Le grand piano de Marie-Anne
Voici le 191ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini...
Le grand piano de Marie-Anne
Récit autobiographique.
Ces longs jours de maladie où l’on restait au lit.
Je me rappelle des oiseaux brodés sur les rideaux, et ceux que l’on entendait gazouiller derrière les vitrages. Il avait neigé des flocons lourds et mouillés, mais suffisamment modelés pour que le paysage extérieur revête son teint enfariné.
Le bon docteur Monod était passé, soufflant toujours comme une locomotive, évitant de justesse un effondrement lorsqu’il se déposa lourdement en bordure de sommier.
Le stéthoscope glacial parcourait mon torse, puis il y avait ce grand stylo de verre avec une aiguille effilée, ainsi qu’un produit rosâtre baignant l’intérieur du piston.
– Toujours cette anémie, lâchat-il, d’un air dubitatif.
L’odeur de l’éther suça ma peau en s’effilochant aussitôt, puis le protubérant médecin enfonça l’aiguille telle une fourchette dans une tranche de rosbif. Cet effort surhumain l’épuisa de plus belle encore, voilà que maintenant, il s’essoufflait telle une vieille haridelle.
– Du repos et du chaud. Des tranches de foie de veau, de l’huile de foie de morue et une cure de sirop Sanasol. Surtout, on évite tout courant d’air!
Puis de fermer la lourde mallette de cuir et de s’en aller comme un troupeau de pachydermes martelant le parquet à lui tout seul.
Pour la toux et le nez, du Pulmex, trois fois par jour. Sur le dos, cette pâte visqueuse et brunâtre de Néo Décongestine, que l’on voudrait voir tartiner ailleurs, ou nous laissant songer à d’autres gourmandises indéfinies. Elle nous déposerait les fragrances de l’enfance à jamais marquées au fer rouge.
Grand-mère ouvrait sa petite pharmacie murale sentant l’eucalyptus et le camphre, afin de sécuriser de suite les produits issus d’ordonnances les plus drastiques.
Du petit lit blanc, je voyais la chambre s’ambrer toute la journée diversement, selon la course du soleil et de la saison en laquelle le phénomène se produisait. Derrière les carreaux paraissait la silhouette pointue du faîte de la maison de Pierre. Deux mouettes s’y déposaient toujours un instant, avant de rejoindre le velum crayeux des nuages changeant de forme selon les caprices du vent.
Parfois la journée était longue, même en vivant des aventures étranges, voire risquées, entre les replis et les dessins du papier peint.
Grand-père passait sous le coup de midi, alors qu’il rentrait de la poste de Montreux. Avant, sous l’emprise léthargique de la fièvre, je l’entendais cogner sa cuiller dans l’assiette et pomper son potage à grand renfort de succions. Puis c’étaient les heurts argentés dans la tasse de thé, et la bascule, de profil, sur la chaise, les mains jointes, et la langue débarrassant soigneusement des bribes de potage aux légumes, restés collés sur la devanture du dentier. D’ailleurs, en temps normal, on assistait souvent auxcircumductions de ce dernier en bouche, afin de parfaire cette délicate opération de rictus post prandial.
Bien plus tard, dans ma chambre, il faisait mine de se brûler au plafonnier, ce qui déclenchait de puissantes hilarités, très communicatives. Il demeurait immobile, légèrement voûté au centre de la pièce, les coudes mi-tendus, comme si ses épaules ne savaient plus comment disposer de ces objets encombrants.
– Bon alors… «À t’à l’heure, pisqu’à cause de parc’que, j’vais siester une bribe».
Ça ne prenait pas longtemps pour qu’on entende un tumulte épouvantable forant un entonnoir buccal noir et profond!
– Il ronfle fort grand-papa!
– Il digère. C’est pas seulement le repas, c’est ce maudit rouge qu’il prend en même temps. Faudra me promettre de ne jamais commencer avec ça! La vinasse, c’est du maudit qui détruit! Heureusement que le thé le remet un peu d’aplomb.
– Pire que tous mes copains qui sucent tout le temps des bonbons?
– Oh que oui! On ne peut pas comparer, va!
L’après-midi passait en adage, aux côtés de la couturière, ou la voisine rendant visite. Une dame âgée et paraissant roide, cheveux blancs permanentés avec des lunettes lui donnant un air encore plus sévère. Une constante odeur de naphtaline diffusait de sa personne. C’était la mère de Marie-Anne, et comme cette dernière savait que je m’ennuyais tout seul – du moins les adultes en avaient-ils déduit ainsi qu’elle m’invitait dans la matinée du lendemain, à manger pour le midi les traditionnelles pommes de terre en robe des champs du vendredi, avec beurre, fromage, café au lait et compote de pruneaux. Je ne prisais guère ce menu rugueux accrochant en bouche, mais je savais que je pourrais aller me fondre dans le grand lit tout parfumé de Marie-Anne. On ferait ça juste avant le retour de son père, grand personnage osseux et bourré de manies, que l’on nommerait actuellement des tocs, comme d’arranger et lisser les franges de tapis pendant des heures, redresser le râtelier à rasoir, jusqu’à ce qu’il soit centré à la perfection sur le socle sécheur du radiateur de la salle de bain. Cheveux tirés en arrière, tablier vert de jardinier, je le revois encore lacer ses chaussures en mouillant les nœuds de lacets afinsqu’ils ne relâchassent point. Il s’appelait Émile Jampère, mais tout le monde le surnommait pas son sobriquet: «Le Milon». Quand on entendait son pas caractéristique retentir dans l’escalier, on recevait alors le mot d’ordre de grand-mère qu’il fallait rappliquer sans rechigner: «Attention, voilà le Milon. Filons!»
Le matin suivant, plus de petit sommier blanc avec la silhouette bienfaisante du Château des Crêtes filtrant derrière les tentures, mais le balcon du Milon et de la Tata, cette fluette grand-mère voisine dont on vient de parler, avec ses yeux en vitrines, et ce fameux promontoire ouvrant sur l’avenue des Brayères. Petit signe à Mimi vis-à-vis d’en face, comme disait grand-père, personne chétive et maladive agitant son torchon à poussière par la fenêtre de Claire-ville. Puis on retrouvait le salon propret, muni d’une crédence alourdie de vieux quatre heures exposés en musée, avec ses boutons de portes translucides, ressemblant à des bonbons aux fruits.
Marie-Anne possédait un grand piano noir, laqué, sentant une odeur de colle tiède fraîchement appliquée sur le bois, des touches d’ivoire aussi blanches et longues que l’étaient ses doigts; on aurait dit qu’elle n’avait que des majeurs à chaque main, même lorsqu’elle jouait en mineur… Ses études mélancoliques de Chopin. Les touches noires étaient si denses, qu’elles engloutissaient les scintillants ongles de Marie-Anne lorsqu’elle les effleurait à peine, avec ce bruit délicieux de petits accrocs lorsqu’elle en touchait la surface.
Puis, c’était le rêve absolu. Le moment où je me glissais dans les draps tièdes et suaves, auprès de ce long corps infini qui me racontait des histoires, des légendes allemandes alors que, contre le mur et le rebord de sa fenêtre, une autre tapisserie à fleurs semblait prendre vie en illustrant ses contes. On partait vers les inclinaisons élevées d’alpages rupestres, avec des Trudi à tresses roulées et chemisier bouffant sur le haut des bras. Des histoires de servantes, de petites filles éplorées, de coffret contenant les larmes cristallines d’un chagrin d’amour, l’épée de ce roi russe voulant se transpercer le cœur, à la suite de la mort d’une princesse vivant dans le royaume voisin. Une odeur de talc attiédi circulait autour d’une applique éclairant la table de nuit de son beau teint incarnat et qui, même éteinte, gardait une ravissante tonalité pourpre, grâce aux soins de Milon l’astiquant trois fois par jour.
Marie-Anne fleurait tous les paysages de la Germanie réunis, venus luger sur les découpes sinueuses que son profil moulait sous les couvertures. Vers les cheveux et la nuque, je me voyais surnager dans une savane saturée d’embruns exotiques. Les tièdes anguilles de ce corps frayant librement dans le lit, me transportaient dans une joie indéfinissable, avec ce je ne savais quoi de plus intense et qu’à l’âge que j’avais, on ne devait normalement pas encore ressentir. La chambre bleuissait, tandis que très loin au-dehors, parvenait la clameur des moutons du Pré-Favrod, s’éloignant dans le lointain.
Je pense qu’à la longue, je devais m’endormir, dans un état moite et toujours grippal, mais avec une autre sorte de fièvre, bien plus indéfinissable que celle provenant d’une pathologie claire et bien définie.
J’ouvrais les yeux devant le grand coffre à duvets composant l’entourage de mon lit. Plus de pianos laqués, plus de Chopin, plus de Marie-Anne et de parfum remontant de sources secrètes. Grand-père m’avait rapatrié en ses bras, alors que je dormais profondément, délirant quelque peu paraît-il, si j’en jugeais par le faciès du bon docteur Monod à nouveau penché au-dessus de moi.
La guigne !
– Elle est où Marie-Anne ?
Grand-mère fronça vivement les sourcils.
– Allons, allons! Qu’est-ce que j’entends? Ce n’est pas parce que tu es peu bien qu’il ne faut plus savoir comment parler, reprit grand-mère, quelque peu revêche. On ne dit pas «Elle est où Marie-Anne, mais où est-elle, Marie-Anne!»
Les jours suivants, je m’étais déjà rétabli. Puis, les années venant, je ne m’éveillais plus du tout avec les mêmes visages bienveillants au-dessus de mon lit, à part celui de ma compagne.
Disons que le mien, transi de mémoire indéfectible, s’isole souvent en des recoins de pièce susceptible de pouvoir restituer un peu de ce temps-là, de ces impressions, enfouies en quelque angle, que je souhaiterais voir se déformer par l’espace-temps, tandis qu’au lointain retentirait une étude de Chopin, à l’arrière du champ et des clochettes des moutons engloutis du Pré-Favrod.
© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «Le grand piano de Marie-Anne», Janvier 2019 – Tous droits de reproduction réservés.