Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/12/2016

Le phénomène Excelsior

Voici le 110ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Pure fiction d’épouvante, avec carton rouge…

Le phénomène Excelsior
Genre : Épouvante, fiction

“Dans le désert du Nouveau-Mexique, un tueur en série est en liberté. Depuis plus de 30 ans quelqu’un ou quelque chose rôde sur tout le territoire américain laissant derrière lui un cortège de plus de 10 000 victimes animales horriblement mutilées. Nous les appelons les mutilations animales.
La mort de ces animaux est soudaine et pourtant la cause véritable demeure encore inconnue. “

À ma fille Gaïa

Alexander McFiersen avait été retrouvé sans vie dans la chambre du Grand Hôtel Excelsior. Formidable mort si l’on en croit les témoins se trouvant sur place, mais pas moins effrayante. Le flanc droit était à découvert, excavé de part en part, il ne demeurait pas même une côte entière digne de ce nom qui fut encore correctement enchâssée au bon endroit. Les poumons gisaient d’un côté, le foie et la rate de l’autre, quand aux entrailles, ce n’était plus qu’un vaste champ de boudins noirâtres, une bouillie disséminée achevant de coaguler sur le parquet.

Curieusement, à part tous ces abats atrocement mutilés, on ne trouvait aucune flaque de sang apparente sur la scène du crime ou autres hémorragies dues à la violence de l’acte. Un acharnement bestial s’était emparé du prédateur, ou une haine tenace qui, seule, pouvait justifier un acte tel que celui-ci, sans toutefois que l’on puisse parvenir à en expliquer les causes. Il ne manquait pourtant pas de lumière dans cette magnifique chambre haute de plafond et s’ouvrant au-devant d’une baie lacustre réverbérant toute sa clarté contre l’auguste façade.

La pièce était close de l’intérieur, aucun bruit n’avait filtré, ni aucune plainte sous les plinthes. On aurait pu, selon la femme de chambre s’occupant de l’étage à ce moment-là, entendre voler une mouche, voire même une abeille alourdie de pollen.
Le cadavre se trouvait rigidifié dans la position qu’il sembla avoir adopté à l’ultime instant de face à face, pétrifié de terreur et le regard exsangue.

Fait curieux: ses deux mains disparaissaient, emmaillotées sous des magmas de caillots. Les fosses abdominale et costale donnaient l’impression d’avoir été les plus profanées du corps, considérant qu’aucun autre conglomérat ne semblait disséminé sur le reste du cadavre demeurant quasiment «sain».
On ne constatait pas d’effractions non plus, ni de dépravations, tout semblait à sa place et respirer de la plus douce quiétude derrière les tentures voltigeant sous la brise. Les bruissements se disputaient même les trilles des oiseaux colportant leurs espiègleries entre les arbres de la berge.

L’épouvante auquel le misérable sembla avoir été confronté, tranchait singulièrement avec la conformité des alentours, et le reflet mordoré du magnolia en fleurs gouachant délicatement les moulures du plafond.
Qui avait pu commettre une telle abjection sans attirer l’attention du quidam? On avait beau fouiller les registres de la clientèle, on ne trouvait quiconque à soupçonner. La plupart des pensionnaires étaient des habitués des lieux, des personnes pour la plupart impotentes qui revenaient chaque année et à la même période, profiter de leur remise en forme et de leurs réinvestissements plastiques.

Dans le parc, le reste des résidents alanguis sur transats n’avaient rien remarqué d’inhabituel, les belle paupières céruléennes suspendues au-dessus des balcons protégeaient jalousement leurs secrets d’alcôves.

Une équipe spéciale, chargée d’étudier la toxicité des lieux, fit des recherches de champignons et de moisissures un peu partout, tel le pied du diable aux protéines terriblement hallucinatoires, mais il n’y avait aucune chance de le trouver sous nos climats. Quand aux autres carpophores pouvant éventuellement se développer dans un endroit humide comme la salle de bain ou les devantures des fenêtres, les boitiers de climatiseurs, il était plus qu’improbable d’en découvrir; cependant autant en avoir le cœur net en investiguant de manière drastique, sans omettre le moindre détail. 

Alexander McFiersen était mort différemment, peut être plus par l’attaque de quelque chose que de quelqu’un.
Une fois le corps emmené en médecine légale, on trouva le sol où était étendu le cadavre aussi propre qu’un sou neuf. Comme dans les cas de crémations spontanées, les personnes se consumaient sans que le mobilier d’alentour et les fauteuils où étaient assises les victimes ne soient affectés en quoi que ce soit.

Mais, en ces circonstances précises, il ne s’agissait nullement de combustion, mais de mutilations savamment menées et ce, avec une précision chirurgicale. On en avait rapporté de similaires au Nouveau Mexique sur du bétail, que le FBI, toujours sans réponses «officielles», avait fini par relié aux phénomènes OVNI, Territoire 111, Hangar 51, Majestic 11, Groom Lake, Dream Land, etc, tous ces coins reculés de Californie forts attrayants pour y passer ses vacances… Et certainement les prolonger définitivement! 

On continuait donc de patauger dans la semoule, concernant les énucléations, éviscérations, ablations de parties génitales sur des vaches, et autres mystères repris avec force détails dans les médias… Tout cela exécuté au millimètre près, avec des animaux totalement évidés de sang. Ce n’était en tous les cas pas un coup du tueur en série Casher! De plus certains de ces animaux s’étaient retrouvés juchés à quinze mètres de hauteur, gisant à califourchon sur des fils électriques! Jusqu’à preuve du contraire, notre homme n’avait pas été découvert à moitié suspendu au sommet d’un lustre!

Dans le cas qui nous concerne – et consterne – à part les mains amalgamées dans une espèce de coagulés épais, rien ne laissait supposer d’abondantes hémorragies, et pourtant l’homme ne possédait plus une seule goutte d’humeur à l’intérieur du corps !

La mort remontait aux environs de minuit, disons entre minuit et une heure trente du matin. L’estomac contenait encore des débris de petits pois et filets de flétan… Le riz qui l’accompagnait stationnait déjà vers l’angle splénique puis le côlon descendant, mais ça on avait dû l’étudier sur le zinc et les coupelles de la balance, plutôt que dans la gouttière officielle en laquelle il devrait normalement stationner sans broncher. Même en état de «rigor cadaveris».

De quoi donc était décédé Alexander McFiersen? Quel monstre l’avait ainsi assailli, en le fossoyant de manière aussi violente, puis en le saignant complétement jusqu’à plus soif!

Il était hors de question de croire aux chimères et autres phénomènes paranormaux, avant d’avoir épuisé tout ce que la science officielle avait de pertinent à énoncer en des circonstances aussi extraordinaires. De plus, à moins d’avoir été drogué par un puissant anesthésique, personne ne pourrait se laisser ainsi mutiler à cru, sans attirer l’attention du quidam!

Hélas, comble de malchance! On devait attendre encore deux jours avant de pouvoir interroger la camériste directement liée au service personnel de Monsieur Alexander McFiersen. En attendant, toutes les conjectures devenaient possibles: troubles de l’hématopoïèse, en passant par la porphyrie, l’érichrodontie, les photodermatites, etc… Au moins cela relevait encore de la science officielle et non pas des gousses d’aulx, de pieux, crucifix, et autres arsenaux de démonologie en gros!

Trois jours plus tard, on put enfin appréhender la gouvernante d’Alexander McFiersen, ayant été retenue plus longtemps que prévu à Ingolstadt.

Il fallut d’abord calmer cette dernière avec force et renfort de remontants divers, tous plus impuissants les uns que les autres, avant de radicaliser la posologie, ladite posologie qui l’assomma entièrement le quatrième jour et que lui administra le médecin attaché à l’Hôtel Excelsior, le docteur Isidor Rapoupozzi. C’était une femme fragile et maigrichonne, d’aspect atrabilaire et vindicative. Toujours prête à chialer, comme ces urinoirs publics qui perdent les eaux à peine passe-t-on devant.

On avait donc dû attendre cinq longs jours avant de pouvoir soutirer quelque explication chagrine concernant le comportement de son Maître. Pour un peu on se serait cru dans le fameux amphithéâtre de la Sorbonne, en train d’étudier le grand arc de l’hystérie auprès du docteur Charcot !

Il s’avéra que, depuis une année, Alexander McFiersen ne parvenant pas à se remettre d’une rupture amoureuse, avait en vain tenté maints remèdes et élixirs pour surmonter son chagrin. Mais plus il tentait d’y parvenir, plus ce dernier s’imposait à lui, et l’oublier consistait à s’en rappeler d’avantage. Il la voyait en tous lieux de Montreux, derrière une fenêtre, sur la pente d’un alpage, au coin d’une rue, tapie et pâlotte sur le banc d’un square. Les ombres et l’humidité de l’Avenue des Alpes paraissaient reconstituer son corps à l’aide de ces effluves vagabonds que font les haleines domestiquées par les occupations humaines. Point là, pas ici mais partout, là-bas autant, et plus près, à proximité, rabattant le clapet de la distance sur le boitier du large, telle était la situation à laquelle il fallait s’affilier jour et nuit.

Ce chancre poussait en lui comme un levain chef, toujours plus volumineux et gagnant en puissance au fil des mois, formant parfois des espèces de gaz dilatant ses téguments; enfin, c’est ainsi qu’il décrivait la chose. Au début ça allait encore, mais après, au bout de plusieurs semestres, les vesses devinrent solides, se calcifiaient à l’intérieur même des viscères, se dilataient, occasionnant des maux insoutenables sans aide de dérivés morphiniques pour les atténuer.

Une espèce d’ersatz gazeux, puis amniotique, se mit à proliférer dans les tissus interstitiels, entre les stratus lucidum et l’hypoderme. Puis, n’en finissant d’évoluer, cette «chose» se consolida au point tel que cela commença à déchirer les parenchymes, puis à perforer les poumons, attaquer les côtes. Cela se fendait sur les côtés par abrasions convulsives. Cependant, rien ne suintait jamais, aucune hémorragie visible, le sang du donneur en lequel proliférait cette créature annexe se fit ponter, la nourrissant, toute la circulation sanguine d’Alexander McFiersen fut tétée par ce nouvel être l’utilisant à son profit, afin de croitre et vivre de manière totalement autonome, parasitant son hôte avec voracité. C’est ce qui fut rapporté par la victime, peu avant de venir s’échouer au “Grand Hôtel Excelsior“.

Son flanc droit devenu translucide laissait percevoir cette succube pulser de l’intérieur, se débattre dans les entrailles, les forer d’amères substances qui tétanisaient le torse d’acides mortifères, chauffant à blanc mille et une pointes de feu évoluant entre le grand omentum et les voussures du grêle. Puis forant les espaces péritonéaux, s’invaginant, contournant le manubrium, sarclant les côtes flottantes droites, puis s’ébrouant entre l’angle splénique, l’iléon et le jéjunum, s’y abouchant, comme un paquet musculo-nerveux, un monstre fait de veines et de sèves détournées, phagocytant toute l’angiologie en s’y harponnant comme à des nœuds, jusqu’à trouver le moyen d’y naître et se repaitre en curant entièrement la fosse matricielle, autrement dit en évidant son propriétaire de l’intérieur!

Alexander McFiersen, fou de douleurs et de hargne depuis trop longtemps contenues, mais bâillonné par cette chair toxique occluant ses moindres replis, ne pouvait ni crier ni geindre, et encore moins hurler, tant la puissance de l’être chair activait sa chondrogenèse.

Alors, n’y tenant plus, totalement aliéné, ce dernier écarta ses propres côtes, comme le fit Dieu avec Adam, pour lui donner une compagne. Il tenailla de ses propres doigts, avec l’aide des dernières forces qui lui restaient, cette chair impie et adorée à la fois, anastamosée en lui, plongeant tels les chirurgiens aux mains nues des Philippines, en des anses tiédasses formant son âme carmine qui ne pouvait désormais plus se contenter de jouer la simple sœur.

Et c’est ainsi qu’en s’écartelant lui-même, l’être “Tulku”, bien connu de la tradition tibétaine, émergea, empli du sang de sa victime, demeurant quelques instants à l’air libre, avant de disparaître dans la chambre, au travers de l’atmosphère incompatible à son organisme.
Comme lors des grandes périodes d’éviscération des bovidés du Nouveau Mexique.

On n’aurait jamais aucune preuve concernant les tenants et aboutissants du mystère si particulier, entourant avec effroi ce que l’on appelait encore aujourd’hui à Montreux, «Le Phénomème Excelsior».

On décréta la démence pure et simple d’Alexander McFiersen qui, en des circonstances impropres à sa volonté, s’était donné la mort afin de se libérer de légions possessives totalement imaginaires.

Quand à l’ectoplasme, ou l’ersatz – peu importe son nom – on ne savait ce qu’il était advenu. Mais lors des passages de saisons, quand les brumes survolent les chaleurs caniculaires, puis celle des lunes d’hiver devenues glaciales, d’étranges formes rémanentes tentent de se reformer, en survol d’un nouvel hôte.

La chambre est demeurée célèbre et se loue à prix fort pour les amateurs de sensations fortes.
N’oubliez donc pas de réserver longtemps à l’avance, cette “spécialité” du Grand Hôtel Excelsior de Montreux, avec vue imprenable sur la promenade et le rivage savoyard. Elle fleure bon la pierre crayeuse et les clameurs estivales embrasant l’onde lémanique.
Mais, de grâce, ne confondez pas cliniquement les maladies cardiaques avec les peines de cœur !
Auquel cas le bon docteur Isidor Rapoupozzi se verrait dans l’obligation de se saisir personnellement de votre cardex.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le phéomène Excelsior», mars 2016– Tous droits de reproduction réservés.