Le diable
Voici le 79ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Le Diable est à Chernex… Bonne lecture!
LE DIABLE
Genre: Aventure-Jeunesse
C’était là, dans ce pavillon, vers cette montée des Châbles partant de Belmont, puis longeant les Colondalles pour s’achever en toute beauté vers Chernex Gare.
Déjà il faisait puissamment chaud, on en pouvait plus de ce cagnard, suant à grosses gouttes, assoiffés par cette odeur de goudron fondu et de pierres toutes plus brûlantes les unes des autres.
Lorsque inopinément, mon cousin se crut obligé de vociférer sans crier gare: «tu vois, cette capite, là? Eh bien, c’est ici que vit le Diable!»
Oui, sans doute. Juste au bord des rails du MOB, peu avant le passage à niveau, il y a une espèce de chalet dominant le talus de ses sinistres épaules noirâtres.
Efflanqué, fenêtres crevées ou bigles, avec cet incessant murmure ruisselant d’eau sous ses fondations, à n’en pas douter, on pouvait facilement en faire le repaire du Malin.
– Le Diable habite ici, reprit-il, je l’ai vu, on va y aller.
Je n’étais pas d’accord on s’en doute bien, ces histoires de vieux souffre, c’était pas fait pour moi.
– T’inquiètes pas, ce qu’on entend là c’est la chèvre du Père Cornuz, qui se balade encore où il faut pas. Elle s’échappe tout le temps et tous les jours que nous accorde notre Seigneur!
– Écoute… Je veux rien savoir de tes histoires à se flanquer la frousse, on est loin de Chernex encore, et j’ai hâte d’arriver le plus vite possible au Carroz!
– T’es traqueux ou bien? On est de jour, y’a du soleil partout, alors tu vas pas flipper comme une gonzesse, non!
On cuisait et, sur le chemin méchamment pentu, des cloques de bitume fondu crevaient partout; et l’autre, il s’amusait à les étaler avec l’aide d’une baguette égarée sur un muret.
– D’abord un, sache que les filles ça n’a jamais peur et c’est plein de bon sens, pas comme toi.
– Et de deux? Oh, c’est que ça défendrait la jupette, le petit! Tu dois avoir une copinette alors? Tu veux pas me dire? Non? Pis ça te regarde après tout… Tant que tu m’imposes pas ces éteigneuses de joie par ici! Faut bien s’amuser un peu, tu crois pas? Tiens. Regarde. Je vais mettre un peu de cette papotche sur la poignée de porte, comme ça, le Malin y restera collé contre son cabanon et on entendra plus jamais parler de lui!
– T’es bien naïf tout d’un coup! Il en faudrait bien plus pour lui clouer le bec à celui-là.
– Oui, il s’est d’ailleurs bien arrangé pour que se soit un autre qui y passe à sa place!
– Tu devrais pas parler comme ça, tu vas nous foutre la poisse!
– C’est bien ce que je suis en train de faire, tu comprends vite quand tu veux!
– Arrête, je te dis! Non, y’a rien à foutre, je rentrerai pas là dedans!
– Pfff… Quel moche langage. Non mais regardez-moi ça, cette poule mouillée! T’avais qu’à pas ‘attendre sur le banc de “Belmont”, si t’es capon à ce point là!
Jean-Christophe se foutait de tout, et força l’entrée du chalet. La porte étant disjointe, il n’eut pas beaucoup à la travailler. Un coup rude d’épaule au milieu de celle-ci, et je tour fut joué.
On était bien rentré chez le Diable.
Un jour chassieux pénétrait par des carreaux chétifs.
– Ferme la porte, veux-tu. Et fais attention au goudron, t’en fous pas partout s’il te plait!
– Si tu crois que j’ai envie d’être pris dans cette trappe!
– T’avais cas pas rentrer alors, gros bêta! J’ai juste pas envie que quelqu’un nous voie, c’est tout!
– C’est toi qui aurait pas dû venir. Je sais pas ce qui te prend parfois! T’as toujours des lubies de malade!
– Peut-être que je suis malade, mais c’est toi qui a l’air fiévreux. Si tu voyais la tête que t’as!
Un capharnaüm horrible régnait dans ce bouge. Ça craquait de partout, tant le soleil battait le maillet sur la toiture.
Un vieux rideau séparait le fond de la pièce, croulant jusqu’au plancher parsemé d’échardes. Il semblait bouger, sinistre, constitué d’une méchante étoffe grisâtre, fichée sommairement contre un montant. Une inquiétante clarté le traversait de part en part, le bosselait, laissant entrevoir au travers d’étranges appendices cruciformes.
– J’aime pas ce machin-là. Y’a quelque chose derrière qui nous observe. Franchement, c’est pas cool du tout.
– Ben soulèves-le et tu sauras!
– Pas question, ça va pas, non! Déjà qu’il semble bouger…
– Évidement, c’est plein de courants d’air! Tu vois bien que la porte et les fenêtres sont complétement foutues!
– Je vois rien du tout et je suis pas intéressé du tout par ce genre de détail!
– Tu t’intéresses à rien, cousin!
– Si, Jean-Christophe. A fiche le camp d’ici!
– Bon ben au moins comme ça j’aurais la paix! Je te rejoins plus tard alors.
Un train passa, et le cabanon tressauta sur son fondement. Même avec le vacarme occasionné, il sembla que les deux garçons perçurent un drôle de gémissement, bien que partiellement diffus.
La vue donnait sur l’Hôtel Belmont et la cossue bâtisse toute claire de part en part rasséréna le cadet, dont le comportement de son cousin, pensait-il, laissait de plus en plus à désirer. Il serait d’ailleurs peut-être bon d’en parler à maman un de ces jours. Il n’avait pas son pareil pour rechercher des sensations grisantes, on l’avait aussi plusieurs fois surpris en train de tirer sur des Gauloises bleues.
Il opta très tôt pour du sans filtre, même bien quelques années plus tard, jusqu’au fin fond d’une prison du Pakistan où il avait fallut le rapercher, lorsque cette ridicule période hippie battait son plein et ne ramenait pas que des marguerites sur les carrosseries des Volkswagen.
– T’as entendu!
– Oui et alors?
– Ça t’inquiète pas plus que ça!
– Ce doit être un chat qui feulait. Il aura eu peur du train qui passe. Y’a de quoi, on dirait que ça va tout démonter!
– C’était derrière le rideau.
– Evidement cousinou! Sinon, ce serait moins drôle!
– C’est plus drôle du tout, tu sais!
– On va aller voir.
– Non jamais, on se tire…
– Aaaaah, si je vieeeens!
– C’est, c’est quoi… C’était quoi encore ce machin-là! Qui c’est qui a crié ainsi! Oh! Le rideau bordel, regarde le rideau, y s’est entrouvert!
– T’as entendu aussi, alors?
– Oui Jean-Christophe, on a tous entendu! On se casse!
– Merde… C’est pas possible… Y manquait plus que ça, maintenant! La porte est bloquée, on arrive plus à l’ouvrir!
– Elle est pas bloquée cousinou, elle est fermée à clef!
– Mais alors c’est… C’est que ça veut dire…
– T’as tout compris! Ça veut dire qu’on nous a enfermés dedans!
– Oh merde! Comment on va faire! Tout ça par ta faute!
– Arrête de paniquer et de jurer par la même occasion, s’il te plait! Si maman t’entendait!
– T’en as de bonnes, pas paniquer! C’est toi le plus grand, non? Pis je te dis, y’a quelqu’un derrière ce rideau! Et prie donc, que ma mère ne sache jamais rien de tout cela!
– On va en avoir le coeur net, cousini!
– Non! Oh non! fais pas ça, je t’en supplie!
D’un large revers de bras et en retenant son souffle pour deux, le Grand Cousin Jean-Christophe fendit le rideau.
Rien. Un débarras. Un balais et un énorme aspirateur au tuyau volubilis, ce qui marquait l’étoffe et donnait cette allure effrayante au tissu. En gros, pas de quoi attraper une jaunisse. Avec une petite lucarne sur le haut, une trappe au fond et le bruit de la rivière coulant en contrebas.
En fait, cette cabane semblait construite comme un faux raccard, déposé en ponton au dessus d’une ruisselle.
– J’ai pourtant bien entendu cette voix qui disait…
– Aaaaaah si je vieeeens!
– T’as compris, c’était pas du vent, tu vois bien! Foutons le camp et cette fois-ci pour de bon!
– C’est fermé, c’est toujours fermé à clef, on est foutu, fais tes prières!
Un frottis, puis des martellements sourds de bottes. Une voix rauque articulant des syllabes impossibles à décrypter.
– On est mal!
– Plutôt! Je vais devoir défoncer les fenêtres et on y sautera!
– Fais vite, les pas se rapprochent!
– Je fais ce que je peux!
– Sors-nous de là, je t’en conjure!
– Aaaaaah si j’aaarriiiiiveeee!
– Mais grouille, plus vite!
Frottis encore puis forte odeur de souffre.
– Là, c’est bon, ça vient! Ouf! Un dernier effort… voilààà! Saute!
– T’es dingue, c’est bien trop haut!
– Saute je te dis! Moi j’y vais, tant pis pour toi!
– Non attends bon sang! Reviens!
Le petit cousin, une dernière fois, en désespoir de cause bondit sur la porte qui céda d’un coup sous son poids pourtant malingre.
Cela lui occasionna une rude chute dont il se remit vite d’aplomb, sans demander son reste.
– Libres! Enfin!
– Allons-nous en, courrons sans nous retourner jusqu’à la route des Colondalles!
– Ah toi le Capitaine Lâcheté qui fout le camp sans se retourner, je te retiens!
– J’ai pété la fenêtre pour que tu puisses sauter, mais comme t’es chiard t’as préféré te ruer une fois de plus sur cette porte, j’y peux rien! Encore heureux qu’elle se soit débloquée! On se demande comment d’ailleurs…
– T’en avais rien à foutre de moi! Tu m’aurais tout simplement laissé en plan, au plein milieu de cette puanteur d’oeufs pourris, avec je sais quelle “Chose” au bout!
– Du souffre. C’était du souffre. Je t’avais bien dit que cette maison appartenait au Diable, tu me crois maintenant?
Bruit de clochette. La chèvre du père Cornuz. Encore et une fois de plus échappée de son enclos.
– Au fait cousinou, je t’ai encore baladé; c’est pas une chèvre qu’il a le Père Cornuz, mais un bouc…
Le Père Cornuz avait joué un tour pendable ce jour-là, à deux vauriens qui entraient par effraction dans sa remise.
Il s’était bien joué de leurs peurs, en écoutant toutes leurs conversations, tapis au fond de l’ombre, tandis qu’il craquait des allumettes.
Ils en ont eu pour leur frayeur, cela lui aura juste valu un peu de bitume sur la poignée de porte. A laisser pour les suivants…
Le bouc y allait de sa sonnaille, il fallait le ramener pour la nuit dans son enclos, et cette fois ci l’attacher plutôt solidement!
Ce que fit promptement le père Cornuz, car le soir, il s’en allait toujours derechef très en avant dans la montagne.
C’est qu’il détestait entendre sonner les heures aux clochers des églises…
© Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le Diable” – Tous droits de reproduction réservés, juillet 2015 .