Le goûter des Bosquets de Julie
Voici le 40ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. La trame se passe dans un endroit mythique de Montreux, cher à Jean-Jacques Rousseau.
LE GOÛTER DES BOSQUETS DE JULIE
Fiction-Amour, à Jenny B.
L’étendue du chemin des Bosquets de Julie s’en allait loin, jusqu’aux confins de l’argenterie lacustre miroitant sur les hanches du paysage.
En s’y promenant, on rencontrait des tourelles, des pans de maisons partout tuilés, avec des pignons guignant par-dessus les murets, ou pointant leurs chapeaux aux travers des vignes et des champs.
La luminosité baignait le moindre relief, et les buissons emplis de vie s’égrainaient de passereaux, ou d’insectes, voletant au travers la poudre jaunâtre des pollens.
En contrefort, les animaux de la ferme paissaient en silence, d’élégants chevaux moulaient leurs échines alanguies, que l’on voyait briller sous un poil étrillé avec soin.
Les Bosquets de Julie…
Promenade rousseauiste, avec ses bordures sauvages, ses ruisselles murmurantes et sa mousse cachée par des ombrages rafraîchissants.
Ses petites maisons translucides, dont on voyait l’azur des cieux filtrer d’une fenêtre à l’autre.
Ce sont toutes ces réjouissances qui accueillaient d’abord Maxime Courtaud, avant qu’il ne rejoigne, le cœur battant, la belle Katia Bazzi.
Il fallait d’abord surplomber sa ferme, par le chemin d’en-haut, ferme que l’on voyait poindre au fond d’une combe naturelle, envahie par le lierre et les hautes herbes. Puis on entendait sourdre l’eau d’une fontaine, avant de rencontrer l’étang fréquenté uniquement par la soie lumineuse de plusieurs couples de colverts.
Les hauts noyers arboraient leurs ombres sur la porte d’entrée, créant un vaste auvent naturel se perpétuant plus avant, sur les tables des goûters, lorsque ceux-ci s’éternisaient en mille gourmandises estivales.
Maxime ralentissait le pas, faisant à dessein durer la sensation d’engourdissement que le bonheur créait en rayons stellaires par tout le corps.
La descente s’exécutait par louvoiements consécutifs, mais l’on pouvait aussi couper en traversant les colonnades circonvoisines d’un temple d’amour, inondé d’éblouissantes clartés.
Peine perdue.
L’allure qu’il tentait d’adoucir afin de la cueillir par surprise, ne réussit qu’à alarmer la jeune fille.
La silhouette d’albâtre se découpait en robe blanche serrée à la taille, devant le chambranle de la porte.
Fluides, les longues lianes de ses bras serrées aux poignets par de magnifiques corolles de soie crochetée, s’élevaient comme un envol, vers le nouveau venu.
Au milieu du bruissement général de la nature aux aguets, Maxime la voyait prendre forme avec, à chaque fois, des délices ajoutés.
Une fois ses courbes semblaient plus affinées, et la danse de ses gestes accomplissait les tâches domestiques sans que les objets concernés semblassent peser le moindre poids.
Ils se voyaient ainsi depuis des mois consécutifs, non pas en secret, mais en simples et cependant rigoureux apartés.
Aucun interdit ne pouvait les empêcher de poursuivre leurs rencontres, aucun obstacle devant leurs pas, ni d’embûches physiques.
C’était ainsi un bonheur simple et pur, sans questionnement, comme on vivrait d’eau de source, sans craindre la nature impressionnante des Alpes.
Il voyait donc, comme au fond d’une assiette de porcelaine, se dessiner un visage semblant accompli avec la plume d’un cygne, et qu’un poignet d’ange habile, aurait affiné plus encore, en puisant directement aux coloris naturels du levantin.
Sous une treille à claire-voie, la lumière jaune mouchetait partout son teint de miel, saupoudrant délicatement les napperons étendus sur la table, l’argenterie et la lourde théière aux griffes victoriennes.
Katia avait tout prévu, il fallait que s’accomplisse la symphonie des après-midis, en mélangeant les coloris aux gelées de fruits, qui s’allumaient en pots multicolores.
On sentait de très loin monter l’arôme du thé, et les éclats de l’argenterie rivalisaient avec les perles d’eau se formant en retrait du goulot de la fontaine, et sur les carafons glacés de limonade.
Au centre de cette table, se dressait une cafetière à haute encolure, parsemée de boutons de roses peints à la main et dont l’anse fine permettait à peine qu’on la saisisse, sans aussitôt qu’on ressentît avec crainte, le besoin de la reposer de suite.
Maxime parvenait à peine en haut de l’allée de gravier, bordée de tilleuls odoriférants, qu’il croisa la calèche du livreur de glace, s’en retournant à son négoce.
Le jour parcourait la méridienne, fixant l’ombre projetée sur un masque vénitien dont l’index révélateur indiquait sa marche, entre les douceurs de la clarté et le glaçage translucide se déposant sur les objets, les pâtisseries enrobées de vanille, et la nappe brodée servant de toile immaculée.
Il la retrouvait ainsi, au bout du chemin, les cheveux dénoués, le visage audacieux dont les lèvres cerise éclataient au milieu d’une ribambelle de perles allumant un sourire.
Elle s’éventait parfois en un geste, qui même offert d’une délicatesse exacerbée, eût pu laisser craindre que le poignet se brise, tant l’attache délicate semblait faiblir au centre de la dentelle.
Les animaux domestiques frôlaient ses chevilles, les ombres mouvantes des feuillages agités par la brise, frémissaient en gouttelettes sur son grain de peau.
Il fallait beaucoup de recul pour appréhender les contours de son être, car ce dernier, après avoir exténué les plages de la silhouette, en nimbait les bords d’un scintillant feu de lame.
C’est alors qu’à peine il la prenait dans les bras.
Sentant la moiteur de la robe perler en blanc sur son visage, le doux sel de sa gorge imprégné de soie lui ravir un soupçon de saveur, entre la fin du baiser et le renouveau regard, déposé sur elle.
Il entrait sous sa corolle, comme on se faufilait sous une ombrelle saturée de soleil.
Le visage prenait un autre sens, la bouche s’attendrissait et la cerise empreinte de lèvres, optait des lors pour une saveur et un teint plus framboisé.
Avant de servir le goûter, elle lui tenait toujours longuement la main, dégantée au dernier moment, afin que la peau neuve n’entache aucune caresse, ou ne pervertisse point l’écriture si, parfois, elle lui glissait sous un napperon des propos ou des mots qu’elle jugeait par trop indélicats.
Katia aimait les nuances. Elle ouvrait l’agape avec du café fort. Elle appréciait voir ce rude breuvage couler épais comme de l’encre, dans les blancheurs et la lumière cirée avec soin par les tamisés des tentures et pergolas.
Elle attendait un instant, puis finissait par former une galaxie de crème fraîche au-dessus de cette nuit soudaine et profonde, tournant solitaire dans l’univers d’une tasse.
Si ce n’était ses longs doigts blancs dont la pulpe, comme des bourgeons de pivoines, baguait l’argenterie miroitante des cuillers et fourchettes à pâtisserie.
Un peu de chantilly, et la bouche nuageuse disparaissait elle aussi, comme les crocus sous la neige.
Ou l’éveil soupçon de sucre en bords de lèvres.
Le mélange se poursuivait, toute une palette de nuances agrémentait le goûter accompagné par les trilles d’un orchestre volatil.
Sur le pain de mie, la jolie chair des bras et la peau des manches, dansaient ensemble en créant des ondes se perpétuant à l’infini du fuselage soyeux.
On pouvait aisément pénétrer par la gouttière du poignait béant jusqu’au milieu de l’avant bras, que la lumière des quatre heures, elle aussi, parvenait à remonter à contre courant.
C’était bien la seule indiscrétion qu’autorisait ce calice à laisser deviner le pistil.
On entrerait point tout au fond de la coupe sans dénouer, des jours entiers, les soies qui servaient à recouvrir les tissus floraux.
En cet instant tout fût parfait. Le moindre objet, le plus infime des accessoires se trouvait à proximité de goûts, les saveurs pouvaient bien s’éveiller, prises en les résilles de la vapeur d’eau chaude.
Les thés s’éveilleraient, parfois blonds, parfois plus corsés, intercalant douceurs et âcretés, afin d’agacer la chair entre deux bouchées.
Il ne manquait rien.
Maxime en bout de table, et Katia, plus radieuse que jamais, entre deux mets et bien avant que la fraîche n’arrive depuis l’arrière-cour au toit d’ardoise, ne prenne son violon cello et entame avec frénésie l’été de Vivaldi.
Elle se levait de table, puis de son bras frénétique, semblant lui-même une fine membrane de clair ivoire, elle agaçait les cordes de sa virtuosité allègre, sans interruption, la main luisante de spasmes sur l’archet, tandis que de l’autre, les doigts pianotaient parfois jusqu’au sang, sur les cordes de boyaux, ainsi tourmentés par la chair permettant d’excaver l’âme musicale de l’instrument.
Oui. Tout y était. Rien ne manquait à la champêtre apparition, et cela se poursuivait jusqu’à l’angélus du soir, jusqu’à ce que les pans de sa robe à raz les blés lévitent, telle une voile, sur la marée blonde des épis frissonnant sous juillet.
Mais Octave pourrait-il alors la cueillir, entre les caillots de coquelicots perdus au milieu des céréales? Pourrait-il enfin l’accueillir, au milieu de ses bras, de son torse, de ce corps toujours trop petit pour inspirer tant de souffles, de fragrances, d’âmes et matières charnelles!
Il avait pourtant recommencé des jours, voire des mois durant, le même voyage, pour la même destinée, afin de pouvoir, de croire que c’était possible, qu’il lui resta une toute petite once de cette essence principielle couronnant ses efforts.
Quelque chose qui profita de lui, ou qu’il emplit à son tour, un tout petit grain tiède, l’impression de saisir un peu de jour dans le creux de la main, un peu de cette matière épidermique coulant comme l’aube et le sable à travers les doigts, afin qu’il se cristallise un peu de poussières stellaires, comme preuve que l’espace en lequel la création s’installait, progressivement, était bien réel, que l’illusion du regard le prenait comme tel, au moins juste l’illusion d’y croire, comme le rêve l’implore, avant que la paupière impitoyable de la chair ramène les regards d’ici-bas, en leurs vétustés existentielles.
Non. Il ne restait rien. Il est des genres d’êtres que l’on accueille ni ne cueille.
Mais pour qui uniquement et toujours, on se recueille.
A n’en pas douter.
Il devenait impossible de négocier plus avant.
Le peintre venait cette fois-ci pour de bon d’achever l’œuvre, de la nommer et de signer, à gauche en bas du tableau:
Le goûter des Bosquets de Julie,
Nature morte,
Maxime Courtaud.
© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), décembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, «Le goûter des Bosquets de Julie« – tous droits de reproduction réservés.