Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 09/11/2015

Le père Byrde

Voici le 57ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux. Ici à Clarens. Bonne lecture!

LE PÈRE BYRDE
Genre: Récit
à mes Grands-Parents

Te rappelles-tu Nicole…
J’aimais la douce clarté régnant dans la buanderie de Clarens, la grosse machine en forme d’écoutille brassant les énormes quantités de linges, tournant comme des pétales multicolores, se mélangeant ou formant d’étranges figures kaléidoscopiques.
L’odeur forte des lessives humides, de la pierre âcre des bassins, tout cela se mêlait au jour passant par la petite fenêtre flanquée à mi-terre, avec l’allée du jardin se retrouvant alors à hauteur de menton.
Je revois encore la centrifugeuse de cuivre lancée à toute allure sous la corolle bleutée du robinet d’eau froide, la rumeur inquiétante de l’armoire électrique, la monnaie étalée dans une sous-tasse de porcelaine.

Le plafond s’étalait en frises, avec des petites gouttes bizarres qui s’y collaient, alors que l’haleine de la lessiveuse chauffée à quatre vingt-quinze degrés, diffusait sa rassurante atmosphère de propreté, de futures blancheurs qui éclateraient en plein air comme des voiliers détrempés d’aubes.

Puis il y avait le corridor, ce long corridor sans fonds, juste éclairé aux deux bouts par une méchante fenêtre empoussiérée, rendant le jour plus inquiétant encore que la pénombre ambiante.

De gros boyaux le parcouraient, entourés de tissus, des chuintements monstrueux qui par endroits bavaient leurs sucs indistincts, leurs empois indéfinis prenant d’empoisonnantes colorations. 

On avançait là comme immergé dans un marécage, avec le moyen d’être encore sauvé par la cave du grand-père se trouvant à proximité. Face à la porte coulissante et vitrée, permettant au jour de la cage d’escalier d’y mouiller l’endroit par une clarté diffuse atténuant la crainte.

Elle était belle la cave de Grand-Père! Avec son étagère à rideaux emplie de bouteilles vides, sa reproduction terrible d’un chien attaché sur une niche flottant au-dessus d’une crue énorme, expression dramatique et tourmentée de l’animal semblant littéralement s’éjecter du destin pour vous assaillir!
Il y avait aussi une enclume de cordonnier, permettant de marteler des “plaquets” sur des semelles bâillant bois-l’eau, et donnant ensuite à la démarche de l’aïeul ce son si particulier d’enclouage pédestre sur le macadam.

Puis couronnant le tout, le grand épervier empaillé, figé en plein vol par une taxidermie impitoyable, le Monarque du lieu, veillant sur le sommeil poussiéreux des paginations existentielles.

Mais au-dehors, il y avait ce couloir oblong, avec ce tout petit carré de soupirail, ratatiné au fond du vis-à-vis.

Il fallait parcourir la graisse des ténèbres, entendre la rumeur menaçante de la grande chaudière à mazout, et naviguer là, tout sali de noirceurs et de glaciaux frissons humidifiant la nuque et le bas des reins. 

Et c’est de là, précisément qu’il survenait, le Père Byrde.
Depuis l’entrée du milieu, dont on entendait seulement le froissement sur ses roulis. Lui, l’horrible concierge vampire, se nourrissant de ces endroits sans soleil, vaquant entre goudrons et créosote, se faufilant dans les coins exigus et gras, émergeant de son domaine de prédilection, les entresols et l’ancienne soute à charbon, qui était son terrier principal en lequel il se cloitrait, afin de prendre en faute quelques malheureux locataires, dont il ne goûtait la présence.

L’albinos des interstices, inclinant son crâne ogival et cave, un vrai mycélium de galerie, moisissure anémique et privée de sèves, ne s’abreuvant que d’atmosphères corrompues et de buées saturant les conduites.

Il avançait à l’aise, voyant clair comme en plein jour, le regard saturé d’encre, menaçant, déchirant son rictus sur de petits crocs pointus. 

“Ce n’est pas un endroit pour jouer. Il faut filer d’ici. Même si grand-mère se trouve à la chambre à lessive, c’est pareil. Ouste!

On aimait se faire peur. Passer entre les nuées du Royaume de Nosferatu. Il venait de s’élever, raide comme une planche de bois. Et sa sorcière de femme, pareille. Elle quittait son univers d’osier, sa cuisine vigie dont on voyait les hautes casseroles renfermant à longueur de journée des breuvages indistincts.
La bouilloire ou la marmite à vapeur sifflaient sans cesse.
Ça puait, jusqu’au dehors, la fricassée de vieux chiffons.

La mère Byrde était plus grande, avec sa chevelure blanchâtre et redressée en meule au sommet du crâne, son bouton poilu au-dessus de la lèvre supérieure, sa voix sifflant comme un serpent.

Elle venait faire la morale dans l’ombre, tandis que le vampire, sans perdre de temps, sortait des cendres de combustion en fouillant dans les entrailles des machineries.
Le bâtiment devenait son principal outil de naufrageur, qu’il n’avait de cesse de régler jour après jour comme une horloge.
L’eau dépendait de lui aussi, il était toujours arqué au-dessous d’immenses vannes qu’il faisait jouer avec conviction. C’était lui, ce monstre, qui régulait la circulation des tuyaux que l’on entendait chuinter derrière les hautes armoires des comestibles, entre les angles, le tout s’abouchant d’un étage à l’autre.
C’est lui aussi qui provoquait ces rumeurs inquiétantes, pendant la nuit, quand entre deux sommeils on ourdissait les pouls de la maison entière. 

Il fallait aller chez eux ensuite. Assis sur leur canapé comme des statues de cire ante-mortem. Ils menaçaient, ne cessaient de défendre leur territoire, y tenant comme leurs propres moelles, c’était à eux cette boue, ces souterrains, il leur incombait de circuler seuls entre les frondaisons et les plafonds des soubassements.
“Ce n’est pas fait pour les gamins! ” Puis elle menaçait de son index atrabilaire saillant d’une gaine rhumatisante, et chassait les enfants, principalement le petit Pierre, que cette bactérie avait pris en grippe.
” Ils n’ont qu’à jouer dans la cour, avec leurs caisses à savon, le corridor de la cave ou du grenier ne sont pas faits pour ça!

A ce moment-là, le Père Byrde jouait le mort, il n’aimait pas se retrouver dans son salon du rez-de-chaussée, il y avait bien trop d’objets hétéroclites et de lumière à son goût. Celle du balcon, tellement dorée, si douce, perlant uniformément sur la toile orange des stores baissés à raz.

C’est elle qui se chargeait de la cour, de l’étendage externe, on la voyait lorgner en douce derrière les carrons à claires-voies, surveillant la grille des lessives, le temps utilisé, la place prise sur les fils. En tablier blanc. Longue comme un manche à balais.
Toujours quelque chose à redire.
Surtout envers les enfants.
” Ça suffit aussi maintenant, ce vacarme de planches à savon dans la cour! Il faut pas casser les nerfs de ceux qui demeurent de plain-pied et souhaitent dîner tranquilles! Ni monter sur le toit du garage en prenant appui sur les fils de l’étendage! Non mais! C’est plus éduqué, cette engeance-là monte tout de suite en graines!
Loin ces caisses à savon, dans la rue, en bas, sur le trottoir, en plus ça descend, alors, qu’est-ce qu’il faut de plus, au lieu d’encrasser les autres!”

Grand-mère à pleines brassées de linge, avait ouvert l’insubmersible machine à laver.
Ça fleurait la bonne fraîcheur des essorages, dont les gouaches détrempaient les avant-bras.
On raconterait, pas de suite, la rencontre avec le vampire et la sorcière. Maintenant, de toutes façons, on risquait plus rien.
Elle était une fée et sauvait de tout, grand-maman.
Toujours et en tous temps.

On entendait plus la caisse à savon du petit Pierre. Il devait être allé jouer plus loin, sûrement. “Et même, tu es encore bien trop petit pour t’associer à ces jeux de grands”, disait l’aïeule. “Puis le Père Byrde n’aimerait pas ça, tu sais bien qu’il chasse les enfants sur les trottoirs!”

Ils chassaient tout ces deux revêches, ils avaient l’alacrité haineuse des êtres dont on aurait eu grand peine à sortir la moindre sève.

Ce jour-là, petit Pierre s’était fait emboutir par un camion sous le tunnel du Châtelard, face au carrefour menant aux abattoirs.

Chassé par le Vampire Byrde et la sorcière à tablier blanc, du côté du cimetière de Clarens. 

T’en souvient-il, Nicole?

LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) –Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le Père Byrde”-© Tous droits de reproduction réservés –juin 2015