Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 03/12/2018

Le seigle et la misère

Le seigle et la misère 

Nouvelle. 

À Henriette, Nelly, Alice, Andrée et tant d’autres femmes besogneuses, esclaves ou victimes de la rudesse d’une époque, de l’ignorance et de la brutalité des hommes.

Que leus mémoire persiste toujours, à jamais en nous, puis se retransmette aux générations futures. 

Marie Jeanne regardait, une dernière fois encore, les petites fenêtres grincheuses par lesquelles se figeaient un jour pisseux. 

Comme ses parents, elle avait une valise de cuir usée par les temps, par les nombreux déplacements effectués à la tâche, de village en village, depuis bon nombre d’années déjà. 

On fuyait la fatalité, la misère, les ruelles poussiéreuses et les regards obliques. 

C’était le grand jour, on ne verrait plus tomber un cloaque cireux sur des épaules en haillons, et la cave au sol de terre battue, aux pommes talées s’ouvrant sur une mince porte cochère, ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir. 

Les dalles seraient désormais négligées, les matins pluvieux, par Angéline, la cadette pieds nus en sabots lui entamant les chairs. Surtout, on entendrait plus cette meule fraisant les grains de seigle, inlassablement. Cette espèce de boue glaireuse et verdâtre battant le pétrin, demeurant toujours plate et lourde et, surtout, diffusant sa caractéristique odeur d’âcreté, symbole de disette.

Il était difficile de sortir de ce village, Pertit et ses pâtés médiévaux, humides, ruminant l’ombre et les lisiers, ceux bien présents et les autres, avec les marchands de vin, les menuisiers, tout ce petit monde nuisant à la subsistance du voisin, par des sales coups effectués «par en dessous» .

C’était des cabanons empilés et s’accotant de guingois, on y voyait les lattes disjointes pondre leur usure récurrente. Les êtres avaient pour la plupart des constitutions aussi rachitiques que leurs antres. 

La ruralité suintait son égout à ciel ouvert, les rigoles colportaient les nuisances et pestilences d’autrui jusque vers une vague citerne éborgnée par les intempéries. Une coulée de boue dévalant depuis Sonzier avait emporté les remparts d’un réservoir, les limons du sol se mélangeaient aux vases intestinales, après avoir tout dégluti au passage. 

Les années s’étaient empilées ainsi, à la verticale ou biscornues. On demeurait le corps rassis, les mains amorphes déposées sur les genoux, à attendre le retour des jeunes, laminés aux corvées, ou alors, d’autres hypothétiques beaux jours. 

Le père Vuagniaux tuait le cochon, puis le disposait dans le grand fumoir à étages. L’hiver ou à la fin de l’automne, avec les pommes tièdes sortant des fours à pierre et le boudin fraîchement battu, on s’avançait dans la moiteur tiédasse et grippale de toutes ces chairs se pervertissant en sourdine, celles des fruits achevant de dégorger dans une casserole ou suintant des corbeilles, celles des viandes faisandant en retour de chasse, éviscérées au fond des caves et dont on apercevait depuis les soupiraux, les premières feuilles pourrissant dans la boue. 

Quand on était une femme, issue de ces villages insalubres, où l’alcool faisait la loi de l’homme, et la brutalité survenant, celle des conjointes, que pouvait-on espérer de mieux que de perpétuer la marche de ces chars à foin, de génération en génération? 

C’était rapidement astiqué; comme l’on montait sur les trous de tabourets en cas de panne de jupons, on chevauchait la femelle entre deux hanches de tonneaux. Parfois, les caisses faisaient l’affaire, ou encore les brancards chargés de fenaisons. On y râlait en grande brutalité, et les crasseux de la forge ou de la menuiserie, recouverts d’un tablier de suie, s’élaboraient des «vites» endiabléess. Quelques coups bien placés si la femme résistait et que l’alcool fort donnant du cœur au ventre rendait plus coriace, et le tour était joué. Si les pieds avaient heurté les ventres, et si la gamine couchée les reins au travers des pavés avaient reçu la bottine «au mauvais endroit», il naissait alors, sous l’emprise éthylique et le brigandage corporel, de ces espèces de rejetons aplatis du profil, lorgnant autour d’eux, enclins d’un profond avachissement que rien ne saurait mieux décrire que des lèvres emplies de morve et murant tous contacts avec les autres glaires indigènes, qui ne reconnaitraient de toute façon jamais leurs sombres machinations.

Angéline avait séché ainsi, d’une mystérieuse hémorragie du bas-ventre, immédiatement jetée dans un seau. 

Les bassins violentés passaient de suite de la terre au linceul. On ne sortait jamais de la motte, si ce n’était pour en évacuer sa propre chair, aussi naturellement que des menstrues emplies de paille aux endroits «qui ne regardaient que les histoires de bonnes femmes».

Marie-Jeanne partait à la ville; mieux, elle allait au-delà de Lausanne, puis tout en haut de la France, à Calais, car c’était décidé: il fallait lâcher le vieux continent, il n’y avait plus rien ni à acheter ni à vendre. Le foin valait moins que rien, la viande devenait écœurante; puis entendre retentir les cris et les agonies des cochons dans tout le village, cela n’était plus envisageable du tout. C’était ses propres tripes qui brayaient.

Il fallait bien qu’une femme tint son rang ou vienne à l’arracher, en grimpant petit à petit en bras de chemise les échelons sociaux permettant d’enfin émerger d’une situation impropre, et voir l’azur recouvrir le sommet du puits ou le bout du tunnel, recouvrés d’horizons. 

Elle avait brûlé les meubles en cheminée, démantelé les fauteuils, éventré les sommiers de crin et fracassé les montants de lits. De toutes façons, son homme ne voyait rien de tout cela. La raison engluée dans le marc de raisin et les fiançailles jetées aux orties. Chaque fois qu’il essayait la grimpette, il tombait à côté ou déjantait du haricot pour terminer en coma éthylique, le nez enfoui sous ses propres déjections. 

C’était courageux pour la Marie-Jeanne, de quitter cette nichée de morveux, de tout abandonner, pour aller s’instruire au Royaume-Uni. Elle s’était déjà maintes fois torturé le poignet sur une écriture laborieuse, qui lui permettrait de pouvoir signer des bordereaux ou remplir des fichiers administratifs. Pour l’anglais, elle verrait bien. Quand elle avait été de corvette au Montreux-Palace, dans les familles britanniques aisées, elle l’avait un peu saisi au vol. Une fois qu’on sait que ça s’écrit gomme et que ça se prononce caoutchouc, on est sorti d’affaire! De toutes manières, pour quitter ce rivage d’infortune recouvrant la misère d’une clarté trompeuse, enfouie sous les strates d’un paysage idyllique, il fallait à la base posséder un peu de jugeotte, mais surtout avoir du corps, la force et l’endurance d’un bœuf au licol! Ce qu’elle se répétait souvent pour se redonner du courage. Alors, en ce jour de suie intense, même avec les dorures de l’automne, rien ne pourrait plus la pousser à reculer. Encore moins ce pâté indigeste d’accent vaudois, englué dans le papet de poireaux, ni cette lenteur de pensée et d’action, ces étendards que l’on voudrait toujours river contre les mâts ou ses oriflammes muselés sous l’étouffoir. 

Il lui fallait de l’audace, et ces rampants n’en avaient point; ils en ignoraient même l’existence, ou se contentaient de leur médiocres survies. 

Alors, le ventre noué au-dessus des bottines, presque la chienlit dans le linge, elle emporta son baluchon, ce matin-là, tandis que derrière les fenêtres, de méchants rictus semblaient déformer les vitrages pour la plupart réduits en lambeaux. 

Elle savait qu’elle ne reverrait probablement plus la région de sa vie, ni son salopard de bonhomme roulant bérets et sarraus sur la fange des caveaux. 

Il y avait juste ce moulin à grains, le son persistant de la céréale verte broyée sous la meule, qui se tasserait encore longtemps aux fonds des tympans. Cela ferait encore des quignons de boues pour l’hiver, avec les châtaignes à remuer sans beurre sous la veilleuse à pétrole. 

Les ténèbres violacées sur le bourg, enfin l’ardoise profonde des carreaux transformant le verre en minéraux ténébreux, s’abattraient une fois de plus sur les solives disjointes.

On peut échapper à sa condition, se dit Marie-Jeanne, de Pertit la boueuse, aux haleines ascétiques et qui sait, là-bas, le seigle miséreux n’existe-t-il peut-être plus, ni les rogne-petits qui finiront ensevelis par ces vignobles qu’ils boivent et dont ils seront à leurs tours par eux, avalés. 

Quand elle se retrouvera de l’autre côté de la Manche, à l’orée d’un monde nouveau, un soir qu’elle sera installée sur une chaise lorgnant le crépuscule, un survenant émergera sûrement du brouillard, au moment où elle ne s’y attendra nullement, peut-être un peu moins miséreux que les gueux de Charles Dickens. 

Peut-on fuir la chair de ses propres os, et la terre qui rassasie les ventres affamés?

Hôtel Royal Plaza, octobre 2018.

© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Le seigle et la misère», octobre 2018.Tous droits de reproduction et diffusion réservés.