Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 10/09/2018

Le vieux Jean de la lune

Voilà le 172ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. L’histoire d’un paysan de Chernex, dans son carré de choux, entouré de chats

Le vieux Jean de la lune

Récit.

Un petit Jean de la Lune, ce paysan dans son carré de choux, entouré de chats.

Pourtant, le soleil tape déjà dru sur les coteaux de Chernex, la terre se craquelle par endroits, avec des taches plus sombres, marquées par les dérisoires auréoles d’arrosoirs.

Jean regarde, tout au fond de la plaine, vers Montreux. Il fouille la colline de Glion, puis le ciel.
– Dans trente ans, il ne restera plus rien de tout ça.

Je vois ses avants-bras noueux et cuivrés par la vie, appuyés sur le manche de la serfouette.
Le jardin rend à merveille; les tiges protubérantes des plants de tomates s’entrelacent, épaisses et nourries. On en sent l’âcre saveur s’en dégageant, avec leurs grappes boursouflées, presque rendues comme des goitres, tant les fruits sont larges et bombés.

À certains endroits, les carreaux disparaissent, des lianes louvoient à la dérobée, cherchant la fraîcheur vers les salades tandis que, plus haut, côté façades sablées par la canicule, les roses trémière flamboient sur leurs tiges, tels des petits tourniquets d’enfants s’égayant un peu partout.

Les chats viennent nous tenir compagnie, surtout Noursi. À cette heure-là, il y en a partout, telles des pelotes de laine aux oreilles pointues, ils serpentent entre les jambes du Monsieur, ou s’étalent sur l’asphalte demeurée échaudée depuis mi-juin.

La fontaine murmure, l’eau jaillit toujours, c’est le miracle des sources montreusiennes, qui continuent de s’ébattre au fin fond de leurs antres secrets.

– Oui. Il n’y aura plus rien, mais heureusement, on ne sera plus là pour le voir.
– Déjà cette autoroute, c’est un massacre, repris-je. Tout est un massacre. Clarens devient plus moche que Renens. Franchement, on croirait voir Sébeillon-Malley qui se seraient rallongés, “jusque par chez nous”.
– J’ai bien connu tous les paysans “de par là travers”. Avant, les jardins y descendaient jusqu’à Pertit. Ce serait à présent, cette autoroute, on l’enterrerait, les bagnoles passeraient sous un tunnel propre en ordre, et on verrait rien du tout.
– Maintenant, ce sont les containers bétonnés qui nous envahissent, et c’est pas fini, vous avez vu les gabarits au centre du village? Ils sont plantés là, comme des flèches mortifères autour des pommiers, des vieilles maisons, des granges aux lattes disjointes qui permettent cependant d’épier cette misère humaine, on y guigne et l’engeance destructrice apparaît au grand jour!
Puis attention, si on essaie de dire quelque chose, c’est graisseux du dos ou glissant comme des anguilles, en tous cas gluant du col. Ça prend jamais parti pour rien.

Sérénité. On sentait la rousseur des talus brûlés nous assoiffer d’une fragrance poussiéreuse. La craie caniculaire usait son chalumeau sur la terre des hommes, mais pas sur celle de Jean.

– Quand, dans la nuit tiède, je regardais la lune par le galetas et que j’emmenais ma petite fille observer les vers luisants, ou que je lui apportais un crapaud dans la main, ou encore une salamandre, je lui racontais que dans les carrés de choux, dans la pénombre violacée et grasse de la plante, il y avait des petits garçons en pyjama qui dansaient la gaudriole, sortis tout droit de leurs chambres par la fenêtre béante, en cachette des parents; et, vers les rosiers en arceaux, des fées en crinoline venant contempler leurs reflets au-dessus de l’eau. Ça parsemait la surface des petits étangs de nénuphars. Autant de faciès réfléchis, autant de fleurs qui bouturaient sous le soleil cognant, défiant les profondeurs de vase.

C’est ce que nous devons accomplir. Contempler cela, nous élever par la seule force de notre colonne, hors d’une masse boueuse et compacte, pour rejoindre la lumière, et voir…
Voir les hommes du monde, rampant comme des charrues dans la fange, à satisfaire leurs petits désirs mesquins et restreins, leurs panses, leurs amusements et autres distractions: tout ceux-là ne survivront pas à ce que dame nature leur prépare déjà. Une route abandonnée ne met pas six mois pour être à nouveau envahie de végétation, en cas de catastrophes massives…
Voilà ce que je racontais à ma petite.
– Bigre. Vous n’y allez pas par quatre-chemins! Elle vous a cru? Vous avez dû lui flanquer une sacrée frousse!
– Monsieur, on ne fait pas les enfants à notre image, et encore moins pour les ménager, surtout lorsqu’il s’agit d’un lieu d’existence. C’est malheureux à dire, mais dès qu’ils mettent un pied dans un préau d’école, ils sont pervertis par le reste du troupeau qui ne s’occupe guère de la beauté des lieux. Ça cogne le ballon, ça gueule, ça part en week-end avec des 4×4, ça sait même plus comment pousse un légume et surtout à quoi ça sert. La seule chose qu’ils craignent, c’est de perdre leurs privilèges de gosses pourris.

Au moins, les légumes, ça se gâte moins vite que les mômes!

 

Regardez les bagnoles devant l’école, vers le magasin d’alimentation. Toutes des gros bolides, alors qu’on ne cesse de répéter à qui mieux mieux qu’il faut arrêter de vivre ainsi et repenser nos manières d’agir, de consommer. On prend un tank pour s’acheter un paquet de cigarettes à deux-cents mètres de la baraque! Mais non. Peine perdue. On reste dans le “mon Ventre, mon divertissement, mes jouissances immédiates”.
En gros “mangeons, buvons, demain nous mourrons”.

Puis regardez-moi ce peuple! Ça marche les yeux hagards, l’air bovin, à deux de tension! Oui, le regard vitreux, les bras chargés de cannettes de bière, devant l’un des plus beaux paysages d’Europe. Ça a tout, mais c’est jamais content, ça à toujours l’air insatisfait, au pied de leurs carrosseries rutilantes; leurs besoins comblés, ça braie la panse pleine!
C’est la glorification du surpoids, la surenchère de l’abondance!
Que voudriez-vous donc que je vous dise?
Ça n’a aucune culture historique et ça ne retransmettra rien, à part le culte du fromage, du barbecue, de la vinasse, des kermesses bruyantes et autres distractions qui décérèbrent bien plus encore. Aucune éducation concernant le patrimoine ne vient les interpeller, aucun prestige, aucune finesse, encore moins d’audace.

Toujours le retrait, le non-dit, la complainte, les jérémiades, mais où donc est la joie de vivre et l’essentiel, sans besoin de pactiser Dieu sait quoi de factice afin d’obtenir, je ne sais quel autre privilège en plus!

L’allégresse… Elle est au fond d’un godet de rosé, la gaieté, en plein soleil, quand pour se désinhiber, il faut s’imbiber.
C’est comme ça, monsieur

La plupart trahissent la peine des aïeux, étrangers au village, encore mal dégrossis. Si vous grattez un peu, vous retrouvez le bois de la charrette et si vous insistez plus encore, l’odeur du lisier sur le velours côtelé.
La seule chose à laquelle ils ne peuvent pas encore s’attaquer, ce sont nos montagnes, bien que… Rien ne soit vraiment certain…Ils ont bien réussi grâce à l’armée, à confectionner une bastringue à raclette dans la roche de Naye!

Sérénité…

Ce matin, le velouté des félins à quatre pattes se faufile entre nos jambes. Noursi le blanc en tête, avec ses petites oreilles rongées ou coupées par on ne sait quel brigandage, toujours humain. L’inclinaison des potagers descend vers le miroir lacustre, étrangement blanchi de chaux.

Le soir, au crépuscule, il y a du sang partout au-dessus des nuages. Depuis quelque temps, ça ressemble beaucoup plus à de la cendre volcanique qu’à de simples nues.
L’air, l’atmosphère et l’oxygène de la planète se retrouvent enfiévrés de miasmes inhabituels.
Il faut juste savoir lire l’avenir, dans le marc des cieux.

Le vert intense et bien arrosé de tant d’amour, avec ces odeurs d’herbes froissées, tout cela ondule presque à perte de vue, sur l’éclat des serres, ou le verre frissonnant d’une fontaine coulant de source.

Par-delà le toit de Windsor, la brise s’enfuit, emportant quelques brindilles. On dirait que l’azur reprend son élan en glissant sur le pan invisible de ce toit plongeant vers un cyan peinturé, mêlé de flots miroitants jusqu’à la pointe de Rivaz.

Le vieux jardinier qui travailla la terre toute sa vie, venait de déposer son instrument dans l’appentis et me tendit trois tomates, au toucher tiède comme des formes de femme. L’hémorragie des peines, mi-sucrée, éclatait sous la dent.
Le goût de l’effort et celui de la vigne, à fructifier.

– Je vais encore, tout seul, regarder la lune depuis la lucarne, comme si on ouvrait un carreau de ciel rien que pour moi. J’admire ma mer de verdure. La luxuriance nourrie de toutes ces chairs végétales et fleuries, redonnant vie aux anciens, émerveillant le regard de ceux qui savent encore admirer.
En silence. Des heures. Dans les anfractuosités des vieux murs, asséchés d’étés, où l’on trouve des secrets ignorés de tous.
Il y a bien des petits garçons en pyjama et des petiotes en crinolines, qui regardent les Jean de la Lune voltiger entre les rames de haricots dressées comme des tipis, et les rosiers grimpants atteignant les bordures de balcons.
Lorsque les glycines reprennent leur second souffle.

– Votre petite fille… Elle revient de temps en temps encore vous voir, osais-je timidement demander?
– Ah, les jeunes… Il faut bien qu’ils fassent leur vie, vous savez. Puis malicieusement, en baissant d’un ton et soudainement gêné:
– C’était moi à l’époque, ce petit garçon en pyjama au milieu des carrés de choux. Et, parmi les roses, la princesse, c’était ma première aimée. Une variété dangereuse, avec beaucoup de piquants!
– Vous avez été marié?
– On n’épouse jamais la princesse qu’on voudrait. Celle qui faudrait. C’est toujours les viennent-ensuite qui font l’affaire, parmi les moins pires. J’ai été professeur de français, à l’époque, au collège de Montreux. Mon Dieu… C’est bien vieux tout ça. Et je me rappellerai toujours une phrase d’Alfred de Musset – oui, c’était mon auteur fétiche, celui que je préférais enseigner – il disait:
– Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, coupais-je abruptement.
– “On ne jouit jamais des femmes qu’on aime.”
– Alors, c’est parce que c’est souvent pas le bon flacon, répliquais-je.
Il me toisa un instant.

– Musset dort sous son saule au cimetière du père Lachaise. Son ombre lui est douce et chère…1

Puis l’homme s’en alla, sans autre forme de procès, sans se retourner, emboîtant le pas, suivi nonchalamment de plusieurs chats cossards, Noursi en queue, leurs dos légèrement voûtés, mangés par les verdures immenses du jardin survivant.

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1Alfred de Musset:

Mes amis quand je mourrai,

Plantez un saule au cimetière ;

Son ombre me sera douce et chère,

À la terre où je dormirai.

(NDA, de tête…) 

Hélas! Son saule est malingre et l’ombre poussive…

© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «le vieux Jean de la lune» – août 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.