Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 19/12/2016

Le mauvais songe d’un après-midi neigeux

Voici le 111ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Fantasmagorique à souhait…

Le mauvais songe d’un après-midi neigeux
Genre : Fantastique

Le village semblait magnifique, une belle onde bleue surnageait partout, comme des ovales parfaits entre les bâtisses. Où étions-nous ? Je ne saurais guère le dire, peut-être à Montreux, peut-être à Locarno; ces deux villes ne cessent de se confondre en mes pensées, et il semblerait aussi que je n’en distingue plus clairement les chemins pour les attraper. Je m’y perds souvent et me retrouve face à un lac méconnu, ou qui s’est plu à changer de formes entre mes pérégrinations.

Tout ce dont je me rappelle est cette chaleur suffocante semblant me poursuivre. J’étais à la fois obnubilé par la beauté du paysage et en même temps enclin à un profond malaise, un chagrin enraciné en mes intimes tréfonds. Oui, il faisait chaud et on cuisait sous le zénith. Mais j’étais avec ce vieux monsieur, à genoux contre ses chevilles, larmes aux yeux et flammes dans le corps. Je me sentais tisonner de partout, cela ne voulait pas émerger, ma gorge n’épuisait aucun son. J’étais en cette perte irrémédiable de l’être cher, celui que je maudissais de toutes mes forces en temps normal, afin de convertir l’amour en colère, du moins tenter d’y parvenir.

Alors le vieux Monsieur me trainait à la marche, ignorant mon état ou faisant fi des sentiments s’échappant de mon corps en même temps que la peine, la peine qu’il me fallait pour l’extraire de ce qui semblait être mon lot de quotidien. Ma fiancée revenait, me regardait, et il sembla que je puisse encore frôler une partie de ses longs bras, la cire souple de ses poignets fléchis contre ses lèvres. Alors je ressentis à nouveaux par cette bouche entrouverte, l’odeur caractéristique de lait et pommes vertes, filtrant toujours tel un délice aux subtiles fragrances. J’étais fasciné par les arrêtes délicates des attaches, la brillance nacrée de la peau et l’huile lumineuse semblant en exsuder. La lumière se trouvait piégée par ces sources ondoyantes n’attendant pas d’être brumisées par la clarté astrale. Cela venait de la texture profonde de la peau, semblant plus onctueuse, se mouvant chaque fois différemment selon l’angle en lequel on se trouvait.

Je ressentais donc le glaire du chagrin déraciner mes entrailles, emporter mes viscères jusqu’à en épandre la bile dans la bouche. Une amertume indicible s’emparait du palais, tandis que sous les yeux, comme des esquilles salées, perlait le bouillissage de laves peinant à s’écouler sur les joues. Un hoquet retenait mes émotions entre la glotte et le plexus solaire. Il semblait qu’une lumière pâle s’ajoutait à tout cela, venue d’ailleurs, d’un endroit différent, cependant interférant avec le lieu en lequel je me débattais.

J’ouvrais et fermais des portiques, sans arrêt, tout le long d’une allée à gravier, tandis que le paysage continuait à vouloir se dévoiler sous son plus bel apparat. Étrange comme les deux mondes s’aimaient malgré leurs différences notoires, s’y abordant de l’enveloppe au plis. Indépendants certes, mais donnant corps au récipiendaire.
Oui, je déambulais dans un magnifique jardin entouré de pivoines, tout y était violacé ou pourpre, tel un crépuscule érubescent que l’on verrait s’épandre sur une plaine ferrugineuse. Je continuais à implorer le vieux Monsieur, semblant ne pas m’écouter, détournant la tête, alors que je tentais par tous les moyens de lui révéler les sentiments profonds que je ressentais pour sa fille. Je m’étais toujours tu, en tout et pour tout, aussi ignorait-il quels étaient mes états d’âme vis à vis de son enfant.

«Votre fille, je l’aimais et l’aimerais toujours, elle demeurera à jamais dans mon coeur, vous ne pourriez comprendre les directions nouées qu’ont pris nos chemins contraires. Mais il faut que vous sachiez que, malgré les apparences, les différences notoires de nos goûts et nos façons antagonistes d’appréhender la vie, n’ont pas usé la corde nouant l’amour à nos êtres. Il reste toujours au milieu de la tourmente, une aire circonvoisine comme abritée des tempêtes au creux d’un donjon, de toute intempérie futile engendrée par les vicissitudes de nos comportements. Mais, malgré les apparences et la résultante finale ayant mené notre amour aux confins du précipice, mon âme a survécu à la chute, le reste n’est que rumeur malencontreuse d’une existence précaire, ne rendant compte que des besoins mécaniques du corps.»

L’homme sourd ne m’entendait pas, il ne me voyait pas plus, mais je l’écoutais penser et s’amuir à toute expression externe. Je percevais sa façon de me répondre en ne croyant rien à tout ce que je venais de déposer à ses pieds. Je me cramponnais cependant de plus en plus fort à ses chevilles, et la confusion des paysages entre Montreux et Locarno, s’ajoutaient à mes inefficaces tentations de l’interpeller et les siennes dédaignant mes courtoisies de foi au profit de doutes grossiers et sans intérêt pour les deux parties. Cela me blessait pourtant. Je saignais en silence d’une plaie secrète, que je tentais de lui dévoiler mais envers laquelle il détournait le regard.
Cet homme était incapable de comprendre le verbe le plus élémentaire.

Un fonctionnement sans égard s’articulait dans ma conscience. Elle me narrait en se dédoublant, ce que j’étais moi-même en train d’expérimenter. Je vivais et ressentais ce que l’autre éprouvait et vice-versa; j’étais capable de discerner et d’interpréter tous ses ressentiments comme étant mon propre vécu. Impressions des plus désagréables et invalidantes à tous points de vue. Je restais perché en équilibre sur l’angoisse du questionnement et le désespoir des réponses se déroulant des deux côtés simultanément. Les parts de son antagonisme semblaient avoir été élaborées en moi, alors que ses réponses touchaient ma cible comme si j’avais été le concepteur des flèches, le tireur et la victime qui les reçoit.

En arrière-plan, des dalles magnifiques entourant des vasques fleuries, une lumière évanescente et la vaine recherche de l’objet de mes soupirs à travers les fourrés. Je savais que l’on me transposait ailleurs, que j’étais toujours accroché à Montreux, que l’attachement viscéral pour ma ville n’aurait jamais pu m’y déraciner. Pourtant je flairais un malaise ne venant pas d’ici, mais de là-bas. Le vieil homme m’accompagnait partout, perdurait à ne pas vouloir me croire. Pour lui, sa princesse de fille se fit berner, on ne s’était pas assez occupée d’elle, et c’est seule et abandonnée qu’elle avait affronté les tracas de sa nouvelle existence. Une fois déjà il avait fallu tuer le père avec toutes ses lourdeurs, arracher les enclumes existentielles percluses à son corps, toute cette matérialité immobilière inamovible. Cela débordait de partout, depuis le garage jusqu’à la chambre à coucher. Des tas d’objets potentiellement plombants, des lenteurs et deshabitudes usant des souffles épais comme ceux des bovidés, à peine un déplacement était-il élaboré. On ne s’en rendait compte que sur l’instant. Ainsi devant l’Auberge de Jeunesse de Territet, cette manière de pourchasser les amants avec un appareil photo, de les saisir à vif le matin dans le lit ou en train de s’embrasser dans la voiture. Il fallait être là et butter contre les linteaux de porte, tel un bélier frondant de toute sa masse pondérale et optuse sur un magasin de porcelaine, s’y reprendre, encore et encore, la bave aux lèvres et le licol congestionné. Être en accord avec le Gouverneur démontrant de manières pitoyables avec tout son matériel de scaphandrier, qu’on pouvait encore respirer immergé au fond du capitalisme et même marcher au pas de l’oie, bien que muni de semelles plombées. J’étais là à me discréditer en invoquant toutes les faiblesses que j’aurais maladroitement fait subir à sa fille, alors que lui, le grand mentor, persistait à n’assouvir que sa puissance au-dessus d’un feu de pailles.

Le soleil éblouissait tout de sa lumière grippale et monotone. On approchait de l’heure gluante des seize heures. Heure où les objets ne ressemblent à rien, et dont la fébrilité du moment rendait particulièrement comateux le témoin direct vivant ces événements. 

Il s’en retournait donc, appareil photo en bandoulière, fier d’avoir capté des frontaux au piège de son monocle sans expression aucune. Le volant du chapeau ne parvenait à recouvrir le gras de la nuque qu’il persévérait à garder lardée de dermatomes. La bouche pâteuse et de par les façons ensommeillées qu’il avait désormais de tirer sa journée, il ne trouvait plus ni la force, ni l’occasion de vouloir continuer le débat. La panse forcie d’états post prandiaux particulièrement pénibles, il s’avachissait en produisant des ahanements d’épileptique.

Quelque chose sous mes reins se fit sentir, un surplomb moelleux, en même temps qu’un carré jaunâtre de clarté souillait les murs et les sols. La peine que j’éprouvais de respirer dans tout le torse me revint à l’esprit, lorsque j’ouvrais les yeux au milieu du salon.
Le cauchemar se dissolvait petit à petit, mais j’eus le temps de percevoir encore mon amie appuyée contre le bar de cuisine, bien réelle, avant de s’embuer sous mes paupières endolories par les scories du jour.

Il neigeait et nous étions bien dans cette tranche infecte des seize heures. Je n’arrivais à réintégrer les lieux; je fis plus qu’il ne le fallait pour y parvenir, tant les résilles des “autres côtés” prenaient du temps à se dissoudre.

Où donc étions nous ? Si les rêves semblaient à ce point réels d’existences, qu’en étaient-ils de nos vies en état de veille, qui peut-être nous rêvent à notre insu, ou nous donnent une image de la réalité pas plus compacte que celle du songe où tout pourtant nous parait si solide et vivant.

Le vieillard s’était essaimé, comme le départ et les pièces vestimentaires de mon amie se désagrégeaient.

Il est des après-midi enneigés qui sont originaires de nos nuits blanches. Où l’onirisme s’éveille, mais avec tant de réalités d’un côté comme de l’autre que ça en devient vraiment cauchemardesque.

Vivre égaré, recouvert d’écailles ou enseveli de voiles épars. Entre ce qui n’est plus et ne sera encore moins, alors que nous sommes pensés par une autre entité et vécu à notre insu. 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX,«Le mauvais songe d’un après-midi neigeux», novembre 2016– Tous droits de reproduction réservés.