Le cimetière de Clarens
Voici le 17ème conte de Luciano Cavallini. Tous ses contes se passent sur la Commune de montreur.
Le cimetière de Clarens
Je n’ai plus le goût de regarder au-dehors. Il est temps de clore nos frissons en les laissant mourir sous la peau. Tu n’en peux rien des circonvolutions de nos pensées, nous sommes tous composés de repaires mécaniques qui s’enclenchent seuls, et les cimetières sont pleins de volontés marbrées sous des noms anonymes.
Il est donc temps, le matin, que je pénètre dans ce cimetière, où la paix plus puissante que les promeneurs, n’a nul besoin de rivaliser avec la rue.
La fontaine accueille la surface des cieux, d’une blancheur éclatante, à peine troublée par les tourbillons d’eau que le goulot décime en fines ridules.
Blanc. C’est blanc.
Cette mort semble la plus pure au milieu de la nature, les statues bâillent leurs hurlements figés, les yeux remplis de cloques, en retraits sous le grand saule.
Il ne fallait rien déranger, même pas les urnes cinéraires du tombeau égyptien, avec leurs étranges grilles semblant mener en contrefonds indistincts, souvent gorgés d’ondes ténébreuses.
Mais alors où sont les âmes, que sont devenus les corps insaisissables, informels, dont on ne peut désormais plus concevoir la forme? Sont-ils donc figés plus bas que terre, indissociables des limons, ou pourrissent-ils encore gorgés d’albinos vermiculaires se goinffrant de chairs rompues?
Pourquoi donc la mort est-elle si abstraite, au point que ces carreaux plantés sur les ventres, deviennent de poétiques oasis sur la dernière demeure des hommes?
Ils se jardinent eux-mêmes sous une nature enfin vive, alors que morts, les corps vivants doivent ronger la pierre pour y vivre debout, au cours d’existences et autres rumeurs bouillonnantes.
Au fond, on voit l’église et les voûssures bleutées des vitraux accompagnant les cieux par transparence. Puis le coin des enfants, plus petit encore, à peine audible à la brise.
Des petites croix signalent leurs présences, pareilles à des moignons entrouverts peints à la chaux.
Blanc. C’est blanc.
Les foulées sont peu nombreuses, les arrosoirs reposent sur des parapets, on entend les oiseaux, mais différemment. Ils semblent triller de manières vagues, tout comme les arbres paraissent plus ombrageux que la destinée des feuilles.
Il se passe quelque chose d’indicible, comme si, à un moment donné, l’invisible avait la possibilité de saupoudrer une partie infime de sa crinoline sous l’œil humain.
Alors que je sens encore ta main chaude et le petit animal fébrile de ton poignet palpitant sous mes doigts, la chaleur de la peau sur l’os comme du soleil au marbre.
J’essaie, bien vainement, de retenir l’instant incarné sur moi, le jour sur ton visage, et la lumière glaçant les pourtours de ta silhouette.
Qu’en ont-ils de plus les autres, clos en leurs boîtiers, de tous ces gaz zéphyriens, eux qui comme de noirs goudrons nourrissent grassement les mottes d’infections gélatineuses?
Ceux qui les reins couchés sur d’humides linceuls, voient déjà leurs flancs se liquéfier sur la caillasse, et les fermentations boursouffler les descendances, les ressemblances aux aïeux, aux autres traits héréditaires, qui passent comme la bile à digérer leurs vies et celles des descendants.
C’était que les ailes des oiseaux frissonnaient partout ensemble, et sous le grand saule, contre lequel le jour ne pouvait plus rien, ni le temps, ni les saisons, il faisait bon tourner et se mêler aux branchages mouchetant l’air et la clarté comme des agates, camber les racines suçant des nourritures extravagantes.
La haie de tuya, le soleil, à l’arrière, sur les pas du trottoir, contre la ruée des passants et leurs trémoussements de déroutes.
Il fallait en suite remonter, côté vignes, vers l’amont contre les herses nuageuses bordant la montagne.
Personne n’écoutait, ni ne voyait les pas ramassés, devenant peu sûrs au-dessus des murets longeant le ruisseau.
Cette gorge fluette donnait à boire, désaltérait les odeurs qui s’éveillaient ensuite comme des haleines, les feuillets de nos êtres se perdant ici-bas, en tentant de s’approcher du plus près des morts.
Alors il ne restait que la Chapelle blanche, ou la petite morgue, ciselée douce comme un visage d’enfant penché sur l’innocence. On en voyait d’autres aussi, ceux des alpes contemplant le ciel, tout un écrin floral de fleurs et minéraux, avec le silence des pieuses, des tombales bigottes, écartant les broussailles du pied afin de voir les dates de péremption, et la façon dont étaient entretenues les couches.
Blanc. C’est blanc.
La clarté diffusait entre les cimes altières des hauts peupliers, tandis que quelques lactescences venaient s’entrelacer entre mes jambes. Un drôle de silence investissait l’endroit, un soleil particulier incendiait la haute stature du Christ, dont les pieds moussus et les bras déjà en croix, ne cessait de veiller sur les ténébreuses charognes se dissloquant sans rumeur, et que l’imagination ne peut connaître, ni ne désirait jamais appréhender.
Les anciennes statues nimbaient leurs socles et les parois des urnes, que quelques bougies veillaient, tisonnaient des œillets sur les concessions à perpétuité.
Je la cherchais, mais ne voyais rien. Rien qu’une femme déroulant sa protubérante chevelure sur un dos blanchi pour l’occasion. Je me prostrais derrière la stèle, commençant à craindre le pire, alors que malgré tout, mes paroles semblaient lettres mortes.
Ses reins se ployaient sur la bordure, elle portait un bouquet de violettes, le visage en pleurs.
La terre fraîchement retournée, ne possédait encore pas de marbre, des insectes aux ailes bleutées parcouraient les mottes brillantes, gardant le moule argileux laissé par les morsures de la bêche.
Je voyais ses longues mains dégantées, mouiller le sol de sa blancheur, en s’y souillant déjà, afin de planter quelques violettes.
Cette nymphe venait tous les jours aux mêmes heures, scintillant sous le soleil revêtue de sa robe, ou sous les pluies torrides, toute glacée d’éclaboussures diurnes.
Les veines de ses avant-bras saillaient sous la brillance de l’effort, le cou tendu émergeait du col, et les épaules finement ciselées semblaient vouloir échapper au tissu chérissant la délicate prestance.
Je m’approchais doucement, entouré d’étranges lucioles fleurissant le pourtour éploré de cette aimée.
Alors je le sus.
Ce qui était au-dessous, la partie épaisse et fannée de cette vie, semblait être le regret de l’esseulée. Cette chenille qu’elle affectionnait, faisait sanglotter le papillon immaculé qu’elle semblait être devenue.
Blanc, c’est blanc.
Je n’ai plus le goût de regarder au-dehors. Il est temps de clore nos frissons en les laissant mourir sous la peau.
Je suis seul désormais à pouvoir te regarder, et j’erre à tes côtés sans que tu ne puisses en douter.
Peut-être devrais-je escalader cette autre part, ces réflexions pochées à la loupe miroitante d’une vie qui passe à rider la surface limpide d’un miroir.
Comme l’on plonge au fond du lac en créant quelques tourbillons, avant que les eaux ne se referment sous les cieux, et les cieux sous les fonds argileux.
Mes habits usagés n’étaient plus dignes de te vêtir, ni mes accompagnements douloureux, rendant sourdes tes fraîches destinées.
Et dans ce parc de Clarens, aux cimes altières, ceux qui savent peuvent entendre sourdre les murmures de tous les ci-gît d’ici bas, et les âmes nobles d’en-haut se lamentant des dépourvus de corps.
Blanc. C’est blanc.
© LUCIANO CAVALLINI – membre de l’association vaudoise des écrivains –
Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Le cimetière de Clarens» janvier 2015
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