Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/08/2018

Le fantastique voyage à trottinette

Le fantastique voyage à trottinette

Récit d’enfance

À mon amie Aline pour la vie.

Une bienveillante fraîcheur enveloppait l’immeuble et la cour des «Bouleaux».

Nous étions vers nos bolides, dans le garage se trouvant juste au-dessous de l’étendage clignant à claire-voies. J’aimais l’odeur de vieille graisse s’en dégageant, dès qu’on entrouvrait la porte. On y voyait souvent grand-père noircissant ses doigts entre deux rais solaires, lorsqu’il dégraissait son dérailleur ou qu’il astiquait sa dynamo. Il y avait ce vieux mouchoir transformé en chiffon et maculé de digitées avec lequel, souvent en vain, il tentait de rajeunir les jantes et décrasser les gommes de freins.

– Charognerie…
Il réussissait surtout à rendre grand-mère hors d’elle!
Cliquetis, éclairs d’acier sur les roues libres tournées faces contre ciel et qu’on forçait d’un vigoureux tour de pédalier, afin d’éveiller l’ampoule clignant poussivement au fond de sa corolle.

Aline avait une belle trottinette toute rouge et flambant neuve. La mienne était bleutée et comportait plusieurs égratignures. Mais on avait mis de fortes rustines sur la chambre à air et dispensé quelques coups de pompes, afin qu’elle puisse rouler sans effort.
Ce qui était important face au voyage qui nous attendait.

Nous nous préparions donc au grand départ, poussant à main les trottinettes depuis le petit monticule, jusque sur la grande artère! Nous partirions du fin fond de cour, contre le mur de pierre et les effluves de thuya. Sur le côté, on verrait, rejoignant la route, un pays étranger se profiler. Mais nous devions pour cela poursuivre correctement notre ligne de conduite, condition sine qua non d’atteindre notre objectif.

Nous n’étions pas pressés. Pour l’instant, nous savourions les fraîches matines, mises à disposition par l’avant-toit et la douceur des appartements, s’esquivant par leurs fenêtres béantes.
Ce serait un très long périple, menant jusqu’à la Mer Adriatique, plus précisément à Viserba, en Italie. Nous devions donc impérativement économiser nos deux montures.

Le premier coup de jarret donné nous permettait d’échauffer nos muscles, même si on savait que nous étions confortablement installés dans la plus luxueuse des voitures. Celle de Dame Vieillotte – on l’appelait ainsi – dont on enviait au plus haut point la carrosserie clinquante, les ailes élégantes finissant par deux cerises confites en guise de phares arrière.

Je regardais, non sans éblouissement, les longs bras laqués d’Aline, avec leurs crêtes scintillant au-dessus des poignets. L’articulation cassée sur le guidon s’irisait de toutes sortes d’éclats, que la moiteur du glaçage mordorait plus encore.

Première étape: passer l’entrée «EST 6B», la cuisine du rez-de-chaussée, fleurant bon la fricassée au vin blanc. C’était normal, nous traversions déjà de pittoresques petits villages parsemés d’auberges ancrées en pleine cambrousse! Ça se mariait on ne peut mieux avec la porte d’entrée, dont la cave refluant nous apportait une saveur plus âcre de raisins muscat. Grand-père y vidait ses fonds de bouteille, les brossait vigoureusement puis les laissait sécher cols pointés vers le bas, en prenant soin de ne pas refermer complétement la porte du cellier. Qu’importe! On devait sûrement parvenir vers ces belles vignes à pergolas, surplombant l’entrée de Domodossola.
On allait bien plus vite que prévu! On forçait donc en l’ignorant, nos bolides à plein régime…

Nous nous trouvions tout à coup vers un endroit tortueux à souhait, juste en sortie de tunnel. C’était lorsqu’on on passait devant la soute à charbon et sa lèvre dégorgeant des râles noirâtres. Ça annonçait la cuisine des Ébirdet, on sentait sourdre leur présence, parce qu’à cet endroit-là, l’air s’épaississait d’une humeur emplie de miasmes pestilentiels. Il y avait un thermomètre fiché contre la fenêtre, ressemblant à une petite roue de landau. On les entendait remuer les couverts, puis subrepticement guigner par l’encadrure. Ils diraient forcément quelque chose, on devrait à coup sûr subir certaines remontrances, et si on ne passait pas trop vite, sans autre excès de vitesse, on échapperait aux interdictions de circuler, ce qui aurait dramatiquement interrompu notre voyage et empêché de découvrir d’autres contrées!

Ah ça! La vieille chouette ne put s’empêcher de nous gratifier de son allure chagrine avec, en main, une spatule de bois ayant touillé on ne sait quel brouet rougeâtre. De sa voix stridente, sifflant comme un serpent.
– Pas si vite les gamins, sinon je confisque vos jouets! Papa passera voir si vous avez bien compris ce qu’on vous dit! Si vous êtes restés obéissants… Faute de quoi on devra signaler vos incartades!
Papa, c’était le vieux vampire que maintenant vous connaissez tous. Le cône ogival, le tablier à bretelles noires, les lèvres pincées.
– On ne fera pas de bêtises, Madame Ébirdet, fit Aline le plus poliment du monde. C’est promis!
– Bon alors. On verra si tu es capable de tenir ta promesse, fillette! Et surveille-moi ce garçon, car c’est toujours plus empoté et crouille que les gamines ces engeances-là, c’est bien connu!

Après cette altercation inconsidérée, échangée en halte d’autoroute, nous avions comme il se doit payé notre passage avec de beaux sous ronds venant à peine d’être découpés aux ciseaux dans du carton, avec la valeur en chiffres appuyés au crayon noir. Je me rappelle le temps qu’il avait fallu passer pour confectionner ceci à temps! Heureusement que nous les emmenions avec nous, sinon nous n’aurions jamais pu repartir!

L’entrée du milieu, avec ses carreaux translucides, disposés en triangle, nous laissait le loisir d’entrevoir l’ajouré des marches d’escalier. Mais en fait, maintenant que nous n’étions plus sur le sol helvétique, on savait que nous croisions une splendide halle de marché, comme il y en a bon nombre en Italie!

On voyait aussi la mer, lorsqu’on obliquait, ce qui nous indiquait que nous approchions forcément du but!

Les talus grillagés avec les moutons de Favrod, devenaient les plus belles plaine du Pô. Et la languette du Léman, pointant entre Claire-Ville et la gare de Clarens, se transformait en Mer Adriatique. Les murets perdaient une fragrance âcre de terre moussue, se mélangeant à l’odeur lactée des moutons broutant l’herbette.

Derrière les fils de l’étendage, les hirondelles striaient l’espace, sans ne jamais se déposer nulle part. Ce n’était pas grave, nous passions non loin de Pordenone, et le Château des Crêtes, s’érigeant au travers de l’air vibrant sous juillet, devenait un vaste domaine échancré sur plusieurs hectares, nous pavanant l’échine d’une colline aux florissantes palettes d’un Raphaël.

Aline s’arque-boutait de toutes ses forces sur le guidon, son bolide me dépassait, telle une flèche rouge défiant son archer. Je voyais les reins cabrés sous sa robe de dentelles, légèrement rosée contre la peau moite, les bras tels des harnais d’ivoire, s’harnachant sous l’effort de mille tendons devenant subitement visibles à l’œil nu.

 

Puis enfin, au crépuscule, alors que des odeurs de tartes aux pommes et de jus de petits fruits rouges envahissaient la cour, nous nous serions crus sous une tonnelle sertie de falots ou de miroirs à facettes, rien d’autre que la majestueuse terrasse de ce Palace en lequel nous dormirions tous les soirs, en prince et princesse jusqu’à la fin des vacances.

Madame Parlier, les mains encore sanguinolentes de pulpes, laissait refroidir son petit pressoir sur le rebord de la fenêtre. C’est qu’elle avait profité des beaux jours pour récolter cassis et raisinets dans son jardin de St-Triphon. Elle confectionnerait encore des sirops pour ses petits-enfants pendant une semaine complète, alors on pouvait bien se persuader que nous étions arrivés au Sud regorgeant de marchés fruitiers!

Le dernier aller-retour serait le plus valeureux.

On frôlerait encore le mur teinté d’érubescence, avec un nuage de moucherons tournoyant autour d’abricots gâtés, tombés à terre. Ceci indiquait que, pour arriver dans le village de Viserba, les chemins devenaient de plus en plus malaisés à emprunter.

Il nous fallait boucler une ultime fois le périmètre des «Bouleaux».
Le trottoir irrégulier mènerait directement au «Palazzo Principe».
Il ne resterait plus, dans un ultime effort, qu’a pousser très violemment sur la montée du chemin retournant au point de départ, mais ce serait différent bien sûr, car on frôlerait les lauriers, on pousserait les trottinettes dans le jardin, puis devant la maison, contre la façade crayeuse se dissolvant chaque jour un peu plus sous l’érosion solaire.

Finalement, face au perron, après avoir pénétré fièrement dans l’enceinte de notre Hôtel, on déchargerait les valises du porte-bagage; une gourde de sirop de framboise et deux petits pains au lait.
Nous avions tellement voyagé! Parcouru tant de pays!

L’étendage permettait de voir la vue ouvrante sur la mer, avec la villa de Pierre devenant un bungalow où quelques estivants, somnolant en chaises longues, ternissaient leur villégiature jusqu’à fin août.

Aline, fourbue, le corps rompu et douloureux, je ne sus jamais pourquoi, m’offrit en ces débuts de vespérales, un brûlant baiser qu’elle manqua en bords de lèvres.
Mais je n’oublierai jamais l’haleine chaude et suave au goût de lait et de pommes vertes.

Nous allons passer de belles vacances d’été, jusqu’à l’instant où nous devrions recommencer le grand retour, à quelques matines de la rentrée.

© Luciano Cavallini, pour MyMontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Le fantastique voyage à trottinette» – mai 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.