Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 09/03/2015

LE JOURNAL D’EDWARD-LYTTON SMITH

Voici le 20ème conte de l’écrivain Luciano Cavallini. Tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux. Ici à la Clinique Valmont.

LE JOURNAL D’EDWARD-LYTTON SMITH
basé sur un fait réel.

Il y a des sentiments qui tiennent de la tristesse et de l’instinct. Dans le silence mauve de ces chambres sans personne, avec le souvenir, les souvenirs des sons, des voix, exhalées depuis longtemps de leurs poitrines, on se croirait déjà à genoux, à sentir comme une odeur d’anciens champs et de montagnes défleuries. Avec des rideaux, tremblements de vitrages, froissements indistincts d’ombres, rappelant l’encolure du plafonnier, que l’on fixait inlassablement durant les maladies d’enfance.

Ce qui fut vécu revient, comme si c’était la veille. Une courbe, une ondulation, ça prend l’apparence du verre, lorsqu’on le regarde par le côté, et que les cieux s’y reflètent, en même temps que la réalité devenue translucide.
La fin des transhumances approche; on les voit au travers des arcades de l’église de Glion. On y monte, on laisse pour un temps la commode, les lourds remèdes, le menthol, les térébinthes et le benjoin. 

Les arcades de pierre de l’église de Glion, douces protectrices et confidentes de chagrins! Presque comme des sœurs inondées de clarté et dont le lac serait leurs voiles. Si on se reculait, elles devenaient austères, dévalant vers de mystiques divinités qui, entre les frises du jour, savaient un instant clore leurs dentelles sur d’humains pèlerins.

Je me suis dépêché, forçant l’allure, pour venir voir le Maître mourant. Le bateau, qui n’en finissait pas, une mer houleuse, entachée de grisailles, comme une huile bitumeuse sur le mercure agité. Combien de fois les hautes cheminées, puissantes tours remorquant nos lenteurs, n’ont-elles pas craché leur essoufflement en vain; je demeurai évasif, accroché au bastingage, tout transi de sels et d’embruns.
Le Maître se mourait.

Il y avait tout le long du Rivage, depuis Montreux jusqu’à Territet, ces langueurs d’arômes rappelant les fleurs de tilleuls que nous cueillions en période de vacances, avant de poursuivre par la plaine accidentée du Rhône menant à Muzot. J’aurais voulu en posséder quelques brins encore, tous séchés, puis les disposer sur sa teille d’oreiller, avec un peu de lavandes et une eau de violette. Il s’en serait souvenu.
Par un chemin sinueux rempli de grottes et anfractuosités mystérieuses, je parvins enfin tant bien que mal à la Clinique de Valmont.

Les arbres en adoucissaient la lueur, il régnait un calme d’église, lorsqu’on y pénètre avant les cérémonies. Il y avait ces impressions de craquements, les rais bleu d’un vitrail tombant sur une commode en bois de palissandre. Je finissais par confondre les deux, la chambre du Maître, l’église de Glion et la grande forêt hivernale de Toveyre.
Cela vous paraîtra peut-être étrange, mais j’étais attiré par ces grandes galeries toutes peintes de blanc, accueillant les chaises et les couvertures des malades de la tuberculose. Ils restaient, demeuraient des jours et des mois, quelquefois une année entière, à boire l’air ensoleillé, à tenter d’aspirer les brises légères que d’autres souffles, plus épais, ne cessaient d’alourdir.

Le Maître se mourrait.
Il était devenu un enfant, après avoir compris tout ce que voulaient dire les mots inquiets des parents veillant sur les fièvres, ou des épouses rongées de veilles, puis blanchies prématurément par les aubes, arrangeant très souvent leurs pâleurs sur le visage d’un mort. Il y avait d’abord eu Henriette, la petite fille aux longues tresses sur son lit, puis tous ces légers mieux, ces grands biens fébriles survenant juste pour tromper les cœurs et redonner espoirs aux âmes endolories. Henriette était partie la première, et je revois ces grands yeux fiévreux, fixant des alcôves que nous ne voyions pas encore. Sa longue chemise blanche et ses mains disposées comme de la cire sur l’édredon brodé, qu’elle avait voulu emporter de chez elle. La cruche de faïence et la cuve où, la veille encore, elle avait pu se laver au savon de Marseille. Fraîche comme une perce-neige. Partie en premier.

Il m’avait encore parlé. Tenant un crayon et un petit cahier, je le voyais aussi noircir des feuillets, tous minces, tous aussi transparents que son teint.
Il fallait avoir essayé de vivre, avant de pouvoir mesurer des instants pareils. Comprendre le déplacement de la lumière dans une chambre, toute pareille à celle-ci. Demeurer là pendant les grands après-midis fiévreux, que les torpeurs alanguissent encore plus. Ces infernales journées où la douceur sous-tend le drame, et les conversations tues par la gêne. C’était ici, en ces endroits-là, qu’on regardait les murs jusqu’aux cordons des tapisseries, en masquant la vérité, en s’écrasant contre l’odeur âcre des cristaux de camphre, et des beaux mouchoirs brodés tout maculés de sang. Ces complaintes comme des berceuses, puis ces petits-enfants en visite, qu’on faisait rentrer et sortir à la hâte, pour ne pas fatiguer le malade, parce qu’ils devaient s’amuser dans le parc, c’était de leur âge, on ne les laisserait pas ainsi longtemps dans une pièce avec un mourant.

On adossa le Maître contre le sommier du lit. Ce grand lit noir, seule pièce maîtresse de cette chambre, renfermant la nuit comme pour bloquer déjà le corps dans un sommeil cadré.
Il semblait apprécier cet instant fugace, il était en rémission, et ne mourrait pas! Il le savait déjà, et souffrait bien moins que la fois où, piqué par une rose, il avait vu son bras enfler au point qu’il ne pouvait plus écrire. C’était un fort, l’univers coulait en lui, le regard des arbres et de la nature, les flots du Léman entonnant leurs murmures lorsqu’il s’y promenait, puis le veillant pendant la maladie, en y dardant toutes les clartés empruntées aux cieux, tout ceci ferait qu’il reviendrait à la vie, dans ce lieu charmant, dont la beauté débordait de toutes parts, en y laissant l’âme subjuguée. Les ravissements de l’être emportaient l’homme bien plus loin que ses jambes terrestres, et la chair ne parvenait jamais à hauteur d’ailes.
Il vit la journée descendre, l’hiver grandir, avec son soleil rouge et cru glissant derrière le Gramont.

Des liseuses s’étaient installées, en se relayant. Une s’appelait Albertine, ce qui était bien curieux, car le Maître voulut qu’on lui lise Proust, les longues phrases et les descriptions infinies des sentiments humains, corroboraient avec sa propre quête. On ne lui dit rien de son état, mais ses médecins savaient qu’il avait contracté une leucémie des myéloblastes.

Sentir qu’on se perd, accepter que le corps soit pris en fonction par les autres, ne plus se distinguer et devoir abdiquer, il le disait tout le temps, il l’avait répété dans une lette à une proche, plus proche encore, que «le plus difficile était de devenir malade, d’abdiquer»1

Le Maître était rentré à Valmont le 30 novembre. Au sol, les feuilles avaient terni, les racines squelettiques émergeaient de la tourbe malgré l’humus abondant, rapportant parfois par la fenêtre entrouverte, cette caractéristique odeur de glaise humide.
Qui ne s’en rappelle pas du grand homme allongé, écoutant les lectures, à l’affût des odeurs, de la moindre fragrance, des arômes de la peau, de toute cette existence particulière menée à la traque de l’universalité. Il en revenait à l’enfance, aux soleils dorés, de tous ces moments jaunes, entourés d’attentives femmes, le voulant parfois rendre trop fillette. Le voulant surtout pour elles seules.

Noël lui rappelait la vie, les neiges magiques que l’on ne voyait plus après, dont on ne parlait plus aux autres, tout comme l’on commençait à taire nos existences.
L’enfance. Ce qu’on met sur le dos. Les soins et la destinée. Déjà les grandes maladies, les amusements fugaces, les veilles et les potions, les cataplasmes sur la poitrine, lorsque les mois rigoureux transforment les rues en clartés grises; que les bonshommes croisés au quotidien deviennent des personnages à part entière, sur le couloir d’un trottoir, des têtes rivées en eux, des autres encore plus vieux, se tassant sous les écharpes, toujours les cheveux blancs, toujours l’impression de remonter loin aux combles de l’hiver.
La vie, jusqu’aux bouts des peines.
L’effacement des gloires et des ambitions.
Les vanités vaincues, enfin !

Il lutta encore. La nuit, on avait laissé cette veilleuse, adoucie par des foulards déposés sur l’applique, au-dssus de la table de nuit.
Proust s’égrenait, encore et encore, comme un chapelet; puis Rainer-Maria Rilke s’éteignit doucement, en ce matin du 29 décembre 1926, après avoir su, après avoir connu comment il fallait vivre, pour avoir peut-être la chance un jour, d’écrire un vers.

Edward-Lytton Smith, Valmont, 30 décembre 1929.

1 Ceci est un fait réel et avéré: «Le plus grave, le plus long, écrit-il à une proche, c’est abdiquer: devenir «le malade». (NDA)

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, octobre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux, «Le journal d’Edward-Lytton Smith»» – Tous droits de reproduction réservés.