Le grenier enchanté
Le grenier enchanté
Récit d’enfance.
Il y avait la grande muraille de carreaux translucides, avec des objets hétéroclites transparaissant tels des spectres piégés entre les revers du jour. Des torses, des troncs, des épaules biscornues brouillant la vision. La planche à repasser surtout, était celle qu’on craignait le plus. Oblongue, lugubre, semblant une exuvie résistant aux intempéries.
Des escaliers parvenait une sourde rumeur; par les paliers, eux-mêmes s’enchevêtrant les uns sur les autres, tout un mélange d’odeurs imprégnant les appartements et ne formant désormais plus qu’un seul et unique bouquet couronnant le dernier étage encore vivant. La main courante s’engouffrait en colimaçon étroit, jusque vers les premières marches de granit que l’on percevait à peine, déjà déformées, aplaties par la hauteur et les profondeur englouties aux entresols.
Puis la porte, fichée telle une stèle, lustrée d’un vernis verdâtre et dotée d’une poignée gansée avec soin, ouvrait sur des latte exiguës, constituées de bois rugueux arpentant presque à la verticale et de manière accidentée le mince boyau menant au galetas.
Dès les premiers instants, on était pris d’assaut par la fragrance vanillée des claies que le soleil surchauffait, par l’ajouré intense diffusant des lucarnes, par le craquement sourd des marches sous nos pieds lorsqu’il n’y avait plus uniquement que de simples courants d’air poursuivant d’autres pas que nous présumions invisibles, sans oser l’affirmer et encore moins en appréhender l’idée…
Malgré la clarté tamisée baignant deux ou trois tentures défraîchies par les ans, nous ressentions une crainte certaine, des frissons nous parcouraient en chapelet, depuis le haut de la nuque jusqu’au bas des reins.
Le corridor filait disparate, on ne savait même pas s’il était prudent de s’aventurer plus loin que la deuxième porte ouvrant vers la seconde cage d’escalier. Celle que nous préférions, différemment structurée, car il n’y avait point de galerie ni d’objets masquant la transparence des carreaux.
Quand la petite Cachelin flottait dans cet univers de cristaux délavés semblant sans origine ni fin, sa silhouette s’irisait d’une aura angélique.
Ce qui demeurait le plus mystérieux devenait objet de contemplation sans fin; la grande coiffe du toit avec ses poutres et ses solives, agrippant puissamment l’amarrage du faîte au sommet des murs peinant à escalader au-delà d’une certaine altitude.
Les cheveux de la fillette ruisselaient de reflets argentés qui, eux-mêmes, s’effilochaient çà et là sur le sol. Avec sa robe blanche, son cou lissé d’un trait de crème, ses bras semblant une écume de mer bercée par les roulis d’un océan, la petite Cachelin devenait un être irréel frayant sur les corniches tuilées.
Derrière le rideau d’espace dévolu à grand-mère, il y avait la malle aux souvenirs. L’intérieur était tapissé d’une étoffe à motifs floraux depuis longtemps fanés par l’oubli des générations. On y trouvait toutes sortes de choses, des albums photos, des fleurs desséchées, des livres d’enfance avec plusieurs pages contenant des trèfles à quatre, encore plus secs que le papier bruni tombant en désuétude.
La petite Cachelin saisissait habilement tous ces souvenirs, ses doigts luisaient de mouvements saccadés, transis d’impatience à l’idée de découvrir un nouveau monde. J’entendais le bruissement de ses manches à bulbes, berçant délicatement au centre de leurs corolles les longs orvets d’albâtre louvoyant jusqu’aux poignets. Cela provoquait, sur les endroits acérés de la chair, des petits éclairs striant le fuselage, des embruns lustrés et frémissants sur l’écume de mer.
Lorsqu’il pleuvait à verse, on décrochait entièrement la lucarne. Nous nous retrouvions tout là-haut, nous avions réussi à gravir le premier sommet d’une enfance défiée, qu’on était fier de trouver téméraire! Personne ne nous verrait, tout comme on ne voyait âme qui vive, les hommes disparaissaient avec joie de notre élément, nous n’entendions que les clameurs provenant du dehors et ne nous appartenant désormais plus. Serrés l’un contre l’autre, dans le mutisme le plus total, nous étions accoudés, prêts à recevoir l’offrande de la pluie tiède sur le front, à l’entendre ruisseler entre les gouttières cuivrées, enivrés tout deux par la divine odeur de pétrichor.
Aline poursuivait du regard le vol des hirondelles et des martinets, ses yeux pétillaient, leur encre avait peine à poursuivre le vol duveteux cinglant en bouts d’ailes.
Des ruisselles se formaient sur les tuiles, tandis que les gouttes martelaient leur cadence de plus en plus cloutée.
La peau de son faciès s’humidifiait au-dessus des souvenirs épars jonchant le sol. La vanille boisée, les pages brusquement éveillées d’un profond sommeil, réanimées par leurs héros émergeant un par un d’une sombre torpeur, ajoutés au corps moite de mon amie, tout ceci ne formait plus qu’un seul et unique parfum d’une âcre sensualité.
On voyait se profiler la cheminée, toutes ces tuyères mystérieuses plusieurs fois craintes, ces collerettes brumeuses évaporant leurs haleines provenant des souterrains, de la soute à charbon puis de la grande chaudière hermétiquement close au cœur de la cave. Cave effrayante si l’on en jugeait l’apparence, avec ce concierge, dont l’albinos alopécie semblait surgir des ténèbres en s’y délectant.
Les oiseaux fourmillaient, des êtres cotonneux pépiant et sautillant, voletant d’un endroit à l’autre ou en équilibre précaire sur la bordure de l’avant-toit.
Nous ne redescendrons jamais parmi les hommes, jamais parmi ces gamins criards et stupides concrétisant la brutalité des préaux d’école. Nous resterions là-haut, dans le grenier solaire de grand-mère et grand-père, jusqu’à la fin des jours, c’était juré, craché.
Après avoir scellé notre serment, nous nous enlaçâmes longuement en signe de ralliement et je sentis non sans une certaine crainte, la taille évanescente d’Aline ployer entre mes bras comme une gerbe de blé, aussi dorée que le soleil nimbant son visage.
Nous nous disions tout cela en chuchotant, alors que la porte du grenier s’entrouvrit sur une merveilleuse odeur de tarte aux pommes.
Le goûter embaumait.
Il criait sur tous les toits que l’instant était enfin venu de s’en délecter, s’échappant aussi espiègle que nous de la cuisine des grands-parents; telle Aline Cachelin, glissant avec l’éphéméride du jour par la lucarne demeurée béante contre les cieux.
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© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch,“Contes fantasmagoriques de Montreux“, “Le grenier enchanté” avril 2018 – Tout droit de reproduction réservé.