Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 29/04/2019

Le thé chez la Tata

Voici le 199ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini

Le thé chez la Tata

Récit

“On ne devrait jamais dire aux enfants qu’un jour, les parents ça disparait. On devrait leur cacher la vérité le plus longtemps possible”

D’après Marcel Pagnol, “Le château de ma mère”.

 

À Marianne Jan-Dufour

Il était dix heures du matin. Ça bougeait derrière le rideau de la porte d’entrée. Une ombre vague dansait déjà sur le vitrage arrière, puis sur le tissu lui-même.

– je crois que la Tata arrive, fis-je à grand-mère, tout joyeux.

La Tata, c’était cette petite dame, notre voisine, sans âge, dont l’appartement sentait le thé et la naphtaline. Elle avait les cheveux ondulés et disciplinés en vaguelettes s’arrêtant net au-dessus du front, de grandes lunettes effarant ses yeux comme des écoutilles quand ils étaient ainsi disposés en vitrines.

En ce glorieux jour de 1967, nous allions prendre une goutte de thé avec la Tata et son mari, Jean-Paire, ou le Paire Jean comme on aimait l’appeler en aparté. Ce dernier, oblong et émacié, portait souvent un gilet gris, des pantalons à plis; orné, de la taille à mi-mollet, d’un très long tablier vert de jardinier, descendant jusqu’aux; avec lui, aucune miette de pain, ni brin de poussière n’avait une chance de survie. Il fallait le voir réaligner les objets sur les étagères, astiquer son rasoir manuel, mouiller ses lacets de chaussure pour qu’ils tiennent fermement avec la même largeur de boucles des deux côtés ; quand ce n’était pas, en génuflexion devant les franges de tapis, à les réajuster, jusqu’à ce qu’elles soient peignées à la perfection près. La Tata s’en amusait, mais parfois, un peu gênée devant les visites, elle en devenait mal à l’aise.

Grand-mère se souciait beaucoup de son apparence, afin d’être en tous points parfaite; on devrait se contrôler, être bien mis, bien se tenir, ne pas offenser ni offusquer notre hôte, parler correctement, ne pas oublier les «s’il vous plaît et mercis»; mais en principe tous ces tracas n’avaient pas lieu d’être, ils étaient beaucoup dans la tête de l’aïeule qui ne se trouvait jamais assez parfaite, ni assez fine par rapport aux autres.

Nous n’avions vu aucune ombre derrière le vitrail de la porte d’entrée, aussi décidions-nous d’aller sonner nous-mêmes, lorsque nous vîmes qu’il était dix heures-une sur le coucou du vestibule. Je l’avais bien entendu sonner, et les grosses pives descendant en contrepoids, glissaient lentement le long de leurs chaînes, pendant que le petit oiseau s’égosillait derrière son clapet de chalet.

La porte s’ouvrit.

Nous étions immédiatement pris à la gorge – je dirais agréablement surpris pour moi – par cette odeur forte des cristaux de naphtaline que la tata éparpillait entre le linge de ses armoires. Je voyais, au fond du vestibule ombrageux, la chambre ouverte de Marie-Anne et son grand lit, en lequel je me plus non sans délectation, à me faufiler certains dimanches de «grâces» matinées, en ses voluptueux maillages, parfumés à merveille avec, sur le côté, trônant majestueux, le grand piano noir laqué, dont on voyait baigner la détrempe du jour, avec les  doigts de la concertiste en herbe. Il ne manquait donc plus que Marie-Anne, ruisselante des pulpes habiles au-dessus des touches, jonglant avec les notes de ce grand domino ne cessant de remonter et redescendre le long de la gamme. La plus grave nous vibrait dans le ventre, et la plus haute semblait si fluette, que nous les faisions sonner ensemble, afin de constater le bel effet que produisait le dialogue antagoniste entre les enfers et le paradis.

Il y avait le papier peint, aussi désuet que la poussière, fleurant bon le talc et les jours fanés, érigeant en support les longs carreaux de fenêtres impeccablement astiqués, munis de vitrages rendant la lumière aussi douce qu’une couche successive de neiges soufflées contre le verre.

Ce que j’aimais le plus contempler, c’était la lampe de chevet posée sur la table de nuit, d’un beau rouge carmin, lorsqu’elle était éteinte, puis flamboyant en douceur depuis l’endroit où se trouvait l’ampoule, au centre du luminaire tout pareil aux dessous d’un long jupon. Cependant, le bulbe externe prenait la forme d’un gros rouge à lèvres renflé vers le milieu et nous veillant d’un feux tamisé.

Pendant que la Tata causait de la maintenance de l’immeuble et d’autres ragots de palier, je continuais, l’air de rien, la visite interne de ce mystérieux domaine, dont les stores oranges – diffusant des balcons – enduisaient le corridor d’un somptueux pollen mordoré. La salle de bain, séparée des autres embranchements de pièces, restait aussi immaculée que l’émail des sanitaires, reluisant de plus belle, avec ce teint légèrement azuré dont se hâlent les lieux blanchis à l’extrême.

Je voyais, si parfaitement centrée sur le milieu, l’argenterie impeccable du rasoir de Jean-Paire, avec les lames et la machine à aiguiser, déposée sur une plaque de formica, elle-même ajustée parfaitement au centre des scissures du radiateur.

L’odeur asséchée de la mousse à raser et des savonnettes espagnoles, fraîchement ramollies, imprégnait encore la porosité du lavabo, dont l’usure des éponges l’ayant frotté à outrance, en devenait la fragrante mémoire.

La cuisine s’ouvrait immense, du moins le semblait-elle, contre la fenêtre béant sur Les Pléiades et le pré à Favrod, dont on entendait les sonnailles de moutons y paissant à journées pleines. La blondeur pleuvait à foison des hauts plafonds; même les ombrages cherchant à se faufiler sous les chuintements des hauts tuyaux, en parcourant la bordure ou les fonds disparates d’armoires, avaient de la peine à s’y camoufler correctement.

Il y avait, sur le gaz butane, une casserole en aluminium servant à bouillir le lait cru du cacao, acheté chez la gracieuse Antoinette Bonjour, une épaisse planche de bois avec de l’oignon coupé en rondelles, un pot de ciboulette puis, préparé pour le thé, le grand plateau d’argent avec la passoire amovible sur un socle finement ciselé, des cuillers étranges, dont les manches se striaient de noirceur comme des haut-vents ou des abats-sons de campaniles. La théière était toute noire, formée d’un bloc dans la céramique, ne permettant pas de mirer le fond du pot et encore moins de contempler la couleur dont se teintait le breuvage; c’était la terre qui l’infusait. Dans la tasse, le thé reprenait alors sa belle couleur aromatique, épais comme une lichée de miel en lequel le soleil folâtrait en rayons.

Dans la salle à manger trônait une crédence impressionnante, surmontée d’étranges petits bonshommes en porcelaine, chapeaux pointus, jaquettes grenadine, montant la garde tout au long du mur; tandis que les boutons renfermant l’argenterie de chez Béard et les belles assiettes du dimanche aux motifs finement ciselés, ressemblaient à des caramels translucides, à la framboise et à l’orange.

La radio de Jean-Paire était posée sur un guéridon très étroit, si bien que l’on ne remarquait tout d’abord que cet étrange objet constitué de bois et d’étoffe, d’où sortait un son ténu, avec son bel œil émeraude jouant sur plusieurs contrastes ; le trèfle caractéristique des «TSF».

Il n’y avait pas d’horloge, mais un dur téléphone de bakélite noir cloué contre le mur. Ce que je préférais, c’était la pénombre des armoires sur les odeurs de cannelle et de cacao. On n’en voyait pas la hauteur, cela se dispersait, tout en haut, contre le dernier étage, comme une cage d’ascenseur en laquelle il se passait de bien mystérieuses choses, surtout là où les boîtiers des tablars secrets et des étagères sont ,pour les enfants, interdites d’accès… On admirait surtout les beaux paquets de thés aux papiers argentés, dardant toute leur clarté d’un coup.

La Tata, de ses cheveux blonds frisés et légèrement décolorés, derrière ses lunettes et sa jaquette aux relents de boules à mites, parlait une heure durant, sur le balcon, sous la tenture, alors que moi, libre d’errer où bon me semblait, j’entrebâillais sans un bruit, la porte mystérieuse de la chambre à coucher.

J’en avais un léger pincement au ventre. Le lit prenait tout l’espace, avec des tables de nuit marbrées et des potions dormantes dans des grandes bouteilles brunâtres provenant de chez Bührer, le pharmacien de Clarens. Sur le sommet de l’armoire, qu’une psyché ovale illuminait au centre de l’austérité du bois, tel un étang piégeant la moindre petite bille de clarté diffusant à travers les persiennes, il y avait la réplique de la Tour Eiffel, dont il paraît qu’arrivé une fois au sommet, les hommes ne ressemblaient plus qu’ à des fourmis, et les voitures à de petites boîtes d’allumettes. Tata dixit. Et cela exacerbait mon imagination, car j’aurais vraiment voulu connaître le monde de l’homme fourmi, et la voiture, jouets minuscules qu’on aurait pu pousser d’un doigt dans les caniveaux, à supposer qu’une fois redescendu de la Tour, le monde demeurât tel que là-haut.

C’est par l’entrebâillement de cette armoire que sortait l’haleine épaisse du naphte. L’appartement entier prenait sa source à l’intérieur de cette dernière, avec les myriades de petites voies lactées baignant dans les rais solaires se faufilant in extremis par les volets.

J’entendais les voix sur le balcon, la Tata, grand-mère, je verrai Jean-Paire revenir du travail, enfiler son grand tablier de jardinier, les cheveux en arrière, ce tic au coin des lèvres, clignotant toutes les trente secondes, grand, émacié. Il sortirait son crayon-gomme et passerait une heure à griffonner des chiffres sur un carnet quadrillé, dont la page était serrée d’un élastique, afin de mener à bien la comptabilité du ménage. Il demeurait noyé sur le vert intense de la table de formica, ouatée d’étranges motifs, que j’imaginais voir défiler comme des nuages en miniature. J’entends encore le crissement sourd du tabouret sur le carrelage, son rebond entre les rainures. Je sens l’oignon et les pommes de terre bouillies du vendredi midi. Je revois les stries du couteau sur le beurre et le fromage, tous deux bien centrés sous une cloche de verre translucide.

Je sens le café complet à la chicorée, dont la peau caillait immédiatement en surface. Jean-Paire, la retirait immédiatement, de la pointe du couteau. Je revois, dans le thé noir servi du balcon, les parcelles de sucre cristallisé se dissoudre en silence, le lait y fomenter des galaxies et le citron illuminer le centre du breuvage d’un subit halo ambré.

Il va falloir préparer le repas du midi, aussitôt que Jean-Paire disposera du papier de journal dans le seau à balayures; ce sera le signal de retourner en face, celui marquant le retour de grand-père.

On me demande si je ne me suis pas ennuyé, si cette heure ne fut pas trop longue.

Ennuyé ? Dans ce monde de grand-mère aux parfums de violettes et de trésors cachés, ennuyé ? Moi ? Voyons…

Alors je regarde à la fois entre les deux portes translucides de leurs appartements respectifs; celle de la Tata et celle de grand-mère. Celle de la Tata avec sa bande verte et cette clarté diaphane y transparaissant. L’autre, de grand-mère, aurifère, infusée de tous les feux solaires explosant au couchant, derrière la colline du château des Crêtes.

Il me revient souvent, ce visage un peu sévère, ces lunettes épaisses, débordant de grands yeux en vitrines, et ces cheveux blonds passés, ondulant vers l’arrière d’un front autoritaire.

Jean-Paire, la chevelure gominée, placardé de son puissant tablier vert de jardinier, son gilet gris, ses taquets de cuir rabibochant les coudes.

Grand mère, comme une petite boîte à musique, un personnage de cristal et crocheté de menus habits tissés en dentelles de poupées.

On ne connaît pas, en ces temps-là, la grande tragédie qu’est la vie, qu’entre les merveilles simples des gens aimés, éclairés d’or et d’argent, il y a ce grand couvercle noir et impénétrable, qui un jour se referme, sur les petites boîtes à musique miniatures de nos enfances, qu’on ne parvient plus à remonter.

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «Le thé chez la Tata», avril 2019 – Tous droits de reproduction réservés.

 

“Je continuais, l’air de rien, la visite interne de ce mystérieux domaine, dont les stores oranges diffusant des balcons enduisait le corridor d’un somptueux pollen mordoré.”

 

Illustration: À gauche le balcon de grand-mère, à droite, celui de la “Tata”.