Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 19/03/2015

Le strapontin Numéro un

LE STRAPONTIN NUMERO UN

J’étais invité au théâtre du Vieux Quartier, aux Planches, par mon ami Stéphane. C’était une pièce légère mais néanmoins montée. Du moins jusqu’au premier acte. Le théâtre lui même semblait vétuste et il l’était, pour dire les choses comme elles sont. Il se trouvait lové dans une vieille cave, complétement refaite à neuve, voûtée à souhait, avec des projecteurs ressemblant à des sèche-cheveux, non seulement par leurs formes, mais aussi par la manière qu’ils avaient d’être postés aussi proche des spectateurs.
Il y avait tout pour plaire: fauteuils et rideaux de scène rouges. Le vrai petit bijou mondain, devenant populaire, parfois music-hall, mais surtout d’un réalisme exacerbé. Il n’avait eu de cesse depuis tant d’années, que de planquer des amants dans tous les placards, de rendre leurs comptes aux cocus fortunés ou potiches oisives. Qui très souvent se trouvaient être les deux à la fois, ou se trouvaient tout court, d’un côté comme de l’autre de la rampe, tous sexes confondus.

Les pièces faisaient toujours salle comble, il ne restait jamais une chaise libre, sauf le strapontin numéro un. C’était ainsi que, depuis la réouverture, cette place quoi qu’il arrive demeurait toujours déserte. On en parlait à mi-voix, parfois parmi le public, mais côté acteurs on activait la bonne vieille superstition équivalente au mot «corde» qu’il ne fallait jamais prononcer, ainsi que la couleur «verte», toujours bannie du plateau.

Le strapontin numéro un ne se trouvait plus référencé sur la billetterie, il n’existait tout simplement pas. Si on posait la question de savoir pourquoi on ne pouvait voir la pièce, alors que la fameuse chaise demeurait vacante, on faisant semblant de mal vous comprendre, on écartait tout bonnement la question, ou on arguait que cette dernière se trouvant être la plus proche de l’allée centrale, ne pouvait se permettre d’être encombrée en cas d’incendie.
En tous les cas on ne risquait pas de mettre le feu aux Planches, mais ça, on le gardait pour soi.

Cela m’était arrivé deux fois de suite de manquer une représentation, à cause de cet acharnement à ne pas vouloir laisser le public utiliser ce strapontin, au demeurant tout à fait fonctionnel et confortable.
Je l’avais vu de mes yeux, une fois déplié et ouvert, il se confondait parfaitement avec tous les autres sièges.
Aussi, pour la énième fois, en compagnie de Stéphane, selon son habitude toujours en retard, je décidais de passer outre à toutes ces fadaises conventionnelles, et dans le noir à peine survenu, alors que nous arrivions à la dernière minute, je tirais à moi la chaise interdite, et m’y assis comme si de rien était.

Le rideau s’était ouvert sur ces entrefaites.
Stéphane devait avoir trouvé une place plus avant, il préférait être aux pieds des rasants, au point tel qu’on pouvait quasiment lécher le maquillage des acteurs, ou recevoir leurs dévergondages verbaux enrobés de postillons.

Un malaise survint dés le début de la pièce. J’avais l’impression de voir devant moi, se dérouler toute une partie de mon existence. Ce n’est pas que cela m’appartint, c’était plutôt que ce qui fût devant moi joué ne l’était pas. C’est comme si, au-devant des projecteurs, mes moindres pensées intimes, se trouvaient projetées au vu et su de tout le monde! Je voyais la salle interagir, contre des actes ou des propos qui pouvaient être seulement de moi connus. Des inflexions de voix, des agissements, venaient à apparaître, dans le rire et les quolibets de la salle entière! D’où j’étais, je ne parvenais pas à voir Stéphane, je supposais sa présence en devinant une masse chevelue lui ressemblant de loin. Surtout qu’au même moment, ce qui n’était pas pour m’aider à mieux saisir l’étrangeté de la situation, le noir total se fit sur scène!

Les machineries avaient changé le décor. Et ce que je vis, au retour de la lumière, ce que je vis… La réplique parfaite de mon appartement! Tout y était dans les moindres détails, les moindres objets, jusqu’aux serviettes qui pendaient par la porte ouverte de la salle de bain! Mon lit, mes couvertures, mes habits traînant au sol que j’avais, je l’avoue, depuis des années usés par cette négligente habitude! Et les acteurs, enfin celui qui me représentait, ÉTAIT MOI, et ses protagonistes, mes proches! Je pouvais ressentir jusqu’aux tréfonds de mon être, ce que j’avais en bien ou en mal provoqué chez les autres par mon comportement quelque peu impulsif ou inadéquat! Mes mensonges me ricanaient à la face, mes faiblesses, les douleurs qu’avaient endurées mes proches, je les recevais toutes, au centuple, jusqu’à plus soif! Je me voyais dans toutes les méprises, à labourer mes plus viles infamies.
C’était sans compter aussi les petites bassesses, les faux-semblants, que je créais dans le but de me conforter, ou pire encore, de me dédire face à certaines responsabilités que je trouvais lourdes et ennuyeuses. Je ne sais comment tout ça était possible, mais on aurait dit que mes pensées prenaient forme à l’instant où elles se trouvaient émises, et plus tentais-je de masquer les plus inavouables, plus les autres acteurs y répondaient. Cela devenait un infamant dialogue, où d’abord la dualité s’affrontait, puis tout et son contraire, pour enfin se démultiplier en pléthore de «petits moi» pérorant comme des dindes aux oreilles de tous! Et la salle de se gausser, d’en redemander! Les acteurs en servaient tant et tant, qu’ils finissaient par en jeter de trop grosses pelletées! La comédie tombait dans le burlesque, le rictus hachuré par les couleurs tapageuses des rouges à lèvres sertis sur la bouche des comédiens! Ce qui était en moi, ou plutôt en «soi», tous les moindres malaises, éclataient comme des pustules sur les faces clownesques jacassant entre cour et jardin.

Pas un instant de répit, plein feux, on y allait bouche pleine, contant et racontant ce que je ne fus pas, ce que j’eus dû être, et – me voyant imité, jugé par ma propre superbe – l’homme au-dessous, déchiré, apparaissant tel qu’il était réellement. Un être vétuste, entouré de haillons ou guenilles, claudiquant, titubant, pour enfin s’écrouler comme ivre mort, la tête pendante contre le bord de la fosse d’orchestre.

L’insupportable me pétrifiait sur le strapontin! Je ne pouvais plus bouger, ni me lever, même en essayant de toutes mes forces, je devais déclarer forfait en demeurant clouer sur ce maudit siège!
J’entendais le public, sentais sa moiteur, avec parfois une brise de parfum bon marché, se répandant indistinct entre deux toussotements. Cela devenait angoissant, car un blanc silence s’installait sur scène. La frousse.
J’entendis une page qui se tournait, un chuchotis, puis d’une niche flanquée à flanc plateau, une phrase lâchée au vol. J’étais presque soulagé, mais non, voilà que le dithyrambe reprenait de plus beau!
Mon ami Stéphane! Où donc était-il? Que faisait-il si loin! Pourquoi n’était-il pas venu me porter secours à l’entracte! Au fait… Je ne me rappelle pas qu’il y en ait eu un. C’est très étrange, ce rideau rouge, ces coulisses, ces failles obscures entre le champ de lumière.
Un avant, un après. Un tourbillon de vie, à peine un soubresaut au centre du jeu, qu’est-ce que cela pouvait donc bien signifier? Qu’y faisions-nous, d’un côté ou de l’autre, et ce Stéphane ne donnant pas signe de vie, pour une fois qu’on me sortait aux spectacles, moi qui avais horreur des mondanités! Ces spectateurs, tous bien vêtus pour l’occasion, chaussures cirées, cravatés, enrobés, socialement cartographiés à bon escient! Qu’attendaient-ils de moi, qu’espéraient-ils? De s’amuser encore plus? Ne s’étaient-ils pas assez divertis comme cela? Avaient-ils donc à ce point besoin de voir l’âme de celui qu’ils raillaient, aussi démunie et ridiculisée que le fût son corps?

Tout devenait opaque, à trop éclairer, l’astre rond des projecteurs noircissait les alentours, tout comme la nuit permettait la fouille solaire des recoins d’un être. Ou de son embryon.
Il n’y avait que les frises, où les ombres pataugent sur la houille, la veilleuse bleue, comme un œil borne, jalonnant les repaires phosphorescents des coulisses inconscientes, pré-existant la vie de ceux dont elle allait se jouer! Séparées les réalités, par ces minces strates tissulaires, compartimentant le brouhaha de la foule et des mystères voilés du plateau. Les balances des lumières nous font crouler d’une réalité à l’autre, d’un côté qui n’appartient à rien, fuyant, aqueux, et dont il ne reste qu’une chagrine trace de passage, jusqu’en régie finale! 
Alors…

Alors rideau! Applaudissement, dans le meilleur des cas. Ou sinon le four, le couac.
Rideau.

 – T’étais bien Julien ce soir, mais tu nous a flanqué une de ces frousses à un moment!
 – Pardon?
 – Tu as eu un blanc tout à l’heure! Heureusement que Fabrice était là pour te repêcher! Quand je pense que partout ailleurs ils ont enlevé le trou du souffleur! On se demande bien pourquoi!
 – Mais… Comment ça? De quoi parlez-vous donc?
 – Dis-donc Julien, tu te fous de nous j’espère? Réveille toi! On est au théâtre! Au théâtre du Vieux Quartier de Montreux! Arrête un peu! Tu nous fait le coup tous les soirs, et là tu deviens franchement lourd, et plus du tout plausible…
 – Au théâtre…
 – Oui Julien! Tu sais plus ce que c’est, je suppose, comme à chaque fois! Mais ce coup-ci, ça marche plus ton truc!
 – Mais… je… J’étais avec Stéphane, c’est lui qui m’a invité à voir la pièce!
 – Oui on sait! Merci! C’est écrit dans le texte! Mais là on joue plus! C’est fini!
 – Mais c’est quoi cette comédie?
 – C’est toi qui le demandes «Le strapontin numéro un»! T’es grave ce soir! Pire que d’habitude!
 – C’est… C’est une mauvaise plaisanterie… Une sale blague. Vous avez dû monter ça avec Stéphane pour vous foutre de ma gueule! Mais là, c’est vraiment plus drôle!
 – En effet… On a monté ça avec Stéphane, puisque c’est lui le metteur en scène!
 – Je comprends pas ce qui m’arrive, je deviens fou…
 – C’est ce que tu dis comme dernière réplique… Tu ne sais plus voir la réalité de la vie, avec ce que tu es en scène! Le vrai du faux!
 – J’y ai vécu toute ma vie dans le mensonge…
 – Non, ça c’est moi qui dois le dire, pas toi!
 – Mais non! Arrêtez! Vous allez me rendre cinglé! Je suis venu voir la pièce, puis… On n’a jamais voulu me dire pourquoi je ne devais pas utiliser le strapontin numéro un, alors… me connaissant, j’ai faussé compagnie à Stéphane pour m’y asseoir, et c’est là que tout s’est embrouillé. Ma vie, déshabillée en scène, les humiliations…
 – Oui c’est le sujet de la pièce, figure-toi! Tu prends tout à coeur! Mais là, c’est fini! Le public est parti, et il n’y a aussi plus personne en régie!
 – Mais le Strapontin numéro un…
 – Ce n’est pas ton rôle de savoir à quoi il sert, le strapontin numéro un!

Et maintenant, fin du dernier acte!

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, novembre 2014, Les contes fantasmagoriques de Montreux. «Le strapontin numéro un»– Tous droits de reproduction réservés.