Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 25/07/2016

Le garrot de la Boriodaz

Voici le 93ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Là, on est dans la région du chemin de La Boriodaz qui longe l’autoroute depuis Pertit

Le garrot de la Boriodaz
Genre : Naturalisme

Certains diront que le vacarme de l’autoroute, et ce fossé humide survenant sur la droite, ne peuvent être enclins à quelconque apparition. On serait à même de l’affirmer si l’on constate la désolation des boyaux sinuant entre les maisons, espèces de sinus biscornus toujours enrhumés et suintant un mucus nauséabond.

Les habitants même de ce cloaque macèrent en des ombres pisseuses, comme la lèpre autour des corniches; et si, par malheur, une fenêtre s’entrouvrait, ou que devait par mégarde béer une porte au passage, le piéton se retrouverait immédiatement phagocyté par de multiples glaires se déposant sur ses vêtements, intoxiquant son souffle.

Il y a avec cette apologie du char, toute une mort qui rôdait, mais une mort fermentant ses miasmes pernicieux, coulant comme une lymphe souterraine et qui, parfois, furetait en plein jour. On y voit onduler son échine nauséabonde, des tas de griffons ou de gargouilles calcifient leurs mauvaises vies entre cendriers baignés d’eaux de pluies et mégots gisant ventres à l’air.
Là où poussait la rousseur des blés, l’âcre mélopée de la terre éclatant en vignes émeraudes, il ne restait désormais que des gaffes putrides et boueuses, dont les mousses ressemblent plus à des algues informes qu’à leurs anciennes végétations toutes pleines de vigueur.

Il fallait monter, onduler contre les plages tuilées pour tenter d’imaginer l’ancien paradis. Sous le regard des mansardes on entend triller le martinet, toute la poterie chaude des étés érubescents se dépose encore longuement lors des crépuscules estivaux, ne se lassant jamais de laisser une trace carmine en bordure des montagnes. En cet univers de nuitées s’installant petit à petit sous la cloque caniculaire, tout au sommet des girouettes et des pignons, on retrouve encore l’ancienne bénédiction, l’angélus de jadis appesanti sur le labeur bien fait.
Toute la ruelle fuse en montée. Depuis la rue du Centre, sa racine, on y sent l’impulsion du terrain voulant absolument arpenter vers les sommets, y obligeant le promeneur à le poursuivre, à crocher ses pavés aux empreintes des pas.
Il ne faut cependant pas oublier que ces «râpes» émergent elles-mêmes de la misère paysanne, où tous n’étaient pas nantis et vivant rivés au fond de leurs cossues façades vigneronnes. Entre les pressoirs ruisselants de poisons frais et fermentant des générations de descendants dans l’éthylisme le plus aigu, on se fichait aux pics et aux pelles, cognant la pierre et martelant les os. Chaque cognée se réverbérait au corps, chaque motte de terre arrachait un peu de chair. On s’assoiffait pour tromper l’hébétude de la fatigue; alors toute la culture viticole posait ses lèvres sur l’outre patronnesse, la convoitant comme le sein d’une mère, y tétant à l’envi tout un sang gorgé de pernicieuses consolations en joies éphémères.

Bacchus pavanait sa panse gorgée de mets putrides dégoulinant de toutes parts sur son ânesse, une véritable logorrhée. On courait et scandait sous les libations de l’ébriété et des libérations, des surcharges pondérales du peuple se frottant au peuple, à qui on avait donné la liberté de se vautrer en toute licence. Il y avait sur les tables ou les tréteaux, des tonneaux enfouis en des caveaux encore plus profonds que la terre elle-même, des orgies d’adolescentes enfants prises de boissons ou prises tout court, cahotant comme des tranches de jambon entre leurs mâles linteaux.

En ces sons rendant encore échos, on retrouve dans le cul-de-sac garrotté par le haut mur de la Boriodaz, les spectres pervers de ces générations tordues par l’échalas de la boisson. Ils y règnent en maîtres, coupes en mains, suçant le rubis liquide, ou exhalant leurs herbes à sabbats. Ils émergent le teint cave et les cheveux gluants d’antres emplies de formes arachnoïdes et jeteuses de sorts. Des tas de visages marqués définitivement aux masques lucifériens, grognent et interpellent, vocifèrent, se flagellent, accompagnés d’une bacchante hirsute. Leurs déhanchés se cassent, et ces personnes fragmentées de toutes parts fuient en légions vers les recoins les plus obscurs. On les retrouve disparates, épaules luxées de tics pervers ou encore finissant de croasser quelque récurrente litanie dont elles n’ont pas même conscience.

Tout ceci pour bien marquer le contexte d’époque, avant l’arrivée des bulldozers et, on l’a dit, de ce grand garrot murant la Boriodaz et rendant le chemin d’en-dessous, direction du Rechon, totalement nécrosé de flux vitaux.

Pourtant, en ce matin-là, descendu des toits afin d’extraire l’eau de source d’une fontaine ayant échappé au massacre routier puis greffée en aval, un drôle de personnage fut interrompu dans son geste. Un signe de l’Eau-delà, du seul endroit marqué de soleil et directement visé par l’œil impitoyable de la voisine dont le sobriquet de «la Mairesse», ne saurait être mieux approprié.
Le petit nain de son jardin ne bougeait pas lorsqu’au moment du retour au logis, juste avant de franchir le porche, elle fût là, posée au sol et retenue à la verticale par un manteau translucide. Un couvre-chef masquait son visage, une ombre légère sur la joue gauche, le frémissement de la toile humide et la peau des gestes serrée aux manches ballantes.

C’était comme une Ondine parmi les serpents, mais la grande Comtesse Katarina de Wurzstatschinberg, propriétaire de la maison clôturant la pièce maîtresse du pâté ouest, ne frémit pas d’un pouce en passant devant elle pour la promenade quotidienne de sa vessie fuyante, promptement tenue en laisse et non moins pompeusement dénommée «Habsburg».

Il y a du sordide dans le campagnard; la grandeur du paysage se limite à la petitesse des esprits enfermés derrière leurs carreaux. Une crasse noirâtre recouvre la rusticité, une espèce d’odeur d’anciennes misères plane sur les caveaux emplis d’outils, de bouteilles vides, de vestes gourdes suspendues telles quelles aux clous des remises. Rien jamais ne doit venir déranger les traditions, aussi ancrées et pesantes que le vaisselier décoratif dévorant le salon. Il ne faut surtout pas bousculer les habitudes calcifiées dans la pierraille ou fixées contre les murs, entre pendules et portraits ovales croupissant depuis des siècles sous un ictère chronique. Même si la nature est bien constituée et que le paysage idyllique est constamment présent pour élever l’âme, il y a, entre les restes bucoliques de Rousseau, toute une ancienneté qui scelle les dalles de l’histoire d’une fange grasse et nauséabonde. Les pièces trop petites où faisande la vie à plusieurs, les recoins gluants, les descendances boursoufflant les panses, des tas entiers de nouveaux venus enlaidissant les maternités de chairs déjà surabondantes.

 
L’obscurantisme suinte des cerveaux mal cousus et non finis.
Même si les chairs corrompues rafraîchissent de vieux squelettes, le temps est toujours vieux et jamais bon.

 
© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le garrot de la Boriodaz», juillet 2016
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