Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 23/12/2015

Le fabuleux voyage de Stella Polaris

Voici le 63ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. C’est un conte de Noël, à raconter aux enfants de MyMontreux.ch… et aux autres! 

Le fabuleux voyage de Stella Polaris 
Genre: Conte de Noël 
À Gaïa ma fille. 

Il y avait un grand remue-ménage là-haut, parce que cette nuit était importante. Nous étions en plein solstice d’hiver. Il y avait une énorme lande bleutée étendue partout, comme celle qu’on voit gouachée sur les feuilles de dessins d’école. On sentait presque aussi l’odeur de pâte à modeler, d’encre fraîche dans les encriers, de terre à façonner, on se trouvait dans un gros atelier vraiment tout en haut, au sommet de la Terre.

Stella Polaris était impressionnée, elle voyait toutes ses petites sœurs se bousculer entre les franges de nues, impatientes qu’elles étaient de s’élancer loin dans les cieux. C’est qu’elles étaient toutes pressées d’entreprendre le grand voyage sidéral, pour aller allumer partout ces plaines qui demeuraient pour l’instant mornes et grises.
Sans fleurs, sans feuilles, tous ces champs griffus et gris qui croupissaient secs ou pourris, comme des phalanges tordues de sorcières rhumatisantes, figées sous les cieux ou giflées de tourments, cela était bien triste!

Ah! Si seulement vous pouviez entendre ce vacarme là-haut, un vrai chahut! Heureusement que les anges de Noël tiraient un épais brouillard partout, sinon tous les habitants du monde seraient devenus sourds! Ils crient et se bagarrent déjà assez entre eux, sans qu’on en rajoute du côté des petites filles du Bon Dieu!

Vous savez, les enfants, c’était vraiment comme un grand préau d’école, il faut vraiment vous imaginer la même pagaille, avec des farces rigolotes partout, des attrape-nigauds, des crocs-en-jambes, des bouches en confiture et des baisers glacés. Mais quand la Reine des étoiles frappait dans les mains, à ce moment-là tout le monde se taisait et écoutait.
On devait être bien attentive, car on ne pourrait rien faire avant que le vent du Nord, Mademoiselle Bise, comme les bisous – d’où les baisers glacés -, on ne pouvait donc rien faire avant que cette demoiselle daigne gonfler et souffler le Grand Nuage Mère vers les endroits indiqués, avant que d’autres nacelles en émergent, «les nuageux» comme on les nommait, avec certaines des filles étoiles à qui l’endroit était destiné. Ensuite le nuage Mère poursuivrait plus avant, toujours dans la nuit noire, en s’étirant ou se rétractant, selon les endroits difficiles et escarpés se trouvant en-dessous. C’était comme les vagues de la mer, suivant qu’elles étaient grosses ou petites selon les montagnes et les précipices rencontrés dans les fonds marins. Et pour là-haut c’était la même chose; les nuages sont les mers du ciel. Il faut le savoir pour le jour où vous auriez envie de vous y baigner. À condition de bien connaître la nature pour la naviguer avec respect, sinon vous resterez toujours collés sur des labours brûlants, ou à moitié engloutis dans des marais puants. Puis, en haut, vous pourrez gouter du sirop de rosée, tandis qu’en bas vous aurez droit qu’à de la mélasse de bave de crapauds! Ça fait pas très envie, n’est-ce pas?

Puis la Reine des étoiles expliqua encore,qu’avant de se déployer en cortège vers les hommes, il fallait attendre qu’un petit grain de poussière vienne à la rencontre du Vaisseau. Car, sans lui, les nouvelles brumes ne pouvaient se former, il fallait Graindillet pour s’agripper de toutes ses forces, et alors seulement à ce moment-là de nouvelles nues apparaîtraient, autant de petites embarcations qu’il faudrait absolument avoir à disposition pour le vingt-quatre décembre dans la nuit. 

C’était fou, hein, de penser qu’avec un simple grain de poussière, on pouvait créer de gigantesques marées de brumes! On appelle cela un point de rosée, vous y penserez le matin tôt en cueillant des fleurs printanières et en voyant des petites gouttes sur les étamines. Peut-être que si vous y déposez un petit grain de terre, vous pourrez fabriquer des nuages et donner à boire aux champs qui ont soifs l’été, en faisant pleuvoir Madame Pluie dans sa robe grise? Il faudra juste faire attention de ne pas la chagriner plus encore, car elle pleure toujours quand elle s’épand au sol.

Mais là, décembre s’agitait et il y avait encore plus de chambard là-haut! C’était plein de petites étoiles collées ensemble et certaines n’arrivaient plus à se dégager du tout! Il y avait le Chœur des bêtises qui vociférait toujours de plus belle!
Elles avaient de quoi, Graindillet venait d’arriver tout dodu et un peu sale, presque roulé en boule, on dira. Puis aussi et enfin, Madame la Bise, longue et fluette, avec sa grande robe transparente et ses cheveux tourbillonnant, emmêlés partout. Elle tenait dans ses mains portées aux lèvres, sept flûtes à vents bien sûr qui sifflaient de manières aigües, affreusement dissonantes, oui qui mugissaient sur plusieurs notes en même temps, ce qui était guère mieux, vous en conviendrez! Mais il y avait cela de spécial, que le son sortant de l’instrument était si froid, qu’il transformait instantanément tout en givre autour de lui.

Mais Stella et ses petites sœurs n’avaient pas froid, bien au contraire, plus la température descendait, plus elles devenaient robustes, avec des jambes et des bras qui s’allongeaient de partout, même vers les épaules, au dessus de la tête, qui en fait se trouvait au centre. Oui, on voyait des petites tentacules de givre coquines croître en rayons! Et le beau vaisseau de brume se gonflait toujours plus, élevait d’énormes voiles, des caravelles immenses, luisant comme de l’acier ou scintillant comme du diamant.

Ce doit être beau, les enfants, de voir un tel spectacle non? Imaginez! Partout il y avait des feux qui s’allumaient, et plus encore, sur les bords, à l’intérieur, puis même sur les visages des petites étoiles, et sur celle de Stella qui était devenue la plus grande de toutes!

C’est qu’au moment où le Vaisseau Mère se construisait, elle voguait déjà toute menue gouttelette, dans le Royaume Polaire. Alors, vous comprendrez qu’en étant au Pôle Nord, pile au-dessus du chapeau de la terre, si on est petite parcelle de grésil, on devient vite forte et robuste! La même chose pour toutes les autres chahuteuses qui s’en venaient du Pôle Sud, et qui ne trouvaient rien d’autre à faire pour s’amuser, les coquines, que de taper la tête en bas avec les pieds sur le plafond du dessous!

Parce que. vous savez, il faut qu’on vous dise, ceux qui vivent vers l’Australie, donc vers l’hémisphère austral, les Australiens, vous voyez, vers la moitié de l’autre boule mais en bas, ben ils ont pas de chance les pauvres, car il doivent vivre toute leur vie la tête en bas! C’est pour cela qu’elles cognaient des pieds au plafond, qui pour Stella Polaris devenait le plancher du dessus! Bon, il y a des malignes qui ont essayé de traverser la boule en creusant un grand trou, dans l’espoir de ressortir de l’autre côté. Mais quand on est goutte de givre, puis qu’on arrive au noyau terrestre qui fait plusieurs milliers de degrés, on sue tellement qu’on s’évapore instantanément! Puis c’est pas fini, on nous a dit qu’un grain de sable avait aussi tenté sa chance en descendant côté Australie. Mais arrivé vers le centre il s’est complètement emberlificoté les pattes. Car il ne savait tout d’un coup plus quand ça c’était terminé, le moment d’avoir l’impression de descendre, avant que d’avoir celle de remonter pour sortir de l’autre côté! C’est vrai, à force de creuser toujours à fond on devrait bien un moment donné, bécher à l’envers, si on veut vraiment pouvoir émerger à l’autre bout, non?
Puis aussi, vu qu’on descend tout le temps, on doit forcément ressurgir les pieds devants vous croyez pas?
C’est compliqué, non!
Aussi, cette année, on avait vraiment interdit toute tentative des Australs de fuir côté Boréal, et vice-versa, on joue pas ainsi avec la boule, sinon on la perd, c’est bien connu!

Seulement voilà qu’à force de réfléchir ainsi en se faisant mal au crâne, le temps passait et le convoi avançait.
Tout à coup, on aperçut un curieux village avec des palmiers, mais de si hauts, de si loin! On voyait à peine les rues, et les Grands-Hôtels semblaient des taches jaunâtres engluées aux résilles de l’humidité.

On ne reconnaît pas Montreux de haut, ça passe trop vite! À peine une vallée, quelques champs, des ravines plus foncées, l’Avenue des Alpes, toute noire, tout grise, toute profonde! Puis ce petit point sur un I se dressant prétentieusement en croyant pouvoir toucher nos nuages! La déclinaison de la Place du Marché vers l’immense espace troublé par un mauvais Génie de bronze! Il ne faudrait pas y tomber dessus, les robes blanches se saliraient de suite! Bouh, que c’était vilain! Et la coiffe chapeautée de fonte du Marché Couvert qui, des hauteurs vertigineuses, ressemblait à une jupe qu’on déployait au sol!
Certainement, il devait être bien doux d’y déposer tout légèrement ses reins après avoir parcouru tous les cieux de la Terre!

La Reine des étoiles frappa dans les mains. Certaines devront viser des luminaires, d’autres des pétales de fleurs, d’autres encore les ravines ténébreuses de la cité, pour la revêtir en mode hiver, immaculée et rayonnante sous les parures lumineuses que la Commune avait installée partout.

Le Vaisseau-Mère se fragmenta en milles parcelles, comme du diamant enflammé ou des cristaux scintillants. 
On voyait la cuve d’ébène, le grand lac ciré de noir avec des reflets argentés sur la gomina des flots.

Puis cela se déchira; il n’y avait plus de sol, plus de ouate, et avec leurs petits cœurs bondissant aussi, toutes les étoiles avec Stella Polaris au centre, se mettant à neiger fort, très fort au début, puis moins dense, de plus en plus légèrement, jusqu’à atteindre la vélocité des plumes lorsqu’elles se mettent à planer sans oiseau.

Des milliards de petites étoiles de givre partout, dans le ciel du vingt-quatre décembre, se mirent les unes sur les autres à tourbillonner, à recouvrir la plaine, la blanchissant, déposant tout doucement sur la rumeur des citadins, des sourdines de quiétude et de paix sur Montreux et environs.

Serrées ensemble, les petites sœurs veillaient Noël, certaines demeurant toujours très hautes. À cheval sur les capuchons des réverbères, à califourchon sur les bordures des toits ou les pignons de l’Hôtel Eden, le Bellevue de Glion ou encore pour les plus téméraires, en équilibre sur les arrêtes acérées des Rochers-de-Naye.

Étoiles de neige toutes dissemblables, cœur unique et lumineux.

Quel beau voyage, quelle belle aventure c’était!

Cela ne vous ferait pas envie, les enfants, l’année prochaine, d’embarquer avec d’autres petites sœurs de givre, sur un traîneau de nues?

Et de là-haut la Reine des étoiles passait une dernière fois à mi-hauteur du sol, avec sa cousine Giboulée, de caractère changeant, afin d’égaliser partout la belle hermine terrestre du blanc manteau montreusien.

Mais savez-vous, les enfants? Votre douce petite amie Stella Polaris, avait eu la chance d’atterrir dans une coupe de cristal oubliée sur la terrasse d’un restaurant. Et cette dernière était si froide et si givrée, que Stella Polaris put y rester tout l’hiver afin de se transformer, étoile de neige qu’elle était comme ses autres sœurs, en véritable étoile de feux, scintillant d’amour et de charité, pour toutes les âmes esseulées qui retrouvaient ainsi leurs pas et la concorde avec les autres hommes, sur les beaux quais luminescents de Montreux la blanche.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE NOËL, «Le fabuleux voyage de Stella Polaris»», décembre 2015– Tous droits de reproduction réservés.
(Photo de fond Montreux de nuit Afdrien Giovanneli)