Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 23/04/2018

Le Royaume des Grands-Parents

Voici le 153ème conte de l’écrivain montreusien Luciano cCvallini. Il nous parle des ressentis de sa petite enfance.

 

Le Royaume des Grands-Parents
Récit d’enfance

À mes chers grands parents, Charles-Louis et Nelly-Germaine-Burdet-Diserens. 

Clarens, “Les Bouleaux”.

On se rappelle du long corridor avec son carrelage particulier. Tout y paraissait mystérieux, ça le demeure encore d’ailleurs, bien des années après. Depuis la cage d’escalier, la lumière filtrait au travers d’un vitrage la dispersant de manière indirecte, ainsi les heures du jour et du soir avaient toutes leurs colorations propres.
Sur la droite s’ouvrait la cuisine, des plus lumineuses et fleuries, avec son évier de pierre et l’oblong ballon d’eau chaude ainsi que ses multiples tuyaux remontant jusqu’au plafond. Il y avait aussi le potager, un beau potager blanc bourgeonnant son Butane propret en surface, sur toutes les bonnes choses que confectionnait grand-mère. Le soir, parfois, on s’amusait à éteindre les lumières de la maison; alors, il ne restait plus qu’un fond cyan nimbant les murs et les plafonds, avec le doux chuintement et l’odeur particulière de ces corolles bourgeonnant fièrement au-dessus de la faïence.

Chaque endroit paraissait un royaume, chaque lieu un domaine. Le garde-manger par exemple, avec la meurtrière et la clarté passant au travers du tulle, en lequel on percevait également le murmure de la rue. J’y recherchais une souris, ma souris Malka, Victor, le grillon du foyer, tous ces êtres entraperçus sur le papier jauni des livres d’enfance.
J’aimais la saveur âcre des mélasses s’y dispersant, le bord collant des bocaux ventrus de confiture.

En retrait, tel un appentis, s’ouvrait la galerie plongeant sur la cour nord. Il y faisait toujours un peu cru, même l’été. On y ressentait les fragrances des autres appartements remontant par effluves, parfois des odeurs cuisinées depuis le matin, parfois de produits, d’encaustique ou de savonnages divers provenant des vaisselles ou des rinçures de sols.

Puis, enfin, la grande armoire regorgeant de boîtes remplies de farines, de vermicelles se tordant en tous sens, de macaronis, spaghettis, tout bien ordonnés, se suivant les uns derrière les autres ou par étalonnages successifs.
Les artères de la maison passaient au travers de cet espace bruni par une constante pénombre. On y entendait chuinter la circulation vitale du bâtiment, on savait qu’il était en vie, de par la bonne tiédeur s’y diffusant. On pouvait lever le regard très haut, le reste de cet espace demeurait disparate, on le reconnaissait juste grâce à son odeur vanillée; car, sur les étagères supérieures, de grandes gousses flottaient à mi-hauteur, tentacules noires et luisantes, somnolant immobiles dans leurs étroites éprouvettes. On aurait pu monter ainsi jusque chez la voisine, dont on entendait même les rumeurs s’égoutter grâce aux interstices disjoints de la maçonnerie.

La lumière baignait l’endroit, la chambre à coucher avec sa grosse armoire à psyché ovale, les deux petites tables de nuit en marbre, les lits accolés, la fiole d’alcool camphré, les portraits des vieilles tantes et les habits exhalant quelque ultime soupir de naphtaline, hermétiquement clos dans leurs housses de médecine légale.

Tout cela rythmé par le battant du coucou, la pendule du salon, le roulement des réveils qui, de nuit, transpiraient leur phosphore sur des pupilles dilatées, exagérant les heures, les rendant plus gigantesques encore que ce qu’elles étaient ou auraient pu devenir. Puis il y avait le bahut, le bahut sans fond dans lequel on pouvait s’engouffrer, le sol du vestibule se transformant en route ou en rails de chemin de fer, il suffisait de suivre les jointures des carreaux ou les dessins en médaillon des tapis pour partir à l’aventure et vivre des expéditions toutes plus extraordinaires les unes des autres. Que cela soit sur des lointains continents, des hauts sommets, chaque dessin, chaque petit point mouchetant le sol représentait de vastes territoires vers lesquels, de plus en plus loin, on pouvait s’échapper.

Il y avait aussi les cascades verdâtres de la salle de bain. Car, curieusement, le carreau de la fenêtre dispensait un halo changeant de structure une fois l’émail maculé. Lorsque l’eau du bain vitrifiait presque jusqu’au rebord de la baignoire, on avait ce reflet émeraude qui dansait au plafond, sur la robinetterie, les tons et les scintillements ensemble s’amalgamaient en de fantasques chorégraphies, s’éclaboussant jusque sur les flacons de la pharmacie de grand-père, alignés sous un petit meuble alcôve.

Si l’on continuait les pérégrinations, on arrivait au salon. Ici, les soies chatoyantes relâchaient sans murmure au-devant de vitrages laissant les cieux filtrer en opaline. Les meubles cossus s’élevaient au-dessus du tapis, avec l’argenterie et les verreries exposées à fleur des vitrines, jaillissant d’une crédence semblant, à elle seule, soutenir tout un pan de mur. Le canapé ondulait dans un coin, il semblait frissonner des accoudoirs contre la vieille tapisserie, laissant un vide vers l’arrière, où parfois, il faisait bon se dissimuler.
La chaise coin de feu permettait d’apercevoir le Château des Crêtes qui, derrière la fenêtre ouest, semblait une miniature disposée dans un coffret transparent. On y entendait poindre un flot de musique classique, que grand-père laissait constamment s’écouler du poste de Beromünster. Le beau trèfle de la TSF clignait d’une boutonnière émeraude, vers le cadre de l’appareil impeccablement astiqué chaque matin par grand-mère.

Puis c’était la petite chambre avec, encore au milieu du carreau et parfois des doubles vitrages d’hiver, l’éclosion rosâtre et harmonieuse du Château des Crêtes avec son belvédère octogonal et son phare mystérieux dispersant espace et clarté.

L’échine ondulante de la colline et des arbres, se détachant en encre de Chine sur le couchant, rosissait la vigne. Il s’élevait alors, sous l’action de ces marées vespérales, d’étonnantes courbes crénelées comme si l’on menait vers je ne sais quelles fastueuses réceptions, tout un attelage de caravanes, un rituel de Grand Orient donné en l’honneur d’une princesse que je ne cessais d’attendre.
Le regard demeurait souvent fiché de longues minutes sur ces mystérieux destriers changeant tous d’allure au fil des saisons.
Il y avait aussi ces longues siestes qui prenaient du temps, derrière les persiennes mi-closes, avec l’odeur pénétrante et le teint des lilas gaufrant le plafond.

On avait alors tout le temps nécessaire de se laisser dériver ainsi, lors des bienveillantes maladies d’enfance.

 

Rien ne ressemblait plus à la vie d’ici-bas.
Ni l’armoire ascenseur, la lueur des voisins filtrant des scissures, ni les espaces s’interpénétrant, toutes ces limites que l’on pouvait franchir dans l’ombre en s’enfermant à l’intérieur, parmi l’odeur des tissus et les rumeurs d’une vie retirée, provenant des fondements, des plinthes disjointes ou des lattes de parquet permettant de voguer entre deux mondes. Cela provoquait parfois d’affreux cauchemars nocturnes, lorsque toutes ces encres et graphites communs se mettaient à ne former plus qu’un seul et unique spectre, béant au milieu de cette armoire, mi-compact ou mi-liquide, en lequel on avait l’impression d’être englouti! Combien fallait-il se retenir avec force, cramponné au sommier du lit! Puis il s’épandait d’autres rumeurs provenant des voisins, emprisonnées entre deux cloisons, tous ces gémissements se débattant en filigrane!

Souvent, les soirées s’achevaient en bouquet final, grâce aux portes à vitrages disposées en enfilades au pourtour du vestibule. Lorsque toutes les lumières de l’appartement de grand-mère scintillaient en même temps, on voyait alors flamber aux travers de ces vitraux gigantesques, l’apothéose stellaire contre les murs de la chambre et du plafond. Les coloris s’interpénétraient; le jade de la salle de bain avec les roseurs du salon, le jaune de la cuisine, le rougeoiement de la chambre à coucher de grand-mère et grand-père puis même, avec un peu plus de chance, le vert glacial de la cage d’escalier.

 

C’était tout un royaume constitué d’éblouissements et de sensations; ces échappées-là, vers des royaumes infinis, ne remplacèrent jamais les vrais voyages sur de vrais continents solides, constitués de terres et de mers.

Rien ne pouvait être aussi fort que tous ces paysages aperçus au travers des vieilles boîtes de fer-blanc, transformées en petites voitures, ces emballages d’œufs avec lesquels on voguait sur l’océan des tapis ou, encore, de ces contrées survolées dans toutes les pièces de la maison, avec seulement un petit avion constitué de pièces montées en plastique ou en bois.

Aucun château-fort non plus ne remplaça jamais le haut donjon de l’étendage, lorsqu’à l’arrière des murs à claires-voies, le paysage laissait place à un espace moucheté, explosant de clarté sur un royaume fantasque.

Celui de grand-mère et de grand-père, monarques de l’enfance.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux”, “Le Royaume des Grands-Parents”, avril 2018 – Tous droits de reproduction réservés.