Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 11/03/2019

Le grand festin des fourmilions

Le grand festin des fourmilions
Récit d’enfance

À mon amie Aline pour la vie.

Il pleuvinait délicatement sur le jardin des Brayères. Au loin, disséminés au pied de la ferme à Favrod, on entendait tinter les clochettes des moutons, à l’ombre bienfaitrice de la grande bâtisse «Les Bouleaux». On venait au revers pour nous rafraîchir, encore tout éblouis d’étincelles mouchetant nos regards.
Entre les murets exposés au sud, avec leurs rosiers dressés en éventail, ainsi que le puissant massif de laurier, on pouvait échapper à tous ces grands coups de chalumeaux, dès que l’astre solaire auréolait la crête de Saleuscex.

On se sentait protégé par la poupe arrondie des balcons, que nous regardions voguer entre les nuages et s’éloigner au large, couchés sur le dos. Ils semblaient reculer dans le lointain, surtout lorsque la brise agitait les tentures orangées, chahutant leurs reflets sur les pénombres d’un salon.
Des odeurs de thé aux petits-beurre arrivaient par effluves, nous entendions aussi, en arrière-champ, frissonner le massif de lauriers ourlant d’une ondoyante souplesse les bornes du jardin.

Parfois apparaissait le chapeau bleuté de grand-mère, penché par dessus la balustrade du balcon. On ne percevait d’elle que cette corolle ou une main soucieuse prostrée contre les lèvres. À aucun moment l’aïeule ne parvenait à relâcher son attention, sa silhouette revenait sans cesse voltiger en équilibre, à fleur du vide.

Il avait bien fière allure le jardin des “Bouleaux”! Avec son allée de gravier clair vibrant sous la canicule, ses décrochements significatifs en nacelles permettant de nous prélasser sur un banc.
Nous étions installés sur l’enceinte clôturant la propriété, à mi-hauteur, face au trottoir de l’Avenue des Brayères encore bordée de marronniers. À l’arrière frissonnaient plusieurs arbrisseaux taillés en pommeaux entre lesquels les oiseaux nidifiaient. Il n’était pas rare de voir les oisillons tendre le bec, puis triller en d’incessantes harangues, ou bataillant d’un massif à l’autre.

Le lieu où nous étions permettait d’apercevoir tous les salons du rez-de-chaussée se déclinant en enfilades. Nous voyions surtout les plafonds blanchis par la clarté si les tentures n’étaient pas descendues jusqu’en bas, ou alors à peine les plafonniers, ou encore la pénombre somnolant entre les persiennes mi-closes. Il flottait surtout une rêche fragrance, chaque pièce avait la sienne; ça oscillait entre l’infusion de tilleul et la naphtaline, dès que l’on parvenait en milieu de jardin. Surtout vers les Ébirdet. On devinait la mégère derrière les croisillons de la barrière, chevauchée d’une chevelure hirsute et négligée, trahissant sa présence par un châle recouvrant ses genoux, ou avec ses gants résilles d’où pointait toujours un index cagneux, dirigé à notre intention!

C’était bien regrettable, car juste sous la fenêtre de sa chambre à coucher, dont les châlits transparaissaient, se trouvait ce que nous préférions le plus: le robinet d’eau courante, qui sentait si bon la source, cette nuance âcre de terreau, à peine perceptible, un arôme ayant paressé quelque peu entre les soubassements.

Je regardais, ébloui, le doux visage d’Aline Cachelin baignant à contre-jour au centre du soleil. La brise, parvenant à cet instant-là, maraudait de son cou d’albâtre une senteur subtile d’amande douce. Je me rappellerais toujours d’elle ainsi, recouverte de lactescences, jusqu’au point de rendre son ombre parée de satin blanc.

Nous nous couchions alors sous les lauriers, là où l’on avait constitué un espace assez vaste, permettant d’iriser les rais solaires sous un igloo de jade. On jouait au cinéma, à parler comme dans les films. Mes doigts accrochaient sa robe à fleurs, son chemisier roide au robuste empois que sa grand-mère avait soigneusement appliqué le matin même.

Aline était fraîche comme la dernière rose éclose des treilles, que l’Ébirdet tentait vainement de dompter. Entre la pointe du col et le début du cou, il y avait cet espace virtuel, une échancrure des plus sensuelles, esquissée à son insu. Ça suintait le long de l’échine, vers la poitrine, invisible, une espèce de baume ruisselant avec la moiteur du chemisier, comme de la peau sur l’étoffe. Lorsqu’elle inclinait la tête sous les balcons, le col bâillait par-dessus les petits entonnoirs que creusaient les fourmilions. Des gouttes salées perlaient, entachant la fibre d’un liseré plus contrasté.

Tandis que les larves de fourmilions projetaient leur granité afin de capturer une mouche ou une araignée, Aline, activant la besogne, taquinait leurs cratères à l’aide d’une brindille. Aussitôt, les crochets impitoyables de la bestiole s’y agrippaient, et l’on pouvait ainsi la retirer entière de son repaire, nue comme un ver !

L’allée du jardin semblait reculer, devenir plus longue et plus ténue, s’effilocher en frange de gravillons filant vers la villa de Pierre. La vue était imprenable sur la façade du bâtiment, flambant de toutes ses tentures, déteignant dans les pièces transies de quiétude et de sieste. Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas, il y avait partout en arrière-plan, de vieux cerbères acariâtres lorgnant sur les passants; entre les offices du dimanche et le micelle déposé sur la table de nuit, on continuait à fouiner, enclin aux manies et aux rancunes les plus tenaces, enfouis derrière ces caisses de géraniums, ces chatons de porcelaine et un gentil service à thé.

Nous étions sous les balcons, on donnait à manger aux fourmilions, on organisait des combats de perce-oreilles, on regardait entre les branchages se tamiser l’après-midi avec le gazouillis strident des passereaux, tandis que d’un étage à l’autre, les couverts tintinnabulaient sous l’appel martial des principaux repas.

Aline, tel un œuf langé d’étoffe, demeurait fléchie, profondément concentrée sur ce désert sans fin jonchant le dessous des balcons, avec des dunes si hautes qu’on serait bien en peine de les franchir en un seul jour, même avec les plus robustes de nos insectes !
Les galbes épineux de mon amie transparaissaient en filigrane. Les feuillets délicatement incurvés de la nuque, le saupoudrage des tempes pulsant légèrement suivant la posture qu’elle adoptait, puis son visage nimbant comme une icône lorsque, sur le pollen des façades, le soleil pâlissait rien qu’à sa vue.

Aline, si resplendissante, de sa quenouille charnelle, allait filer à vie mais en l’ignorant, les écheveaux constituant le revêtement physique de mes diverses passantes.

J’irais toujours de par le monde rechercher celle qui lui ressemblerait, celle qui aurait ce teint blafard aux allures fragiles et presque maladives, longilignes, avec ces sensuels mélanges d’angles et de courbes se réverbérant et s’imprégnant sur chaque mouvance.

Aline, depuis notre rencontre, ma quête va toujours vers ces femmes poitrinaires, allongées ou prostrées, recluses en des pièces closes d’ambrées tentures.

Par une curieuse façon qu’a le destin d’effacer les actes, je ne me rappelle plus de l’instant où nous sommes ressortis encore indemne du royaume des fourmilions, ni de celui où je te revis pour l’ultime fois.
Je sais que tu as sautillé sur le gazon ou sur ton lit, t’égayant en imitant le lapin de Pâques.

Je revois cependant bien l’allée du jardin, le robinet d’eau aux saveurs d’orages, grand-mère Cachelin qui, depuis sa fenêtre, admirait ta printanière inflorescence.

Grand-mère appelle, mais cette fois-ci depuis la galerie.

Il doit être temps de rentrer.
J’entends claquer la porte du garage et bêler les moutons entre les hautes herbes du pré à Favrod.
Sur l’avenue, en plein après-midi violent, le gros camion balayeur de Monsieur Aubord nimbe d’un halo orangé la route et les trottoirs des Brayères; un autre, plus obscur, distribue mazout et charbon dans l’antre maléfique des Ébirdet.
Tout semble aller pour le mieux, aux “Bouleaux”.

 

Demain, dans la cour, toute la journée, on entreprendra ce fameux grand voyage à trottinette, celui où l’on va aussi loin qu’en Italie.

 

© Luciano Cavallini & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Le grand festin des fourmilions»,mai 2018 – Tous droits de reproduction et de diffusion réservés.