelle vie, à l’eau de source, toute vivifiante et trépidant sous l’air du soleil, et la lumière des flots.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, décembre 2014, Co tes fantasmagoriques de Montreux, «Les écoliers de la Foge» – Tous droits de reproduction réservés.