Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/02/2015

LE FERRONNIER DE LA CORSAZ

Voici le 11ème conte fantasmagorique de Luciano Cavallini, qui se passe – comme tous les autres – sur la Commune de Montreux 

LE FERRONNIER DE LA CORSAZ 
Il tapait dru, Giuseppe Fornaci, sur ses linteaux de fer à dresser ou redresser, tout en sifflant des airs populaires ayant accompagné son temps. Il cognait dur sur des tonnes de fer rougis, pris dans les graisses, le suint et les courants d’air de son baraquement disjoint. Dans ce quartier de la Corsaz, étalé ça et là comme un mauvais jeux de plots, il donnait une certaine vie à ces blancheurs poudreuses finissant doucement de s’effilocher le long de la Baye. Cet endroit bordé de cahutes biscornues, de lampadaires oscillants aux vents, barré par une haute cheminée de brique, ne connaissait pas autres reliefs que ces cabanes de chiffonniers, de bouges à vagabonds et dépôts de charrettes, entassées l’une sur l’autre. On pouvait y loger, certes, mais on se retrouvait soit au-dessus d’une marquise ou autres parapets similaires, soit de plain-pied, ou encore renfoncé à hauteur de soupiraux, le tout transi par les crachins verdâtres des quinquets du gaz.

Les affaires du ferronnier périclitaient depuis un certain temps déjà, mais ça faisait maintenant un mois ou deux qu’elles ne marchaient plus du tout. Les ateliers prenaient la place des petits artisans, à prix concurrentiels, et les grandes cuves de vapeurs servant les débuts de l’aire industrielle, étaient subrepticement tombées en désuétude. Les commandes se firent de plus en plus rares, finissaient en peaux de chagrin, quant aux arceaux des roues de chars qui demandaient une maintenance quotidienne, ils achevaient tous de rouiller le long des façades.
On roulait pétrole, et on s’éclairait électricité. L’usine des Planches en fournissait pour le Glion-Naye; et les chemins de fer passant non loin de son atelier, à cet instant-là proche de s’écrouler, avaient débuté l’exploitation de la nouvelle «Crocodile» capable de monter jusqu’à cent-dix kilomètres heure. Ça donnait des coups de tonnerre terribles sur le pont enjambant la Baye, c’est à peine si l’on voyait furtivement passer la grosse machine lancée à toute allure !

 – Le lait des vaches va tourner, avec tout ce ramdam!
 – Sauf que les vaches ne broutent pas ici!
 – Le bruit monte avec le mauvais temps, vous devriez le savoir.
Fornaci n’arrêtait pas de quereller ses voisins proches ou le quartier des alentours. Depuis son arrivée en Suisse, de par la manière dont il avait été traité par les indigènes à ses débuts, toutes ces humiliations fermentées en silence, avaient fini par créer son renfermement aux autres, à leurs façons d’appréhender la vie, confiné qu’il était dans sa boutique, en son monde d’acier et boulons, en son enfer de ferronnerie. Il devenait tanné, buriné par toute cette crasse accumulée au fil des ans, vieillissant à l’arrière de carreaux chassieux, là où la lumière, qu’il fasse clair ou non, lui parvenait toujours comme scories de plâtre blanc.

Puis il avait une mauvaise toux, sertie d’écharpes miteuses; on le voyait maigrir à vue d’œil, et pas question de mettre les mains sur toutes ces sales machines qu’on fabriquait dans le but de remplacer l’homme, de casser l’âme artisanale. Il continuerait de forger, de plier le cuivre, de seconder les couvreurs, à l’air libre, tout au sommet des tuiles, des flèches d’églises ou des pavillons à pignons! C’était lui, à l’époque, qui dressait les girouettes; il avait appris à connaître la course du vent, le façonnage des nuages, les cadres de lucarnes ouvrant directement sur l’espace. Il n’avait pas besoin d’autre chose que de son habileté à créer le plus bel acier trempé, issu de brut sans éclat; alors qu’on lui foute la paix, ça continuerait encore et toujours comme avant! Cette liberté à mi-hauteur des façades, oui, libre comme l’air, l’aire libre, tous les jours… Il ne se laisserait pas prendre par l’encolure du rendement, de la vitesse, de toutes ces aciéries dont les courroies devenues folles déjantaient sans cesse, à vouloir rouler toujours plus fort!

Un jour, Fornaci fit livrer des sacs entiers de limailles, tout le mâchefer qu’il avait traité pour la voirie. Mais ça ne lui payait même pas le chauffage. Il devait choisir entre s’éclairer ou se chauffer. Plus personne ne venait désormais recercler ses roues; puis tirer tous ces fils pour y voir un peu plus clair, était-ce bien utile ?

Cependant… Ses machines tournaient, on ne savait comment. Jour et nuit. Dans l’obscurité profonde, on voyait la méchante clarté de l’atelier nimber de flammèches, tantôt diaphanes, tantôt érubescentes, derrière la sueur des fenêtres.
Jour et nuit.
Aux alentours, les pièces maîtresses préfabriquées se fixaient directement au centimètre près entre les regards calculés à cet effet. Un jour, on installera les quatre murs d’une maison en quelques coups de marteau. Finies les longues et belles ascensions entre terres et cieux! Finis les chemins de rondes sur des Tours improvisées! Les génuflexions sur les tuiles chaudes, toutes empilées comme des biscuits sortant d’un four!
Et pourtant, ça tournait. Sa forge n’en continuait pas moins de fonctionner à plein rendement, bien qu’on ne le voyait plus sortir, et plus question d’oser risquer un œil entre les croisées ; ces dernières s’étaient définitivement closes au jour.

L’hiver se passa ainsi, avec du feu, de la limaille incandescente émergeant parfois des lèvres du haut fourneau. Ça crachait du cou! Mais de Fornaci, rien, point de présence aucune. Même pas les veloutés de neige osant tomber sur cette mine, ne se gaufrèrent d’empreintes humaines.
Par un froid matin de février, le tirage s’était ralenti, et la grande machine à presser le laiton, diminuait sa cadence. La chaleur tombait, la lèvre de la cheminée frémissait encore un peu. Il fallait bien se décider, il fallait bien prendre quelques nouvelles du lascar, depuis l’automne on ne l’avait plus revu, plus entendu, si ce n’étaient ses machines infernales !

La porte sonnait creuse sous les coups. Alors on se regarda entre gens civilisés, puis on osa forcer le domaine, forgeant de si mystérieux secrets.
Un corps gisait là, depuis longtemps. Il ne lui restait rien, ni dessus, ni dessous. Les pilons, les marteaux, les scies, qui avaient été lancés sans ménagement par la vieille mécanique essoufflée, s’abattaient sur des pièces pitoyables et chagrines, toujours les mêmes, déformées, n’ayant servi que de leurre jusqu’à ce jour. Mauvaises peines, mauvaises besognes, en cette forge essoufflée d’un poumon crevotant, nourrie par toute les stères de bois uniquement constitués dans le but de laisser croire que tout continuait à marcher en grande puissance !

La cahutte est toujours là, non loin de la rivière, renfermant le secret de Maître Fornaci, qui forgea sa propre misère sur l’établi d’un nouveau monde qu’il ne désirait point, et sur lequel il tomba en poussière.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, octobre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux. «Le ferronnier de la Corsaz» – Tous droits de reproduction réservés.