Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 29/05/2017

Le Père Jacot

Voici le 118ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Très proche de la terre, en souvenir d’un certain Jacot que l’auteur a connu.

Le Père Jacot

Genre: Nouvelle

À Philippe Jacot maraîcher de l’enfance

 

Avec une bêche à l’épaule,

Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l’âme, un grand courage,

Il s’en allait trimer aux champs!”

(Georges Brassens, “Pauvre Martin”).

 

Ce conte est tiré de personnages ayant existé. Les décors sont réels tout comme l’ouvrage relaté l’est également. Cependant les faits annexes narrés dans cette histoire et certains de leurs leurs protagonistes ne sont que pure fiction. 

 

Le jardin ouvrait sur le devant, avec des myriades de trilles d’oiseaux et des graviers scintillants: ceux de la voisine, Madame Rouge, crissant sous les pas.

La nuit on voyait bouger les rideaux, avec des ombres bizarres virevoltant vers l’arrière.

Il faudrait en avoir le coeur net, se préparer à veiller toute la nuit afin d’observer les allées et venues des habitants.

Le parfum des rosiers se mêlait à la tiédeur du crépuscule et derrière la tour électrique hissant son pignon au chemin des Riettes, on pouvait apercevoir le fin liseré du soleil saupoudrant la bordure de l’horizon.

 

Madame Rouge devait être une sorcière, élever gnomes et farfadets en douce; ceux-ci chahutaient jusqu’au petit matin. Il y avait aussi ces rumeurs, puis une colonne munie d’un crochet que l’on voyait nettement se découper à l’encre noire contre les carreaux.

Il faudrait en parler, sans attendre, au Père Jacot, quand on irait chercher nos légumes pour la semaine.

Ce n’est vraiment pas normal ce qu’il se passe dans la villa cossue de Madame Rouge.

 

On n’accédait rarement à Jacot fils. C’était chasse gardée, contrôle absolu. D’abord on devait passer par la mère. Redoutable aïeule au visage anguleux sur lequel la nature propre s’inscrivait de manières oblongues; nez aquilin, menton en forme de plantoir, chignon hissé en paratonnerre, de fortes lunettes emplissant le regard d’une manière inquiétante.

 

On entrait par la cour, protégée d’un toit verdâtre atténuant l’intensité lumineuse et rafraîchissant la devanture; autant l’enclos du ciel éblouissait la vue, autant le magasin semblait disparaître au fin fond d’un caveau.

 

Il y avait cette odeur puissante de tourbe qui rattrapait de suite la gorge, la vieille balance rouillée croulant sous les poids, puis cette fontaine creusée dans la pierre. L’eau fraîche s’écoulant sans discontinuer semblait y prendre directement source, on n’apercevait que très rarement le fond des bassins. Seuls les légumes multicolores et tous miroitant de rosée appétissante y surnageaient, tournoyant l’un contre l’autre ou s’entrechoquant avec fougue. On s’en souvient comme si c’était hier; les généreuses tignasses des scaroles, les choux luisants, lisses comme des boulets, les rais orangés des carottes à peine sortis de terre puis enfin les grosses pommes de terre, gisant en tas boueux dans un recoin, se confondant à la roche grossièrement maçonnée des murs de soutènement.

Il y avait ce chuintement constant nous accompagnant partout avec ces frondaisons flottantes, toutes gorgées de soleil.

 

Jacot se trouvait sous une pergola de verre, un coin d’azur sur les cheveux, le corps torsadé par les travaux des champs, à mi-hauteur d’escaliers. Puis claudiquant sous quelques treilles, qu’il laissait reverdir afin d’en tamiser la clarté. Derrière lui, dans cette petite maison hissée à flanc de coteau, les oiseaux s’égosillaient en un vacarme étourdissant, gardiens d’un royaume égaré entre pierres et végétaux.

 

Jacot vivait courbé, le front au sol depuis l’enfance, avec père et mère lui tannant le cuir, l’arnachant jour après jour aux travaux domestiques. On entendait leurs crissements, des bottes ventousant la boue, ou au contraire, brailler parfois autour de leurs hectares crayeux, contraints d’une battue poussiéreuse en laquelle ils s’agitaient comme des sémaphores. Constamment vautrés sur les caisses, le poids du grain, ouvrant sillons ou labourant la belle glaise luisante se réverbérant à ciel ouvert.

On aimait se faufiler sous les serres, là où le firmament devient autre chose et la lumière une autre matière.

La vie cadençait d’un rythme à part, on voyait soupirer l’espace arable au travers d’étranges haleines.

Existence immobile mais tournoyante, prenant forme et volume chaque fois différemment, en sourdine et presque à la dérobée, levant comme la pâte sous la tiédeur printanière.

 

D’inquiétants feulements nous pourchassaient. Même quand ça fumait fort sous les hautes chaudières à vapeur stérilisant le sol, entre les mottes fraîchement retournées par la charrue. Un travail titanesque, accompli tous les jours de la vie, tous les ans de l’existence. Alors, les os du corps commençaient à geindre comme de vieux battants. Ils n’aimaient plus la caillasse, ni leurs chairs rhumatisantes, ni la froidure humide de la terre. Les analogies se rencontraient, les morves coagulaient le souffle, formant des grumeaux jaunâtres aux coins des yeux et aux commissures des lèvres, se confondant avec la glu des gastéropodes, à leurs ténus sillons crénelant les restes des jeunes plantons déjà aux trois-quarts grignotés.

 

Jacot, d’allure modérée, mais sans jamais relâcher de l’aube à la nuit, constamment vouté sur ses pentes, à plat, aux talus abrupts, courbant l’échine, Jacot ne disait mot, ou peu, trimant brave par à-coups, sourcils bardés en circonflexes.

Jeune: tignasse fournie offerte aux vents, thorax puissant défiant les éléments. Vieux: ployé sur la glaise, mèches s’effilochant sur le crâne. Il avait aussi cette physionomie pointue empruntée à la mère, la dureté du père comme des cailloux cinglant la bêche, mais le coeur tendre, tendre tel les fleurs qu’il amenait à domicile, afin de raviver le balcon des veuves et des vieilles filles.

Alors, à ce moment là seulement, il obtenait un peu d’écoute et de chaleur, autour d’un bon café qu’il ne terminait jamais jusqu’au bout.

 

Le Père Jacot, sans mot dire, vous refilait deux ou trois carottes directement en fond de poches, qui avaient le goût d’un champ entier vous prenant aux tripes.

 

Mais la mère était là. Poignets secs comme un morceau d’échalas brisé en deux, mains blanches et griffues, doigts atrabilaires ceinturant toute cette nature ayant eu peine à croître, rachitique jusqu’au devant du tiroir-caisse. Qu’elle eut été avide au gain, cela pouvait se comprendre; on avait peur du lendemain, il suffisait qu’il ruisselle un peu trop de ciel sur la marquise de verre, ou qu’il gelât si fort que même les neiges demeuraient figées en névés là-haut, qu’il manquât d’eau pour que plus rien ne poussât et que ce soit la ruine totale.

Plus de potirons tapissant les talus et que l’on voyait au loin comme des lampions roulant à même le sol.

 

Des terrains craquelés contre la vieille peau de la mère ayant subis tous les outrages de la météo. On devenait comme la terre, on la sentait dans les mâchoires, une remâche différente selon la course de l’an; l’hiver on l’expectorait en poitrinaire, avec la peur au ventre derrière les carreaux, à veiller espace ou horizon, ennemis sournois pouvant frapper à chaque instant. On essayait de prédire les intempéries en tombant bien souvent à côté. Les signes s’inscrivaient partout. Fortes pluies: apex des feuilles éploré contre le sol. Sécheresse: les racines se séparaient trop facilement sous l’action de la serfouette.

“Si l’escargot ne sort de sa coquille, c’est que soleil allume son incendie.”

Tous les ans, il y avait quelque chose à redire. Cela ne manquait pas, parfois on était même content d’avoir deviné juste; les crues de la Baye montaient bel et bien jusqu’aux couches, tandis que la brume se dévêtant de la forêt de Tavel ne cessait de répandre partout son linceul humide pervertissant la récolte.

On avait même eu droit à l’ergot, l’année maudite semée de seigle. C’était à vous dégouter d’entretenir et de soigner cette nature ingrate qui vous trahissait à tout boutt de champ.

 

Alors, acariâtre, elle avait eu de quoi le devenir, la vieille aïeule Jacot. Même la femme du papy, douce marguerite au milieu du colza, même la douceur de son foyer, même les filles avec leurs franges serrées en barrettes, avaient eu ma foi bien des raisons de garder leurs airs patibulaires. Quand les grosses fatigues du crépuscule les tassaient, têtes avachies sur les cageots.

 

Il demeurait planté là, le Père Jacot.

Oui, on ne montrait pas les dents inutilement.

Parfois, on pensait qu’il admirait le paysage, fier du travail bien accompli.

On revoit sa physionomie solidement accrochée aux mottons de terre.

On imagine mal qu’il puisse se défaire de toute cette besogne, de cette farine meulée au corps à corps, en prenant soin de lui, le soir, à la chaleur du logis, bien en retrait, calfeutré tout au fond d’une bergère.

 

Qu’il ait vendu ses terres, qui donc pour l’en blâmer? Qui pour reprendre les semailles de l’esclavage, les moissons de sueur?

Quand il fallait fossoyer les saisons le ventre à terre, pendant que d’autres, tels Rousseau, admiraient la vue idyllique des champs à perte de vue qu’ils confondaient tous avec un angélus, enjolivant l’âme et les tâches d’une paysannerie utopique et bénie de Dieu. Quand l’écart entre ceux qui rampent et ceux contemplant les cieux se creusait de plus en plus.

 

On allait chercher les légumes au coeur de la pierre, de la cave à méandres. Tirer les pommes de terre des tourbes ténébreuses. Compter les gros oignons sur la balance qu’il fallait tout le temps secouer d’un geste vif, tant elle s’assoupissait sous le poids des ans.

Puis, la terrible aïeule Jacot apparaissait à nouveau, menaçante et  hirsute, sécateur en main droite, plantoir en main gauche, tuteurant son monde sans discontinuer, sous la terrible ombrelle de son chapeau de paille.

 

Père Jacot, arômes de la saumure humaine, on s’en rappelle tellement des brassées de mâche et de basilique odorants que tu ramenais triomphalement de tes couches cristallines!

 

Les ombres vaillantes de Madame Rouge veillaient à nuits entières son fils gravement malade, pendant des années dans un lit d’hôpital disposé exprès pour lui. Car le Père Jacot avait craché le morceau, maintenant que ça valait plus la peine de dissimuler des cachoteries. On n’avait pas eu besoin de veiller sur le gravier tiède de l’été. On l’avait appris quand ce dernier avait rendu l’âme, un matin de novembre avec les premières gelées d’automne.

 

Quand l’appartement avait été remis en location et que sous l’arceau de la grille d’entrée, les roses périclitaient.

Les oiseaux trillaient encore, vers les escaliers montant dans ton appartement, ta petite maison fichée à flanc-coteau des Riettes.

Tes peines ne seront point vaines, ni ton savoir ne tombera jamais dans l’oubli.

Alors repose-toi, repose-toi bien du labeur émérite face à tes champs d’honneur.

 

Je te reverrai toujours, Jacot-le-Grand, sous les tuiles translucides des lucarnes, remontant vers le ciel à la source de toutes les inflorescences que tu semas en nous émerveillant, enfant des enfants laboureurs !

Remontant, mais cette fois-ci avec des ailes et libéré de la Terre.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) et MyMontreux.ch, “Le Père Jacot, mai 2017 – Tous droits de reproduction réservés.