Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 11/01/2016

Le Noël d’Arwin Page

Voici le 66ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux.
Avec, ici, un œil fantasmagorique et critique sur le Marché de Noël. 

Le Noël d’Arwin Page
Genre: Fantastique

Les flocons de neige prenaient racine sur le macadam. De dos, Alwin Page s’en allait, à moitié consumé sous l’ombre et les bourrasques.
C’est que la nuit râpait l’angle des maisons, c’est elle qui en détachait des copeaux ou en faisait moisir la pierre et le bois.

Il n’y avait rien à faire ce soir-là, on ne voyait au loin que les fioritures du marché de Noël, créant un vague halo multicolore au-dessus des arbres. Peine perdue, la misère semait son surplus d’actions de grâces vers des encombrements de plastic luminescents, d’objets hétéroclites qui carillonnaient à tout va. On n’avait de cesse de jeter toute cette poudre aux yeux qui jouait à raviver les souvenirs d’enfance encanaillés aux fonds des odeurs de biscômes et de vin chaud.
Il fallait par tous les moyens que ça demeure «tellement joli».

Puis il y avait la roue, le grand paon électrique emmenant quelque hauteur se pavaner en léchant les façades et le froid brumeux collant aux collerettes d’acier. Montreux devenait un Gstaad de chalets démontables et de bois d’importations. En fait des caissons pointus garnis à la va vite, façon pavillons photocopiés et se revendiquant tous comme étant gaufrés façons Hansel ou Gretel, ou encore avec des noms de stylistes Ikea.

On n’avançait plus sur les trottoirs, encore moins en tentant de mordre au travers des colonnes. On se faisait happer par la vapeur du vin chaud, ou les clignotements de tout un bric-à-brac fraîchement sorti du moule.

Alwin Page le savait; il ne supportait pas tous ces marchands du temple par satisfaction. En fait, il avait rendez-vous avec une mystérieuse apparition qui, depuis une année et chaque fin de mois, lui rappelait que l’on s’approchait du début des festivités. La naissance du Christ avait été décidée artificiellement un 25 décembre car, le solstice de l’hiver étant dépassé depuis le vingt et un décembre, les jours grandissaient à nouveau et nous étions censés retourner vers la lumière. Faits cependant étranges, un autre personnage avait pris la place du principal intéressé de cette fête: le père Noël rouge et blanc, dessiné par la firme Coca-Cola. Si c’est pas encore un des bons coups du Bouc, je ne vois pas à quel autre bureau de réclamations il faudrait se présenter afin de corriger cette «petite» inadvertance.
Personne n’est à l’abri d’un Atlanta!
Mais cela ne valait nullement la peine de corriger quoi que se soit. Il restait la neige et la froidure, les bonbons, cette espèce de vomi tartiflette rendant une âme fumante au milieu du Géant Baltard.

Le marché couvert resplendissait de boiseries et de fontes illuminées; ça tombait comme des draperies sur les étals et toute cette foule palpitait, se collait, régurgitant des rires gras et saturés. On voyait des goitres rougeâtres suspendus sur la tambouille de brasserie.

On lui avait demandé de circuler dans ce bain, avant d’aller au rendez-vous, de prendre connaissance du moindre petit morceau de liesse, de parcourir tous les stands, d’entrer dans les chalets, d’en flairer les odeurs, l’étuve des fondues. Il s’en sortait plutôt bien et se mouvait de manière fluide, sans ressentir le froid glacial semblant mordre la cohue.
Effectivement, ça puait grave les dortoirs de hussards. Il n’y avait rien d’autre qui soit lié à autre chose qu’aux réminiscences trompeuses d’une enfance à tout jamais perdue, et du consumérisme à paillettes voltigeant entre les flocons de neige. La contraction de l’humanité s’organisait toujours autour du ventre. Rien ne prévalait plus que d’obtenir par tous les moyens possibles et inimaginables, le coït du système digestif.

Alwin Page en avait pour son argent. Entre les baraques à bonbons, les kilomètres de nougat et les vermicelles de réglisse de toute forme et toute dimension. Des grosses caravanes pistache ou rose Barbie s’en donnaient à cœur joie, débordant de candy à l’avant des glaces.

En soi, il n’y avait rien de mal à cela, on se rencontrait, on s’arrachait des pizzas cartonnées, ou on achetait hors de prix des biscuits perdant plus d’arômes au-dehors que de fragrances en bouche.
Tout au fond du cerveau reptilien il y avait l’homme forçant des épaules une horde de guerriers barbares, le bûcheronnage avait la saveur du gourdin et du territoire délimité par la sciure; on s’empêtrait dans les vieilles archives du bon vieux temps, avec la hutte sur la terre et le bassin de la femme débordant de fratries.
Mais ça jactait de manières avinées, il y avait en tout cela bien plus de gras que de chairs, bien plus de glaires que de breuvage. Et c’est toujours la crasse des fonds de casseroles en ces cas-là, qui remontait en surface.

C’était difficile de remonter la promenade au pas, les temps s’affichaient mal, avec des erreurs de dates et sur les ouates de fausses neiges, le mauvais goût s’entassait bradé au plus offrant.
Et là-haut, juché sur un fil traversier, Saint Nicoca-Cola avait l’air de revenir d’antan, un coup dans les rennes. On aurait presque envie de le voir cuver dans une crèche, et de laisser le Christ Santon disséminer les cadeaux à sa place. C’est ce qui doit s’appeler distribuer les présents passés.
Le vieil Einstein avait raison. Le temps n’a rien à voir avec la durée, il ne s’accorde ni en genre, ni en ombres.

Alwin Page ne savait plus où donner tête, et puis cette musique partout, ces espèces de shampouineuses vocales vous suivant en cortège, ces bouches ouvertes et extatiques, regardant hagardes les sempiternels bibelots qui, d’année en année, reviennent incassables, se remettre automatiquement aux mêmes endroits sur les stands. On avait beau les acheter hors de prix, ce qui était pris revenait à l’assaut l’année suivante. Ainsi les poupées gonflantes, les peluches, toutes ces panoplies bêtifiantes du zoo des nostalgies.

Tandis qu’au lointain, noires et cireuses, indifférentes, se déroulaient les courbes de Clarens, son mercure d’iode aux haleines épaisses, la Haute-Savoie parfois se montrant comme un morceau de navire, le clapotis de l’eau, la face du Pierrot maculée de ténèbres.

Il faudrait aller du côté de Territet, quai Ami Chessex, vers la petite baraque servant de bar à la place de Veytaux. C’est à cet endroit qu’on lui avait donné rendez-vous.
Il était seul, sans attache, sa femme repartie, les enfants hors d’état de nuire.
L’Angleterre ne ressemblait plus à rien.
Depuis la rigide Saint-Georges School et la roideur de ses uniformes, il avait passé le reste de sa vie à assassiner une bonne fois pour toute la vieille Reine Victoria et son règne de culottes rances. Il allait vers le bonheur, la quiétude; il savait, c’était écrit. Il fallait encore juste se dépêtrer des grumeaux de la foule, mais c’était un passage obligé, la personne qu’il devait retrouver le lui avait dit: «tu dois passer par le monde, mais ne plus être du monde.»
La tâche était plutôt ardue! C’est comme si on lui avait aussi dit d’entrer par le Sha d’une aiguille sans rien piquer au passage!
Puis il y eu cette soudaine clarté, là-bas. Pas de grandiloquence, juste quelque chose qui nimbait contre la buvette de Veytaux. Avec des espèces de sirènes de police, un peu plus haut, côté viaduc. Ça flottait quand même à mi-hauteur. Mais pas de quoi en faire un fromage, on laisserait ça au Chalet Suisse près du kiosque à musique.
C’était une femme immense.

Alors que Page se pinçait fermement la joue, se croyant certainement entre Lourdes et Lisieux, il se crut obligé d’épouser un léger mouvement de recul. C’est vrai, la France avait toujours eu des problèmes avec certaines de ses villes d’eaux, et Montreux avait aussi eu sa Minérale alcaline.
La personne qu’il retrouvait ainsi, mi frange de bure, mi écume de lac, lui disait qu’elle ne pouvait se manifester que dans des villes d’eaux. Car elle avait besoin de la force lacustre et du courant des sources pour apparaître aux tierces personnes.

Alwin Page se garda bien de dire que les enfants de Fatima avaient vu la vierge en plein champ, et même que le soleil semblait fortement vaciller au-dessus de leurs têtes. Par la suite, c’est une foule entière qui assista au phénomène. Les Ovnis ne sont pas nés hier, et encore moins la semaine précédente. Il était permis, en ces périodes d’Avent, d’assister à ce genre de choses. Bien sûr, cela n’a rien à voir avec les macaronis au jambon servis sous le Marché couvert. C’était moins Noël ici que là-bas, les bœufs ne font pas des œufs, ni les ânes une nouvelle manne.

Cette présence avait bien l’air d’une Marie Éssenienne. Elle parlait en tous cas dans un araméen parfait. Puis, à ses côtés, il y avait plus de neige qu’ailleurs, elle tombait même très dense et gagnait vite des centimètres, il y en eût aux chevilles en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Mais ce n’était pas tout, la présence dégageait une odeur de fleur d’oranger, comme le Padre Pio et, comme le Padre Pio, elle semblait avoir des blessures aux poignets et dans la paume des mains. Mais il n’y avait pas de croix. Et on n’entendait au moins pas chanter cet hideux chant de “jingle bells.”

On voyait juste passer les soucoupes rondes de la grande roue au sommet des arbres dégriffés. On allait certainement pas recommencer à se plaindre de ces Noëls commerciaux, sans plus de significations aucune, «surtout depuis que les enfants avaient grandi.» Et pourtant…

Comme de la poudre de riz tiède et aromatique, tout l’univers blanchissait d’un coup. Et, fait curieux aussi, le corps paraissait sans poids, comme la foule traversée et insupportable ne sembla avoir opposé plus de résistance qu’à cela.
C’était quand même un fait notoire à constater. Ou alors peut-être qu’avec l’âge on s’assagissait.
Au-dessus du Château de Chillon, on entendait toujours des sirènes, des halos bleutés pulsaient partout, puis ce blanc de poudre qui fut comme un masque en lequel on s’envisageait, sembla prendre de la hauteur et Alwin Page vit toute la baie de Montreux, comme perché au plus haut d’un hélicoptère.

Sur la ligne de sécurité de l’autoroute, la dépouille ne fut pas belle du tout à voir, mais il n’y avait visiblement personne pour le pleurer, ni membre de la famille qu’il faudrait avertir. Le monde n’avait pas été facile à traverser, et la population en général peu semblait emplie de Justes.
Elle ne s’occupait que du corps physique et ne vendait que des articles pour le vêtir ou remplir sa panse.
Que des cocottes de papier, qu’il faudrait un jour quitter par la lucarne.
Ni Fatima, ni Lourdes, encore moins Lisieux.
Juste Montreux-les Bains.
Les flocons de neige prenaient racine sur le macadam. De dos, Alwin Page s’en allait, à moitié consumé sous l’ombre et les bourrasques.
Tandis que les forains du marché de Noël devenaient en creux des étoiles de plus en plus vacillantes, Erwin Page se dit, en suivant la présence, qu’il avait cette fois-ci pour de bon achevé de faire du pouce au bord de l’autoroute.
Et que ça avait été sage de se tuer en période de l’Avent.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le Noël d’Arwin Page», novembre 2015– Tous droits de reproduction réservés.