Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 27/07/2015

«LE MONTREUX»

Voici le 43ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux.

«LE MONTREUX»
Genre: Amour
à Jenny B.

Il regardait au loin défiler les bateaux sur le miroir lacustre. De la dentelle partout, sur leurs impériales, des blancheurs vagues, comme des crinolines emmenant un naufrage vers les siècles précédents.

Cela ne se renfonçait pas mais surnageait, les vapeurs s’effilochaient sous la mousson des aubes. Seuls les liserés bleu marine des impériales s’épanchaient contre le débarcadère, avec en haut la timonerie glissant en biais, dévissant des hanches tout en maitrisant les fines manoeuvres de halage.

Il la revoit encore… Elle était sur le pont supérieur, on ne la devinait que de dos, une longue robe diffusait des blancheurs disparates, et la silhouette se confondait aux autres nues azurées qu’une chaleur moite brouillait partout aux alentours.

Ce qu’elle aimait par dessus tout: assister au recul du rivage dans la torpeur, voir les galbes sinueux de Montreux, d’autres façades se réverbérer ensemble, plus colorées encore. Les embruns s’effilochaient, une odeur particulière entreprenait les sens éveillés par la moiteur de la proue brisant les eaux, puis s’effilochant jusque vers les séjours passagers. Une palette composée à la fois de bois surchauffé, de résines âcres, ou encore de fleurs froissées par les rigueurs caniculaires.

Et sur le liquide berçant l’embarcation, on apercevait les hanches de la jeune femme suivre le mouvement du roulis ou du tangage, et cela lui donnait une volupté sensuelle en laquelle elle semblait chalouper.
L’air s’emplissait d’une phase sirupeuse, immergeant les rives et l’espace de gazes translucides.

Elle tenait d’une main son chapeau qui chaque fois manquait de s’envoler, l’éclair des poignets formait des anses délicates, autour du cou finement éclos de sa personne. 

Enfin! Voir Montreux de loin, le golfe proéminent s’étirant au large, la Baye et la Veraye, ruisselant précipitamment sous l’échine voûtée des vieux pontons.

Sa peau prenait le goût des brises, les tissus embaumés de sa robe revenaient en chenaux, moulant son échine d’un délicat drapé.

En voguant ainsi au loin, elle revoyait sa vie, son enfance agenouillée parmi les fleurs, les quartiers devenus tous luisants sous le soleil forci au cyan, à croire que de si loin, on n’y tiendrait plus à deux. 

On n’y tenait pas à deux.

Elle sortit son poudrier et recomposa sa bouche d’un ovale mauve autour des lèvres. Oui, elle sentait que sous la poudre de riz, sa peau avait pris l’arôme des eaux lamées et des courants unis aux remous charnels. Odeurs douceâtres de jute humide, lorsque la salive égarée par quelques gouttes d’eaux, venait se déposer sur la surchauffe des matières. 

Tous les jours, comme chaque été, de juillet à août, elle embarquait à bord du “Montreux”, en se laissant flâner nonchalamment en plusieurs tours du haut lac, du matin jusqu’à la dernière course, toujours en impériale, finissant par s’allonger sur les transats. Paupières closes, unies aux roseurs insistantes du soleil cherchant à s’infiltrer en elle, à l’inonder aussi.

Mais, cette fois-ci, elle ne reviendrait plus au port d’attache, elle avait largué les amarres pour de bon. Elle avait eu besoin d’espace et d’air, en grandes quantités et le plus vite possible, autant que les manchons qui aux côtés du bâtiment, érigeaient leurs clairons sentinelles.

Elle revoyait Territet, les oeils de boeuf surplombant les vieux Palaces, certain clignant d’une tenture ou roulant sur eux-même. La chantilly des façades défilait; dans les jardins du Kursaal, sous un kiosque, des violoneux jouaient du Johan Strauss, partout des airs de valses, des pavillons à thé ou flûtes à bulles.

Du bateau à la rive, si belle, si aimée Montreux!

Elle dut s’asseoir un instant, alors que contre la roche, son regard plongeait dans l’anfractuosité d’une grotte surplombant juste au-dessous de l’église Saint-Vincent.

Ah, mon Dieu! L’endroit des baisers, des nobles lèvres et de la bouche passionnée des premiers instants!

Ses bras nus entouraient l’amant, telles des petites flagelles soupirantes et fines, toutes de satin baignées et donnant aux caresses un goût de sucre glace.

Alors elle revit tout, tandis que son bassin se laissait surprendre de balancelles langoureuses; elle revit les sanglants crépuscules s’émondant tellement lentement à l’horizon, que leurs pollens ne se dissolvaient plus.

Cet amour si difficile, qui ordonnait cette fois-ci qu’on ne reprit plus terre, qu’on n’aborda plus aucun rivage.

Serait-ce un abandon? Une fuite? Qu’en savait-elle? La jeunesse est sans port, et ses voyages sont des non lieux. 

Le “Montreux” filait à belle allure, il filait de lui-même en quelque sorte, comme un cocon de chair s’évidant jusqu’au noyau.

Pas besoin de mouchoir, le sifflet vapeur de la haute cheminée suffisait amplement à remplir cet office.
Le vécu défilait, juste à bonne allure, toutes les actions passées, les empreintes laissées sur le chemin des roses, les petites niches emplies de lézards ou de mousses humides, les treilles gorgées d’inflorescences, là où il lui avait dit que son visage baignait dans un halo de grâce.

Si loin, et pourtant encore tellement présente! Si proche!

Glion, l’église à voûtes gothiques, sa silhouette, la sienne, s’ajustant parfaitement aux formes comblées d’icônes, toutes ces choses et ces bienfaits promulgués, devenus si précaires et dissous loin de la rive, parce qu’il n’était plus là pour lui rappeler la douceur des choses et le bonheur de son être encore probant!

Elle glissait, lissait le bastingage, dessous, vers les cuisines, elle sentait les réchauds alcoolisés, les poissons vapeur, les sonnailles des casseroles et des assiettes heurter les charriots ou les eaux de rinçage.
En même temps, les pistons lancés en immersions, rythmaient l’allure entre ses hanches, des éclats d’argenteries giclaient des plateaux et des miroirs du salon première classe, l’éclaboussant de partout.

Chillon défilait, austère et ténébreux, érigé sur la roche telle une menace vigie.

C’était ici, dans la salle des chevaliers, il y a juste un instant encore! Contre ces fenêtres emplies de lac, c’était entre l’air bleu et les tentures de la végétation, des charmes fleuris et fourmillant d’insectes.
Un mot. Un serment. Des promesses. 

Derniers moments, avant de quitter l’aire montreusienne, et n’y jamais plus revenir.

C’est là que la course du bateau changeait de rythme, qu’on voyait la flèche de la proue virer sec au compas, et la rose des vents tournoyer par bourrasques.

Le rivage devenait un trait, et les beautés brumeuses, dissoutes dans un rêve.
La vélocité grandissait, on battait à contre-courant, puis à contre-coeur.
Devant, plus rien, plus de Montreux, qu’une course en chenal, descendant abruptement en direction d’Excenevex, Thonon, Genève, et puis bien plus haut par la suite… 
Finie la Riviera et l’émeraude du Lavaux, l’élégance crémeuse du Montreux-Palace flambant de tout son arsenal!

C’était cela; le “Montreux” fichait son château arrière en partance, contre un ciel passé par dessus-bord.

Alors seulement elle rentra à l’intérieur, regardant un instant s’ébattre la machinerie sous l’odeur forte des pistons et la rutilance des aciers oléagineux! 

Tandis qu’au loin diminuait la silhouette du bateau, par retour de vagues, il lui parvenait encore d’ultimes échos, tel un murmure tendu aux oreilles:

“Chaud, il faisait très chaud et le soir de grandes gerbes de fleurs, grosses comme des visages, embaumaient de toutes parts. Rouges plissées ou mauves profondes, on aurait dit le rose des profondeurs humaines. La mémoire encore, avec les ultimes clapotis conte les poteaux de l’embarcadère.”

” Tout devient tiède, la moindre pierre, le plus petit des délabrés murets. Les façades se réverbèrent entre elles, dans les gouilles, des cieux renversés fourmillent de moucherons, et le soir ne tombe plus, il reste illuminé l’horizon, comme les bords d’une assiette stellaire.
Les vieux palaces disparaissent dans la végétation, on voit leurs pignons tentant au loin et tant bien que mal, de demeurer à flots. Alors, c’est comme quand on regarde une belle femme, la nature. Car dans les recoins humides, il y a des aines âcres qui sentent la reproduction. Avec de drôles de salives ou rosées, qui plusieurs jours après, sous l’effet des chaleurs quasi tropicales, gardent l’odeur suave d’une couche fraîchement quittée.
Tout devient tiède et caressant, sur les chairs crépusculaires, qui ne cessent de saigner à même les éléments et l’eau abolissant le poids du corps, de l’âme et du coeur. Et c’est vers cette concorde totale qu’on se retourne ou que l’on plonge, mouillé comme on s’épand dans les bras de la beauté, uni à la pensée et aux désirs de celle qu’on aime.
On peut attendre ainsi des heures, la douceur atteint tout le monde, même les animaux s’alanguissent et les gens vous parlent comme frères et soeurs. Le lac lime les rochers, les cieux dissolvent leurs pigments sur la surface, et lorsque l’on fend l’onde, rien ne se mélange plus, que le corps uni aux bercements, et les flots devenus transparents. Ça sent les agrumes, les infusions de thé, l’effusion de l’été. L’âme clame le calme, les passions s’apaisent comme les sanglots de l’enfant contre le visage de sa mère. C’est alors qu’il fallait comprendre que ce paysage devenait femme, que les rivages sont véritablement hanches, et corps les monticules se déversant en pentes douces jusqu’aux abords de l’eau. Avec en profusion toutes ces vapeurs nourricières engendrant et nourrissant ces existences bourdonnant de partout, tandis que le globe lunaire s’élevant de derrière les montagnes, vient dispenser le nectar nourricier de son sein vespéral. »

Devenir libre, si possible, comme le nocher qui s’en va seul lever sa nasse, à bord de sa minuscule embarcation, libre comme peut l’être une âme abolie de la terre et soutenue par l’eau.

Ça y était; tout à l’autre bout, l’amant esseulé savait cette fois-ci qu’entre ce lac et elle, il se creuserait un océan. 
En lequel elle serait toujours, comme le thé infuse dans l’eau.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le Montreux” – Tous droits de reproduction réservés, juin 2015.