LES BOULEAUX
Voici le 32ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tous se passent sur la Commune de Montreux. Ici à Clarens.
« LES BOULEAUX »
Genre: Récit-Autobiographie
«Tu viens Badoux ou quoi? T’attends quoi non de bleu! Ça fait combien de temps que tu rebedoules c’te caisse! Donna sta clé!»
Donna sta clé…
C’était du jargon de pedzou, venu tout droit de Planchamp et du père, charretier, ce qui horripilait Nelly Germaine Diserens, jumelée avec la dentelle.
Elle, c’était une petite boîte à musique, remontant droit de la Belle-Epoque, avec son chapeau violet, son collier de fausses perles, nacrées en séries, et ses petits souliers verts olive qui claquaient mats sur le sol.
Clarens. 6B, avenue des Brayères, «Les Bouleaux.»
Vaste bâtisse rectangulaire dressée à l’époque en un étage/semaine, avec une belle cage d’escaliers à rampe hélicoïdale, toute transie de carreaux translucides. On voyait au travers les affaires bizarres traînant sur la galerie, qui y était directement apondue. Cela formait des spectres, des ombres troubles qui parfois pouvaient faire peur, quand on était gamin.
Il y avait quatre étages, cinq si l’on prenait compte du grenier. Ce dernier ouvrait sur un escalier très raide, au premier angle exigu; le tout sentait le bois surchauffé, la gousse de vanille. Tout y était en bois, les cloisons à claires-voies voyaient passer notre enfance, prête à n’importe quelles dérives, permettant de découvrir les mystères que renfermaient les objets appartenant aux locataires, en plus de leurs caves.
Des malles ventrues, une grosse baïonnette, des tas de boîtes à biscuits, des livres jaunis, des fils pour tendre le linge et se faire des cabanes en se perdant au milieu des grands draps fleurant bon la lessive, la poussière chaude du soleil ayant tapé derrière les lucarnes.
La lucarne. La nôtre. Ouvrant sur les nuages, avec les deux soldats-cheminées au garde à vous, képis noirs, sentinelles immobiles veillant sur nous tous. L’envol vers les martinets, les gouttières bruissant d’eaux, les ruisselles magiques des cieux, aux saveurs d’en haut, oui, de très haut.
Enfouis sous un voile, sous le pent incliné du toit, là où il faisait le plus noir, c’était le coin des secrets, pour jouer avec Fabienne ou Béatrice. Sentir leurs visages attiédis, pleins de sèves âcres, le bas de la gorge, les deux points marqués du chemisier, frottant à même les mamelons.
Enlacer Béatrice, embrasser Fabienne, descendre dans les larges encolures de l’une et l’autre, pour voir comment que c’était, et ce que ça faisait, là derrière, où la peau est tout le temps cachée. Surtout avec la deuxième, la petite Cachelin, que j’aimais transpercer pour rire, avec le bouton d’un vieux parapluie de poupée.
Puis il y avait cette lucarne, devenant blanche et translucide par les journées d’orage, lorsque la tuile dégageait sa magnifique fragrance de poterie humide.
Les grosses gouttes crevaient comme des fruits mûrs, sur la rambarde ébouillantée et fumante de canicules.
C’était « Les Bouleaux, avec tous ses habitants, si différents, si mystérieux, cloîtrés derrière leurs antres ajourées de tissus tous différents, revêtant le verre des portes d’entrées.
À chaque appartement, chaque odeur. À chaque odeur, chaque monde, particulier, enfoui derrière les tissus intimes des habitants.
Au rez-de-chaussée droite, les Grosjean. Lui travaillait au bus, toujours drôle, un petit mot gentil collant sur la moustache, tout comme elle et la fille. La mère passait son temps au ménage, entre la cuisine, le salon, nimbé de tentures orangées, d’objets hétéroclites. Toute la façade d’ailleurs était mangée par ces magnifiques stores donnant une clarté safranée du plus bel effet et scintillant sur les argenteries, adoucissant les murs, les après-midis sucrés se traînant sans fin lors des saisons estivales. Penchée au balcon, y faisant corps, je revois encore le signe léger de la main et le sourire brumeux, la douceur du visage et des yeux.
Combien de fois face à eux, ne me suis-je pas retrouvé «Grosjean comme devant…»
À gauche, la petite grand-mère Parlier, toute de vert vêtue, sentant le camphre et l’eucalyptus. Tachée continuellement par l’expression de petits fruits, dont elle tirait un beau sirop mauve et très parfumé, mêlé de mûres, framboises et cassis. Frêle comme son mobilier, fait de bois mince, de vitrines délicates, de dressoirs emplis de tasses en porcelaine. Expirant des bronches un souffle rendu poudreux par la sécheresse des organes. Parlant de sa fille Mariette comme d’une princesse autrichienne en voie de disparité ou de décadence, puis ensuite, tombée en désuètude. Elle n’avait de cesse d’ouvrir une grosse coupe de verre, emplie d’oignons à la menthe, enrobés d’un cellophane orange.
Elle fondait devant sa porte ou sa fenêtre, à peine la touchait-on des yeux.
Au palier du premier, Madame Martignier et son mari. Changement de décors. Derrière la porte à vitrage, c’était cette-fois ci un flamboiement de jaune, du solaire qui éclatait partout, scintillant sur un carrelage lustré telle une enfilade de miroirs. On entendait parfois des trompettes, des concertos de Charpentier, Madame dansait au bras de Lully, en se donnant des airs Versailles ou versatiles, c’était selon, dans le corridor qu’elle eut voulu semblable à la galerie des glaces. Ici ou devant, si la porte venait de s’ouvrir, odeur intense de pastilles pectorales, de dragées au café chocolaté.
Ça demeurait un instant, invisible à eux, comme un fantôme sournois abusant d’escapades.
En vis-à-vis, la Mère Lin. Migraineuse, hypocondriaque. Grincheuse, un vrai tas d’os. Sa fille passait des heures, poudrier en main, cheveux taillés à la garçonne, à se faire une beauté derrière la fenêtre nord ouvrant sur cour.
Cette femme flanquait la frousse, avec au final sa face clownesque, suivie de sa mère, conglomérats grisâtres ridant la fraîcheur de nos rires insouciants.
Le père, austère, n’avait qu’un rictus de travers, en guise de lèvres. On se demandait bien ce qui devait se passer, la nuit, dans tous ces logements.
À plusieurs, on le suivait, plus il faisait peur, plus on le traquait. En gros, on filait le Lin. Un jour par la fenêtre de la chambre à lessive, je lui avais soufflé un protubérant «nom de Dieu!». En bon protestant rance, il avait derechef refilé la bondieuserie à ma grand-mère, qui s’en gaussa, la délation était souvent en Suisse, ce que les nuages sont à la pluie.
Deuxième étage droite, les Führer.
Rideaux de porte rayés verts et blancs, sur toute la longueur.
Douce petite femme menue, d’une minceur extrême et voix aigüe. Blancheur partout. Blancheur du corridor, du salon. Ça sentait le neuf, l’électronique surchauffé. Je me rappelle de la fille, encore bien vivante et dont je tairais le nom, qui m’invitait à écouter «Tous les garçons et les filles» de Françoise Hardy, sur son magnifique tourne-disques, au bras de bakélite, ondulant sensuellement sur les sillons.
Le père, cheveux tirés en arrière, jetait les mots, comme ensevelis sous du coton, en faisant parfois la morale. Je n’entendais que ses infrasons, c’était d’ailleurs uniquement cela que j’écoutais. Il m’endormait un peu, comme la douceur reculée cherchant à s’exprimer.
Mais la petite souris Führer était là, avec son tablier, ses mains minuscules assoupies un instant dessus, encore toutes mouillées d’une eau de vaisselle et le sourire pointu.
Le soir, alors que mes persiennes se trouvaient entrouvertes, j’entendais leur fille, avec d’autres jeunes du bâtiment, jouer au volant dans la cour, alors que la poudrière du crépuscule essaimait son érubescence sur la terre. Fièvreux, j’aurais bien voulu les rejoindre. Mais il était tard, puis eux c’étaient des grands. Et les grands ne cessaient de grandir, et mon enfance de disparaître sans que je ne changeais le moins du monde.
Face à elle, la Besson. La Mère Besson. Un cas. Celle qui faisait peur, remplie de manies, saluant à peine, longs cheveux blancs nattés, sans âge. Se jetant contre la paroi des escaliers si par hasard elle venait à croiser quelqu’un lorsqu’elle astiquait l’étage au savon noir. Une sorcière, proférant des gloussements bizarres, chantonnant sans cesse, d’une manière monocorde et harcelante, claquant la porte sur elle, sur son appartement embaumant fort le tabac à pipe que charbonnait son mari. Un gros bonhomme à vélo moteur. Plutôt sympa. On n’en savait pas plus. Si ce n’est qu’il avait eu jadis un fils savant, qui s’appelait Jacqui, mort tragiquement dans un accident de voiture. Le volant lui était entré dans la cage thoracique. Parlant très bizarrement, comme s’il avait une espèce de papette en bouche. Grand, longiligne, frange grasse et lunettes épaisses. Oui, un savant. Physicien qu’on disait. On disait aussi souvent, depuis cette mort tragique, «qu’il valait encore mieux voir un brigand en prison, qu’un savant au cimetière.»
On disait beaucoup de choses dans la maison, sur le tour des lessives par exemple, on savait de suite qui aurait le beau temps ou le sale temps pour l’étendage. Y’avait les chanceux et les autres, les pestes et les concierges. Et dans la buanderie à claires-voies, je préférais guigner le ciel à travers les carrés mouchetés de clartés, qui créaient d’étranges royaume de coton, égarant la réalité externe sur un autre monde, que d’écouter le drame intarissable de celle, parmi les enfants, qui avait osé jeter du gravier sur les cornettes des sœurs protestantes. Depuis le toit du garage. Pensez-vous donc! Quelqu’un qui avait eu le toupet de monter là-haut, afin d’accomplir cet ignoble forfait!
Troisième étage gauche, le droite sera pour la fin. La toute fin…
La «Tata» et son mari, le père Jean. Ou Jean-Père. C’était selon pour moi. Celle qui me gardait. Forte, tempétueuse, la bonne suisse-allemande pleine de friandises, avec du caractère et de la race. Lorsque c’était son tour de lessive, il faisait toujours beau. Ce qui répond à la question précédente. Elle aspirait la chance. Grosses lunettes bien plantées, crinière de lion parfois, appartement sentant partout la boule à mites, ou pour mieux dire, la naphtaline. Curieuse, fouinant dans les filets à commission afin de savoir ce que le quidam achetait. Cela énervait mon grand-père qui lui criait, en jetant ses grands sémaphores en l’air: «Vous voulez que je vous en serve une tranche?» Puis vers moi: «Avec ses grands yeux collés en vitrines, c’te bouèbe!»
Il y faisait clair chez elle. Tout était aligné par le père Jean, qui peignait tous les matins les franges de tapis, mouillaient ses lacets de chaussures pour les sceller à point, passant les doigts sur tous les cadres de portes afin d’être sûr d’être débarassé du moindre grain de poussière. Il était là, cheveux éméchés relevés vers l’arrière-front, muni de son sempiternel tablier vert, les commissures des lèvres enclines à s’agiter, les étirant d’un rictus nerveux sur les côtés à chaque deux secondes. Surtout lorsqu’il devenait contrarié. Il nettoyait tout, tout le temps, alignait à la perfection au millimètre près sur un petit plateau posé à même le radiateur, son rasoir ripoliné à mort, ses lames, son blaireau et sa brosse à dent. Parfois, sa fille Marianne, une grande Madame de Maintenon blonde comme les blés, m’invitait à m’enfouir en sa couche, sous la pastille écarlate d’une lampe de chevet que j’adorais voir allumée, avec les vitrages emplis de lourds nuages trouant la tapisserie à fleurs.
La chambre de Marianne…
En tous ces appartements aperçus, se sont les chambres à coucher qui me fascinaient le plus. Elles dormaient d’un sommeil long, huis clos sur édredons bien ajustés, comme des terrasses de feutre faufilant leurs montants sous la pénombre inquiétante.
Partout des grosses armoires à glace, surmontées d’une tour Eiffel, ou des dressoirs façonnés en noyer, avec des personnages de porcelaine montant la garde depuis des lustres, toujours assis aux mêmes endroits. Puis la vaisselle du dimanche, exposée sous glace avec l’argenterie, les cuillères alignées les unes dans les autres, le tout ordonné bien comme il faut.
La Tata, puissante personne, Reine d’intérieur, prenant le thé sur le balcon, avec ses petits-beurres, le Père Jean en face, le bruit des services s’entrechoquant sous les tentures, lorsque les étés radieux miroitaient comme un sou neuf et que les voisins d’en face agitaient leurs mouchoirs en criant des «Houhooouuu!»
Les clameurs du dehors ou, au contraire, l’épaisse chaleur contrainte par les lourdes tapisseries à demeurer à l’intérieur, lorsque la nuit hivernale pressait son épais velours funèbre contre les carreaux.
On laissera la voisine pour le dernier instant…
Montons au dernier étage habité, juste au-dessus. Madame Blanc. Elle portait bien son nom. Tout, chez elle, était blanc. Blanc son tablier, blanc les murs, les rideaux, sa table de cuisine, son salon et sa chambre à coucher, toute pareille aux autres, à mi-chemin entre lit de repos et lit de mort, dès que la vieillesse comble les dernières fissures de l’existence, et qu’on regarde, le matin tôt, si son conjoint respire encore, s’il n’est pas déjà raide et froid.
Elle faisait des pâtisseries, étalait des bibles sur tous les meubles, elle avait l’air d’une Sœur perdue, recréant un monastère, goitre à la gorge, visage bouffi et chignon blanc tiré au sommet du crâne.
Lui, le Père Blanc, il n’arrêtait pas de trembler, de frissonner de tout son corps, atteint depuis toujours par la maladie de Parkinson. Il ne pouvait même plus tenir une cuillère à thé, ni soulever une tasse, sans qu’il y en ait partout.
Il y avait des angelots d’albâtre sur les meubles, des chérubins plâtrés, blancs aussi, yeux fixement engloutis qui vous regardaient fixement sans rien dire, puis au dehors, ce dernier étage, sans galerie, qui était le plus lumineux de tous. Il ressemblait à des vitraux d’églises, avec ses carreaux de verres sans obstacles, d’ailleurs on entendait souvent le requiem de Fauré émaner de cet étrange espace.
Oui. Blanc partout, de peau, de lieux, le corridor immergé de soleil ou de clarté, sans rideaux, la chambre du fond, tout revenait au nom des Blanc.
Face à eux, les Weber. Et leur armoire murale, inquiétante de sons graves, s’écoulant d’une télévision enfouie. Lui, c’était le Maître du galetas, qui l’allumait, qui l’éteignait, soufflant comme un bœuf, chauve et brillant de tout son crâne et traînant son corps comme une enclume. Elle, Madame Weber, elle le surveillait, lui disait quoi faire, quand il fallait se laver ou pas, tordant ses lavettes, humectant son savon, le tirant par-ci, par-là, devant l’énorme coudée d’une pendule imitant Big-Ben à chaque demie-heure.
Elle était irracible avec son vieux, voire très vache.
On avait fini par l’appeler Evache. Chez nous. Juste chez nous.
Evache.
Revenons au troisième, ce fameux troisième laissé à part, pour la fin.
Les Burdet… C’est là que j’avais grandi. Entre une grand-mère attentive, aimante, aux petits soins, et un grand père qui n’arrêtait pas une seconde de lire, de lire encore, des journeaux, des livres, d’écouter la radio, le pouce sur les commutateurs, ou frappant avec désarrois le Trèfle vert de la TSF, peinant à s’ouvrir.
Grand-mère de boîte à musique, avec son trois-pièces finement astiqué tous les jours, son parquet lisse et ses meubles sentant le térébinthe.
Toute la luminosité de l’enfance, émanant de la colline au château des Crêtes, sa petite salle de bain verte, son lavabo ruisselant de blancheur, son souci de toujours être impeccable et bien, bonne, de ne jamais décevoir les autres, de faire plaisir, tout le temps faire plaisir au détriment d’elle-même.
Les longs soupers d’automne, la tarte aux pommes sous la clarté du globe de la cuisine et du falot aux vitraux multicolores, scintillant dans le corridor.
Ces drôles d’ombres vers ma chambre, comme celles de la cave et du Maître des lieux, le concierge, le vampire de la maison, biscornu et le crâne ogival, méchant comme la teigne, le père Byrde. Oui, vers ma chambre et vers le salon éteint, pour économiser l’électricité, il y avait cette même pénombre qu’on retrouvait au fond de cette longue cave bruissante de chaudières et de chuintements de tuyaux, le domaine du Nosferatu, qui sortait de ses soutes noirâtres au moment où on s’y attendait le moins; là, vers le milieu, où par terre où c’était un peu gras et que ça puait le mazout. Il émergeait de ces franges visqueuses, comme constitué et nourri d’elles.
C’était ma maison, mes personnages, et ce jour est pitoyable, car je suis en train de débarrasser l’appartement qui vécut ici depuis plus de quarante ans avec mes aïeux.
Les jours clairs, aux livres d’images ouverts sur l’alphabet.
Les syllabus de l’âme.
Les meubles étaient si bien installés, si bien à la bonne place, qu’il fallait presque être deux pour les arracher du plancher, car ils semblaient tous avoir pris racine, depuis le temps.
Je revoyais tout.
J’arrivais pas à partir.
“Les Bouleaux” c’était mon enfance à moi. Et partout où je vais, partout où je suis, j’essaie, toujours et encore, de retrouver une odeur qui pourrait être la même, un son qui m’y ramènerait, un trait de visage sur quelqu’un qui me fasse penser à tous ces personnages habitant désormais en moi, comme ils habitaient depuis toujours longtemps, cette noble et simple bâtisse de pierre.
Je demeurais ébaubi au sol.
Devant le vide du tout emporté.
Je vais rendre la clé.
La clé du bonheur.
La dernière fibre qu’il me restait entre cette pierre, mes aimés et ma chair.
Je n’y arrivais pas.
Je n’arriverai jamais.
«Tu viens Badoux ou quoi! T’attends quoi non de bleu! Ça fait combien de temps que tu rebedoules c’te caisse! Donna sta clé!»
Mon ami tapait du pied. S’impatientait. Qu’importe.
J’ai un double pour la vie, dans ma poche.
© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Les Bouleaux», février 2015 – Tous droits de reproduction réservés.