Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/10/2015

LE MARBRIER DE L’AVENUE GAMBETTA

Et voici déjà le 51ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Cette fois, chez un artisan d l’avenue Gambetta.

LE MARBRIER DE L’AVENUE GAMBETTA (La pleureuse blanche)
Genre: Récit
à Jenny B.

Il faut avoir la force et la hargne de frapper, encore et encore, en suivant la même veine, fouiller la poussière jusqu’au bout des ongles, vivre avec l’ingratitude la plus totale de l’artisan incertain du résultat.
Et quand bien même ne rien trouver en formant le corps, ne rien sentir, ne toucher que la rugosité malveillante entamant la chair sans amollir la pierre.

La grande mangeuse était lancée, bête immense aux courroies tendineuses, besognant sans relâche. La poussière résultant du fraisage se déposait encore plus multiple sur la vitrine déjà crayeuse, formée par la sève des intempéries, les longues journées automnales frappant leurs strates monotones en décloisonnant les cieux et embrumant l’atelier. 
C’était cela le marbre. D’ailleurs il rongeait les collines de Carrare jusqu’à Forte dei Marmi, pour ensuite s’infiltrer dans les bronches, envahir la peau, provoquant la lithogénèse sourde des ciseleurs courbés sur l’ouvrage.

Mais il y avait la passion de vivre en ce mortier, de s’y emboiter, et la grosse turbine de transmission entraînait implacablement l’arbre de la scie, entamant des heures durant les osselets terrestres.

À l’entrée de l’atelier, les pierres tombales s’entassaient, certaines de travers, à peine dégrossies, d’autres déjà affinées, n’attendant plus que le damasquinage d’un nom ou d’une date. On aurait dit de petites montagnes déposées à même le sol; on sentait tout le poids du labeur, toute la force que la chair devrait utiliser, l’adresse du doigté, qui parachèverait, des mois durant, l’ouvrage rendu le plus affiné possible.

Clément courbait l’échine, parfois on l’entendait taper du burin, et toute la rue Gambetta de Clarens se demandait ce qui allait bien sortir de cet antre, ce jour-là.
Même l’imposante bâtisse contenant l’atelier, avec le Tabac attenant de la mère Bégochev, tout semblait se marbrer, se transformer en ce sable fin, enduire de chaux le moindre interstice se trouvant proche de la grande bielle à démembrer. 

Ces hommes semblaient émerger de dunes, bardés de lunettes, de tabliers de cuir; ils étaient tous nourris des entrailles extirpées des falaises, connaissaient le moindre grain constituant la glaise, car ils vivaient constamment au sein de leurs matrices.

C’était une bataille d’os contre le minéral, une incarnation spéciale du sang devant attiédir et abreuver le marbre, lui donner coeur et âme.

Travaux de titans, grimpant sur de gigantesques établis, presque des échafaudages, avec tout autour des forêts de palans, tout ce qui rappelait le fardeau et les forces herculéennes qu’il faudrait invoquer et entreprendre, afin de parvenir maître à bord et parfois vainqueur de l’ouvrage.

Les tombes seraient munies de noms, de bordures ciselées mille et une fois, avec l’adresse de l’équerre et du niveau. Des anges d’albâtre translucide seraient nés aussi de ces tourbes grossières, explosées à la mine, et au final frôlées à la plume de cygne.

C’était une commande secrète, et parfois les passants de l’avenue Gambetta voyaient les grandes baies dépolies étrangement nimbées de l’intérieur. Clarté de papier calque avec quelques ramifications stellaires de lampes pétrolifères, quasiment sourdes, afin de ne point trop attirer l’attention. 

Mais que faisait-il donc Clément? Préparait-il vraiment des pierres tombales, pour épuiser ainsi toutes ses nuits les unes après les autres dans l’atelier? N’y avait-il pas d’autres secrets, connus aussi des ouvriers et mandatés par un mystérieux personnage tenant absolument à conserver le plus total anonymat?

Un matin, peu avant l’aube, alors que le quartier demeurait tranquille, il était arrivé un puissant attelage recouvert de bâches puis on avait déchargé, à l’aide de grappins compliqués, une tonne et demie de marbre brut dans la cour, que l’on dut encore acheminer lentement jusqu’à l’intérieur du local, avec l’aide de cylindres cuivrés sur lesquels roulait la pièce maîtresse!
Mais avec quelle force et précaution! Cette montagne prenait toute la place, on devait avoir extrait une large partie des Alpes, ce n’était pas possible autrement!
Clément, au milieu de cette aube sale, oubliait les restes d’ouvrages qu’il avait encore sur les bras; il y en avait pour des jours encore à devoir passer à l’abrasif, puis à l’acide oxalique, semelles et soubassements, sans compter les tombales et stèles auxquelles il manquait partout les formes définitives. Certes il possédait des ouvriers zélés dans son équipe, mais un seul était tenu dans le secret de ce qu’il désirait accomplir, les autres n’en avaient pas la moindre idée, et se poseraient forcément la question de savoir ce que le patron fomentait, avec sa tonne et demie de matière arrivée là, tel un glissement de terrain!
Il faudrait encore changer de disques, de ceux qui n’avaient pas encore servi, afin d’obtenir plusieurs flancs qu’on pourrait disposer de manières plus économes dans l’espace.

 – Clément, vous allez y arriver avec tout ça? Y vont dire quoi les autres?
 – Les autres, y finiront toutes les commandes en route, y’a assez à faire! Vous ferez ça avec eux, Philippe, ça les tiendra en silence, pendant que moi j’irai au bureau réviser l’ouvrage, contrôler toutes les esquisses et les maquettes, car je compte bien démarrer d’ici deux nuits!
 – De nuit? Démarrer! Mais on vous entendra de partout!
 – Je ferai mes talons de jour. Puis j’ai des doucines à achever, c’est pas trop fatigant: je ferais en sorte de rester discret. Pis finalement ça me regarde, ce que je trafique avec l’Entreprise, j’en suis quand même le patron, ou pas?
 – Depuis 1906… j’en doute… Vous n’êtes pas si vieux! On dira le poursuivant!
 – Oui c’est ça Philippe! Le noble fils du père!
 – Exact! 
 – Y ‘en a d’autres qui ont eu cette même folie que moi, mais dans le vitrail.
 – C’est moins lourd, plus fin, et en deux dimensions!
 – Ben c’est comme ça. Au moins j’ai besoin d’en avoir à la main, puis de sentir le glaire s’incarner, jusqu’à en caresser le lissage. Se sera une manière de retrouver son corps. Sa peau, sa merveilleuse peau!
 – Ouais… Mais c’est tellement vieux cette histoire-là…

Les stèles étaient achevées, il manquait plus que le soubassement et la semelle, ce n’était de loin pas le plus difficile de l’ouvrage si on tenait compte que le client voulait que cela brille comme du verglas.
 – Pfff… Le temps gagné se perdra à tout peaufiner à l’acide oxalique, ça demande du nerf et comme on en trouve dans le café, de l’acide oxalique, on pourrait faire d’une pierre deux coups, si vous voyez ce que je veux dire; extraire l’acide et se renflouer à la caféine, se serait pas une mauvaise idée ça, Clément!
 – Vos idées sont toujours bonnes, Philippe. Le seul problème c’est qu’on peut pas les mettre en pratique. Elles tiennent le coup dans la logique, mais pas dans l’action. C’est con, hein?
 – Bon, ben en parlant pratique… Je vais me remettre à la pointerolle sur les suivantes, se sera toujours ça de pris, au cas où vous auriez besoin d’un coup de main cette nuit, ou les suivantes!
 – Ah, bon… Vous feriez ça?
 – Autant être cinglés à deux, que seul et pas du tout. C’est comme ça que je comprends les choses, moi.
 – Et votre femme alors?
 – Ma femme? Ah, vous savez pas… Elle s’est cassée!
 – Cassée? Cassée! Non! C’est pas vrai! Et vous avez rien dit!
 – Ça aurait servi à quoi? On quitte pas la routine de toute façon. C’était un coeur de pierre qui restait de marbre, et la veine a pété!

Nuit noire dans l’atelier. On avait mis des petites veilleuses partout, et la vitrine semblait devenue un grand tableau noir sommairement frotté. Les alluvions d’humidité traçaient partout leurs chenaux sinueux contre le verre. On avait scié de jour, afin que les bielles du monstre ne fassent point trembler l’ensemble du bâtiment. Le pire serait de voir la nasillarde mère Bégochev débarquer en plein minuit et geindre jusqu’au petit matin. Il paraitrait, selon elle, que le père Besson aurait trouvé de cette poussière jusqu’au fond de son tabac à pipe, pourtant hermétiquement clos dans sa blague. Les clients se plaignaient, ça donnait du travail pour rien, car il fallait tout le temps astiquer le commerce afin qu’il ne disparaisse pas systématiquement sous les strates de ce maudit talc!

Philippe gardait la pointerolle, ensuite Clément poursuivait à l’aide de la boucharde. Et ceci pendant six nuits consécutives, pliés comme des géants crayeux sur la résistance terrible de cette terre qu’il fallait affiner sans casser. 
Ils étaient comme des fourmis, tentant de forer des falaises avec leurs pattes.
 – Vous imaginez ça Philippe! Un jour ses traits, ses merveilleux traits si délicats vont apparaître dans le marbre, comme pris en lui, prisonniers, et cherchant à s’en arracher, comme les pauvres modèles inachevés de Michelangelo, qui actuellement encore tentent de se dépétrer du minéral. Quel prison, si l’on ne parvient pas à fuir la roche!
 – La terre est lourde, Clément. Tout est pesant et tout demande un effort considérable, chaque jour, car on se débat dur, dans et avec la matière comme si on était tombé dans un pétrin! Charrier notre corps, nos affaires, nos habits, nos habitudes, nos inquiétudes, ses tourments ou ses chagrins. Tout est fardeau. Nous, toute notre vie, on affine l’épiderme des rochers, on soulage la chair des montagnes, pour en faire des lits de repos, ou des personnages semblant légers et recouverts de soies. On se tire des enclumes aux chevilles et on se ferre les bras, afin d’extraire des Titans de granit! Avec nos trépans journaliers et à notre échelle, avez-vous déjà seulement calculé combien de Gothard ou de Simplon nous avons ainsi foré?
Les yeux clos dans ces tunnels et bouchés de rocailles à raz bord!
Pensez-y donc un peu!
 – Euh… Vous vous mettez dans un de ces états parfois, Philippe…

Clément commença ses travaux d’affinage avec l’aide de la gradine. L’automne était passé, le grand rail continuait d’amener des monceaux gigantesques sur l’établi. Ce grand rail traversant de part en part l’atrium sablonneux et semblant supporter l’entière bâtisse par son trait mono encreur.
Les pièces arrivaient, de toutes formes et de toutes couleurs, certaines déjà belles, hissées par les câbles tout en haut du plafond, si haut qu’on voyait les contours seulement apparaître au fur et à mesure de la descente progressive vers le sol.
Il y avait du marbre de Yule et du marbre Portor, dont la noirceur fait ressortir les veinules or, du jaune de Sienne, du noir de Theux, mais surtout celui de Carrare, pour les tombes plus simples ou les statues devant représenter des visages d’angelots.
Clément, dont le bloc monstrueux commençait à prendre silhouette mi-humaine, mi-commandeur, avait choisi sa pièce parmi les marbres blancs provenant expressément de l’Île d’Elbe. Cette nuit-là, il avait commencé la taille directe, avec plus aucune possibilité de retour en arrière. Il faut savoir que jusqu’au moment de la signature, le bloc peut voler en éclats. Il faut donc suivre parcimonieusement veines et veinules avec une délicatesse de chaton, être à l’écoute de ces téguments calcifiés qui selon les rumeurs répondent au ciseau, vous disent exactement comment vous devez les entreprendre. C’est une science exacte de l’ouïe, mais pouvant se révéler redoutable et traître. On devait être capable à la fois de représenter un colosse herculéen, monopolisant un calvaire forcené luttant contre la matière, en la frappant, la découpant durement, la burinant sans pitié, et finir presque en gants blancs par l’effleurer à peine, tout attentif aux saupoudrages du jour sur l’épiderme marbré, afin de ne plus du tout perturber les galbes. Comme si les lactescences de clartés pouvaient trancher, dispersant anarchiquement l’huile du jour devant normalement enduire le corps d’un film voluptueux, et l’emplir de justes contrastes.
Transformer les Rochers de Naye en dentelles de Bruges.
Tel était l’amour de ce métier, qui demandait que l’on s’y adonne sans compter, forgeant toute une destinée générationnelle de combats charnels contre rocs, puis esprit contre matière.
Nul doute que le marbrier sait de quoi il en retourne, tout comme l’alchimiste qu’il rejoint, lorsqu’il s’agit d’extraire quotidiennement l’épais du subtil. 
Quelque part, il représente un instant figé de l’ossature vivante en la sublimant dans une pause représentative, comme il cisèle le tombeau de pierre devant recevoir les ultimes calcifications d’un être qui fût vivant.
Le marbrier taille toute sa vie la signification de l’alpha et l’oméga, éternels retours du geste que l’adresse du burin illumine petit à petit, entre les nombreuses chutes et poussières de la roche essaimées aux vents, et lui inculquant un savoir-faire millénaire; jusqu’au jour où enfin paraîtra l’étincelle au milieu du briquet. 

Clément et Philippe besognèrent dix-huit mois durant, pleinement, usant la tonne et demie de roche en fins grains de sablier. Tout en continuant, avec le reste de l’équipe présente, à fabriquer les ultimes grabats des défunts.

Puis elle fut prête enfin, un vingt-huit décembre, cette Grande Oeuvre nommée “La Pleureuse Blanche”, dont une réplique plus raisonnable se trouvait déjà sous le grand arbre ombellifère du cimetière de Clarens. 

Il avait neigé partout, et ce matin-là, on l’emmenait en France, au Père Lachaise, grande et pure, blanc sur ivoire. Il y avait des bougies, des lampions, on la voyait sortir petit à petit de son antre, qui était devenu clos aux jours passés, bouchés d’épidermes qu’elle avait abandonnés sous l’ouvrage des mains expertes qui lui avaient donné vie. 
Courbée sur une stèle, une orée de visage clarifié d’aubes, on ressentait les sanglots, le chagrin, Clément avait réussi à vivifier la pierre, ce minéral des plus dur qui inspire et expire un souffle, perdurant chaque fois plus de deux mille ans. 
Elle partait lentement, presque déjà funèbre, sur son char tiré par quatre chevaux tous aussi immaculés que la neige, la craie, les falaises et les Vénus d’écume de mer.
Lentement, le dos de la pierre fut englouti par les brumes hivernales, se refermant avec bienveillance sur l’Oeuvre Maîtresse de Clément.
Alors il regarda ses mains tremblantes et capables de tailler un colosse en flocon de neige.
 – Je vais vous dire mon secret, Philippe. Venez. Mais il semble que vous l’ayez déjà deviné, non?
L’atelier était encore attiédi du Grand-Oeuvre.
Le jour béait et entrait en fumerolles de froidures.

«Ce visage que vous avez vu calqué dans la pierre, c’est celui d’une femme que j’ai aimée il y a de ça bien longtemps, et que j’ai toujours tenté de reproduire, de décrire, de dessiner, sans jamais y parvenir vraiment. Il y avait toujours un petit morceau qui manquait, un bout que je réussissais pas à représenter, une omission quelconque. Mais là… Là… Cette fois tout y était, vous comprenez, et je l’ai laissée partir. En même temps, c’est drôle… Comment vous dire… C’est comme si je perdais un peu du poids de ce chagrin, dans la tonne de matière qu’il m’a fallu pour la représenter. Oui. Je me sens plus léger, la roche s’est affinée sur mes épaules. En fait, j’ai vécu ma vie en marbrier troglodyte. J’ai vécu dans le marbre, fossile millésimé, et comme la forme émerge du ciseau, j’émerge aussi de la pierre, pour vivre au soleil et à l’air libre. Et vous m’avez beaucoup aidé à y parvenir, Philippe.
 – Moi? Mais je n’ai rien fait du tout! Vous avez tout accompli vous-même, par vos mains seules, Clément!
 – Vous avez soutenu le poids de la pierre et partagé le fardeau. Je ne l’oublierai jamais!
Je sais maintenant que je vais pouvoir m’arrêter.
J’ai pu donner une vie autonome à ce qui me mourait.
Une sorte d’amputation en emporte-pièce.
Je viendrai vous voir tous les jours dans cette cour, écouter l’immense bielle de la scie rognant la pierre. Tant qu’elle battra, le coeur de la Maison vivra! Et voir ce qu’on inscrit sur les stèles, aussi. Et puis, vous savez, il y a peu de différences entre pierres et prières, et je crois avoir rempli largement mes lignes d’épitaphes.
Je vais prendre ma retraite, c’est enfin décidé!
Mathieu poursuivra l’oeuvre».

 – Toujours au nom du père et du fils Clément, non? La Grande Entreprise!

La neige recouvrait petit à petit les trottoirs de l’avenue Gambetta, ainsi que les traces des chevaux qui avaient emmené “La Pleureuse blanche” vers sa nouvelle destinée.

© Luciano Cavallini membre de l’Association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «Le marbrier de l’avenue Gambetta» (La pleureuse blanche), juillet 2015 – Tous droits de reproduction réservés.