Le souper
Voici le 85ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Un conte sensuel dans la région de Glion. Bonne lecture!
LE SOUPER
Genre: Fantastique
à Jenny B.
Depuis mon existence entière, cet événement me rongeait corps et âme, et maintenant que le grand soir était enfin éclos, il fallait qu’il se déroulât à la perfection.
Tout y avait été prévu, calculé au millimètre près.
Je les recevrais dans le Parc désaffecté de l’Hôtel Righi Vaudois, à Glion, deux heures avant que se manifeste le crépuscule, afin qu’elles y reçoivent le cocktail de bienvenue.
Puis, une fois terminés ces préambules, nous irons dans le grand salon de l’Hôtel Victoria, un peu plus haut, fêter dignement cet ultime souper, que je voudrais grandiose à plus d’un point; depuis le service, jusqu’à l’échelonnage des couverts les plus précieux, des nappes lourdes et brodées de liserés bleus, des verres en cristal de Bohême dont la forme et l’élégance seraient prises en considération selon le modèle et le tempérament de la femme qui le porterait jusqu’aux lèvres.
Puis ces convives parcourraient solennellement tout un champ d’honneur, avant de rejoindre les places qui leurs seraient assignées.
Un petit garçon de pierre moussue les accueillerait d’un air espiègle, surmonté au-dessus de son socle, le demi sourire bifurquant vers les épais feuillages dissimulant le plateau lacustre.
La sérénité des murs ensuite, lignant le lieu d’arabesques cajoleuses, puis ouvrant sur un parc en contrebas, lui-même s’égrainant en terrasses vers quelque élytre de serres abandonnées, de jardins en terrasses, dominant d’autres arbres et allées éclosant en contrebas, et dont il semblait que le ruissellement n’en finissait pas.
Elles s’égayeraient comme la brise entre les buissons, toutes vêtues de clairs atours, constitués en divers dégradés du même ton. L’ensemble des robes et parures devant servir la cérémonie serait taillé sur mesure, pour chacune et selon leurs inclinations préférées. Il ne persisterait aucune faute de goût, ni maladresse stylistique; les tailles frêles se découperaient majestueuses au-dessus des herbes asséchées de canicules. On verrait déambuler une procession de nues, des voiles translucides, nourris par les corps y soufflant le vair de leurs gracieux philtres cristallins.
Là, sur les sentes de gravier et sur les reins tièdes du muret empêchant le paysage d’inonder le vide s’épandant jusqu’au lac, ces belles, en cortège les unes derrière les autres, porteraient le flambeau des corps sous la gaze de leurs silhouettes enluminant les lieux.
Plus d’une, en relevant la tête, verrait les sommets du grand parc abrité de cèdres du Liban, de tilleuls majestueux les recouvrant juste afin que les cieux ne s’emplissent point trop d’étoiles à la fois, ou de froidures subites provenant de l’encolure des fontaines encore vivantes.
Il y aurait en ces herbes ovales, en ces champs scalariformes, des lames gazonnées, arrosées à la fraîche, pour que les pas déchaussés y rencontrassent juste un frisson de biche au pied s’y saupoudrant.
Oui, c’est cela. Ce seraient des guirlandes illuminées, glissant au long des allées, comme des notes campanules sur une portée d’adage.
Les unes derrière les autres, lampions scintillants au-dessus du lac et qui, plus loin, plus avant, leur serviraient de champs d’airain, réverbérant comme au fond d’une vasque l’immense plaine dont les clartés à l’assaut des pierres et murailles, éclabousseraient d’embruns les restes d’angles semblant déjà enfouis sous la pénombre.
Là-bas le vide, bien au-dessous de l’altitude, et dont la combe miroitait, s’écoulant avec noblesse vers des descendances vertigineuses.
La véranda du Righi Vaudois s’illuminerait en une seule fois, dardant le verre stellaire. Dès franchies les chevilles d’albâtre encadrant les marches d’escaliers, face aux puissants torses des arbres vigiles, il éclaterait là le grand orchestre, en chevelures perruques et archets zélés, entre Ravel et Debussy, puis plus haut, sous les combles, vers l’oeil de boeuf, plus subtil comme la pluie tiède et vaporeuse pendant l’orage, du piano forte, des notes de Satie, audibles comme il se faut, se faufilant depuis les grandes coiffes Belle-Époque, en y éclaboussant gouttières et rigoles, jusqu’à émerger par le balcon Est, et la porte patio.
Odeur forte de la poussière transpirée de pluie. Saveur des peaux humides sur le coton vêtu, du cou salé à souhait sous la dentelle des eaux.
Puis, révérences une fois de plus devant l’espiègle petit garçon de pierre, clamant au loin dans les fourrés sa bonhomie, entre le calme revenu et le dernier volant de l’ultime robe foulant le sol, la nuit enrobant tout, le parc réapproprié à son velours épais, dont le liquide ténébreux, faisait perdre au visage le don d’admirer l’invisible.
Toutes ici, à table, la puissante Béatrice aux mains fines et dorées sur les bols de thé, Charlotte la sensuelle, éclaboussée de chèvrefeuille, Valérie, qui sous les toits de Paris, bécotait comme l’hirondelle, Isabelle la gouailleuse, Inger la nordique acclamée de tant d’amour, Daniëlle au regard fané des brumes des Flandres, Sabine l’ennuyeuse petite rose à peine éclose, Sabrina, la douce et haute silhouette blanche des plaines du Pô, Danièle la pulpeuse et dégorgeant de vie, Anne l’autoritaire aimante et vindicatrice, Karen aux déhanchés kabyles, Jenny, la grande et élancée, Jenny, plus blanche que les porcelaines anglaises, puis, puis… oui… Qui encore… Qui encore…
Les deux hôtels s’entendaient, se répondaient, en échos, entre les nuitées venteuses des arbres, les grappes odoriférantes libérées par la chaleur du jour, et roulées par le “Jaman” nocturne.
On sentait tout, on entendait tout, la moindre petite lueur se faufilant dans les fourrés, effilochée sous un platane; les lucioles au-dessus des rocailles s’enhardissaient à participer à la fête, à saupoudrer de carnaval la fête immense, offerte en honneur à toutes les femmes que j’avais tant aimées, sincèrement pendant ma longue vie, et dont c’était ici, en ce lieu béni des Dieux, la Cène paroxystique du dernier acte!
Mais le personnel semblait changé, bien qu’identique, cependant plus austère, plus… Comment dire… Plus compatissant avec les convives, plus à l’écoute, plus dans le don pur de ce qu’ils désiraient offrir.
Même le directeur, même Grévis, le vieux Maître d’hôtel liégeois.
Ils avaient tous moins d’ampleur, beaucoup plus de coeur, c’était vraiment troublant comme impression, ce grand retour de fluides dans la clepsydre humaine.
Le lieu se nimbait de phosphorescences pénétrantes provenant de l’intérieur des pierres, des murs même de la bâtisse.
Il y avait cependant trois sièges vides, trois convives qui n’étaient pas venues, sans avertir, comme on le leur avait demandé.
J’étais on ne peut plus déçu. Non pas que j’appréciais moins les autres femmes qui avaient répondu à mon invitation, ce n’était pas du tout ça, je savais que j’avais aimé toutes ces femmes de la même manière, ceci était la règle que je m’étais imposée pour ce souper, que ces convives aient été en tous points adulées de la même façons, toutes, sans exception aucune, avec cette équanimité sacrée qui me tint tant à coeur, durant des périodes de vie plus ou moins longues, d’autres parfois très courtes, selon les circonstances ou les erreurs démarquées de jeunesse.
Alors, que s’était-il donc passé? Pourquoi n’étaient-elles pas présentes?
Il manquait Daniëlle la petite flamande, Inger la norvégienne, et Jenny la blanche fée du continent américain.
Échanges de regards entre Grévis et le directeur de l’hôtel Victoria, qui était un gentleman né, alors que le service tout d’un coup se figea net, que les feux pâlirent et que les convives essuyaient leurs yeux, semblant soudainement emplis de remords.
Je me ravisais… C’est vrai mon Dieu! J’avais pensé à tout sauf à cela en ces circonstances si extraordinaires!
J’étais bien plus âgé que certaines d’entre elles, je n’avais plus reçu de nouvelles depuis longtemps, me semblait-il, à moins que… Oh non! Tout mais pas ça! Cette pensée seule m’effarait… Qu’il ait pu… Qu’il ait pu leur arriver malheur. Peut-être étaient-elles déjà mortes, par maladie ou accident. À cela j’avais échappé, mais pas à la perte fonctionnelle de mes jambes. Alors?
Je me sentais, comme bien souvent, totalement égaré, dans un milieu qui ne m’appartenait plus et me laissait totalement indifférent.
Grévis, toujours sous l’oeil acquiescent du Directeur, prit la parole.
– Monsieur. Il est grand temps que vous deveniez conscient de votre nouvelle situation, mais vous ne voulez pas voir la réalité en face. Aussi, je vous le réaffirme une fois de plus, toujours avec autorité et beaucoup d’amour, afin de vous rendre la chose encore plus aisée. Voilà. Vous n’êtes plus existant du champ terrestre depuis maintenant dix longues années.
Vos convives absentes, ce n’est pas qu’elles soient défuntes elles aussi, mais voyez-vous, et comprenez-le bien, elles sont encore vivantes en bas, et n’ont pas encore achevé leurs cycles. Ce qui justifie leurs absences avec nous autres, ce soir. En revanche, toutes vos compagnes qui se trouvent ici, aussi aimantes que vos intentions sont nobles, ne demandent qu’à vous rencontrer et demeurer avec vous bien plus longuement qu’une simple soirée à chaque fois recommencée puis interrompue, toujours de la même manière, au même endroit, à cet instant précis, pendant dix longues années consécutives, me comprendrez-vous enfin?
Pourrions-nous tous espérer gouter à autre chose? Il ne dépend désormais que de vous, comme toujours, de rompre ce manège infernal…
… J’avais longuement attendu cet événement, il fallait donc qu’il se déroulât à la perfection. Tout calculé, tout prévu, je crois même au millimètre près…
… Je les recevrai dans le Parc désaffecté de l’Hôtel Righi Vaudois, à Glion, au crépuscule, afin qu’elles y terminent le grand cocktail de bienvenue…
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le souper” – Tous droits de reproduction réservés, juillet 2015.