Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 08/08/2016

«Les Camélias»

Voici le 95ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. On va, là, parcourir le Chemin des Portaux, sous le château du Châtelard. Bonne lecture!

 Genre: Récit
À Gaïa, ma fille
La route montait sec pour y parvenir et l’été les vieux murets demeuraient striés de lézards en tous sens. La clarté s’y déployait entre le val séparant les Portaux et celui d’en face, côté père Jacquot le maraicher. On y distinguait les Riettes tuiler leurs arpents direction Baugy et cela fermait la petite maison pleine d’oiseaux et de légumes frais s’égouttant dans des fontaines, mêlant l’odeur de tourbe et de la pierre mouillée à celle plus âcre des légumes y surnageant.
On voyait bien cela, oui: le vieux Jacquot avec son chapeau de paille, presqu’encore terrorisé par la mère le hélant sans cesse, une femme revêche et famélique, menant tout son univers derrière ses lunettes cloitrant un regard inquisiteur. Puis les serres, la véranda, les pergolas enfouies ou parfois prises entre des tuiles de verre cintrant les cieux sous l’avant-garde du négoce. L’eau qui s’écoulait de toutes parts, des chats louvoyant entre ombres et fleurs sauvages, disséminées un peu partout, repoussées ça et là parmi les tonnelles en décombres.
Elle montait, la route, avec ses crêtes laquées au bout des branches, parfois entremises de brumes disparates fuyant partout, se déchirant sous l’escorte de corbeaux criards, de toute cette humidité sauvage s’effilochant des gorges et transhumant côté Tavel.
Une route rude; parfois on trichait en empruntant la forêt du Châtelard, mais alors on ne voyait plus, fumants, les champs du Père Jacquot, ses pailles chapelières, cette silhouette massive agenouillée, rongée de maux divers, ce front empli de sueurs, de toutes ces remâches saisonnières attaquant l’os et ravinant la chair depuis l’enfance.
On la montait, la route, cependant, pleine de gabardines et de sacs d’école multicolores, emplie aussi de cris et de gouailles diverses, alors qu’on s’étonnait parfois sur une rose givrée par le froid, ou des ronces saignant leurs baies charnues tout au long des murets.
On entendait sourdre les deux rivières, d’autres sources, la Baye de Clarens et la ruisselle provenant de Planchamp-dessus, et dont les reins moussus, tout revigorés d’élans, s’étaient élancés déjà bien au dessus de Corneaux !
Pentu si pentu…
Le chemin des Portaux.
Puis il était là, assis au sol, entrain d’attendre sa gerbe de lilas. Oui, cette période tendre où elle était habillée de violet et semblait agiter à bouts de mains des myriades de petits fruits! C’était en fait un drôle de vernis, que les princesses se badigeonnaient aux bouts des ongles. C’était surtout fait avec du stylo feutre, pour commencer, juste pour apprendre comment devenir une vraie demoiselle!
Oui, un sacré terrain pentu, où les enfants s’égayaient tout aux longs des années, de plus en plus lointaines et nombreuses à être déjà dégringolées!
Rude était la route pour y parvenir, puis soudain, au carrefour, elle était là. Avec sa véranda claire où les journées oranges, poudrant les tentures renversées jusqu’aux barrières, saisissaient l’été de plain pied !
«Les Camélias». Petite maison simple à trois étages, avec la combe de la rivière mugissant jour et nuit, les belles flammèches du lac miroitant jusqu’aux corniches des carreaux, un feu blanchâtre adouci par le teint violacé des glycines. Ces dernières pénétraient par la fenêtre d’enfant, tout comme l’herbe, son odeur, les prairies éloignées du Châtelard, dont la coiffe du château couronnait avec bienveillance ce tulle bucolique dépeignant à merveille toute la hauteur béante des paysages.
Un paysage idyllique.
Il y avait aussi les voilages, ces tentures indiennes déversant leurs sèves lumineuses sur la brillance des parquets et la laque des jouets. La verroterie du rideau tintinnabulant sous les courants d’airs, la brise toute gorgée par la fragrance des rosiers, et la Grise, la chatte du voisin, s’invitant en concierge sur tous les parapets. «Elle voit tout, elle sait tout, elle connaît tout», disions-nous. En voilà une qui nous servait de Cerbère, la Grise!
Alors, devant tout cela, on irait jouer dehors, car c’est du dehors que parviennent les jeux, ils s’infiltrent sous les plinthes et les pas de portes, s’instillent entre la morosité des adultes et les volets flottant sur l’enfance encore visible. On irait vers le grand cyprès ou le sapin abandonné, lancer les ballons par-dessus le toit, jusqu’où les tuiles n’arriveraient plus à grimper et s’échoueraient de l’autre part, vers l’endroit-même où elles donnaient rendez-vous à la pluie lorsque, de l’espace, le ciel se mettait à fuir comme cela arrivait souvent.
Ce qui était drôle, c’était de voir cette balle multicolore devenir toute petite en l’air, et toucher tous ces objets mystérieux qu’on ne pouvait jamais atteindre: fils de télégraphes ou d’électricité, antennes, cheminées et, mieux encore, là où la pointe du toit transmettait ces bizarres zébrures provenant des orages: le paratonnerre! Ça alors, on pouvait toucher le paratonnerre avec le ballon! D’ailleurs, on aurait bien dit que quand il retombait dans les mains, il n’était pas revenu tout à fait pareil. C’est qu’il avait pu frôler la matière bizarre qui se trouvait juste au-dessus d’où la terre finissait! Il fallait en avoir une force solide, pour viser aussi haut!

C’est ce qu’on voyait en arrivant essoufflé ou épuisé des Portaux. Derrière le treillis et le petit jardin de curé. Avec la Baye qui mugissait, les éclats des miroirs aux alouettes, scintillant en vis-à-vis sur le coteau du Crépon. On devinait même les grosses fusées à vapeur du Père Jacquot qui s’époumonaient toute la journée, en crachant bien loin des tuyères la vapeur stérilisant la terre. Tout cela bourdonnait entre l’air ardent, ou cristallisé à blanc sur les givres d’hiver.
Mais, pour l’instant, après tous ces efforts de montées, on était en droit de bien rigoler; et puis, ces affreux devoirs, ils attendraient encorep que les grandes personnes ne sont jamais assez loin pour agiter leurs vilains index atrabilaires, tout étriqués, voulant absolument, et à la baguette, enseigner leurs moches réalités du monde!
Alors vite, allons jouer à cache-cache! Allons plonger vers les bosquets, les huttes du Dodu, le chat peluche de la famille se trimbalant bonhomme entre le royaume de l’enfance et le fossé des adultes, avec la même nonchalance. Entre-temps, on a eu le temps d’enfourner la bonne tarte aux pommes, on sent déjà son arôme se mêler à celui des glycines, dont les fleurs se fondent dans la clarté érubescente du crépuscule. Puis celui du thé en son plateau d’argent, le bon souper qui languit sur le balcon. Le Noir tout gueulard et la petite Peureuse, mais néanmoins téméraire, qui cherche en vain un miauli en fonds de gorge, c’est que tous deux veulent aussi s’amuser, participer au bal! Et c’est partout des petites oreilles de minons qui dépassent ça et là des fourrés, un coup en s’échappant d’un trait, d’un autre se pavanant tout lentement, mais toujours auprès du Royaume. Il n’y a qu’à la nuit, emplie de lampyres, qu’ils doivent aller plus avant et plus loin, sous la corolle lunaire, s’enquérir d’on ne sait quelles missions près du grand arbre couché où siège leur Conseil. Oui, on le sait bien. La nuit, ces bêtes, ça fait des tas et des tas de choses très importantes. On le sait, parce que quand elles reviennent à nous sur le lit, toutes emplies d’odeurs étranges aux fourrés lointains, on ne peut que comprendre qu’elles ont eu à accomplir quelque objectif de la plus haute importance!
En attendant, on court, on tourne autour de l’arbre, alors que la nuit mauve enserre délicatement sa cape sur la fraîcheur de l’air, et que le crapaud Gérard surgit hors d’une bordure.
Anxieuse et se découpant légèrement en retrait de la fenêtre de la chambre à coucher, la mère austère mais bienveillante appelle, appelle encore, pour la tarte, le souper, la révision des devoirs, l’heure du coucher. Les chats suivent, ils escaladent le balcon, entrent par la petite chambre, reniflent l’armoire où ils sont nés, cet autre royaume encore qui se restreint petit à petit sur les habits portés de l’enfance et devenus étriqués, les cintres gonflés de gabardines, de tout un pays jaune et sans fin, finissant par se reconstituer de rayons, d’un mur de fond et, un peu plus haut, par le toit du plafond. C’est alors qu’on voit que l’armoire n’était pas aussi vaste et profonde qu’il n’y paraissait, que ce n’était pas une autre chambre en miroir, ni un domaine particulier, mais rien d’autre qu’une penderie normale, un monde fini, où certes les chats sont nés. Mais le Noir, en clignant des yeux, encore maintenant quand on lui parle de tout cela, il arrive à nous en faire douter, à nous faire heureusement douter de tout.
La route monte sec. Avec, l’hiver, une rose givrée et des corbeaux tirant landaus de brumes. Vous y apercevrez peut-être le Père Jacquot dans son champ. C’est le chemin des Portaux, débouchant au carrefour de la Foge.
Vous débusquerez une enfance enfouie sous une hampe de Camélias. Cette maison est la seule à le savoir. Les ombres aussi, quelques bosquets. Le creux déserté du Dodu sous l’arbre. Avec une mère sérieuse mais bienveillante, dont la silhouette se découpait toujours lointaine derrière la vitre. Qui sait ?
Mais il faut y monter pour cela, par le chemin des Portaux, puis avoir de la patience, beaucoup de patience, pour reprendre les jeux de l’enfance, ne serait-ce qu’en entendre seulement leurs simples rumeurs.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Les Camélias», juillet 2016 – Tous droits de reproduction réservés.