Le chant du cygne
Voici le 101ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Ça se passe au Golf Hôtel…
Le chant du cygne
Genre: Amour
à Jenny B.
C’est une bien étrange histoire qu’il m’arriva cette nuit-là sur la Riviera montreusienne. Chaque année, aux environs de fin septembre début octobre, je quittais ma Londres brumeuse et froide, pour venir gouter en paix les douceurs automnales de cette merveilleuse région de Suisse Romande. Bon nombre de mes compatriotes m’en avaient conté les louanges, chaque fois que nous organisions notre whist hebdomadaire au «United Kingdom and Royal Club of London».
Je peinais à m’endormir, me tournant et retournant sans cesse sur ma couche. Je regardais au dehors les arbres souffletés par une brise agaçante, et dont les encolures bruineuses jouaient étrangement avec l’ombre des vitrages. Depuis le Golf Hôtel René Capt, je voyais le parc translucide enfoui sous un linceul. J’étais placé non loin de la grotte ornant ce magnifique jardin, ruisselante sous la mousse et ses fraîcheurs ombrageuses. Je revenais en cet endroit béni, celui où j’avais écoulé le bonheur parfait avec l’amour de ma vie. Amour tourmenté plus que de raison par la suite, puisque ce dernier me fût arraché par le deuil des circonstances d’abord, puis par les friches de l’absence fossoyant continuellement l’horizon. Mais j’éprouvais le besoin de retrouver la même chambre, au même endroit, et je savais que l’air y transitant, les ténèbres, les clartés intenses du jour ou les apartés de la grotte, conservaient encore précieusement les sillages de son merveilleux corps. Il se passait le même phénomène que les ridelles esquissées derrière le glissement d’un cygne; la matière aqueuse ou sidérale retenait la mémoire des formes, et la grâce de son corps saupoudrée d’un rayon de lune se disperserait encore bien des années après autour des lieux qu’elle hanta lors de sa charnelle présence.
Le parc sommeillait tandis que je veillais. J’avais reçu une lettre bouleversante, pleine de pages à la douce écriture bien lignée, aux arrondis harmonieux. Il me suffisait de fermer les yeux pour revoir au bout des manches délicatement dentelées, le poignet nacré scarifier le papier vergé grand style. Lorsque je l’observais à la dérobée, cela en devenait douloureux pour elle et moi; car les sursauts de la plume semblaient blesser la peau, des veines saillaient, et le cou épanché sur la page, guignant délicatement éloigné du col, laissait entrevoir de superbes ajourés entre échine et vêtement.
C’était la première fois que je rencontrais une femme de cet acabit, qui paraissait enfant, parlant peu, jeune fille au teint cave dont la mélancolie songeuse peinait à vivre sous le soleil, bien qu’elle l’aimât énormément. Mais tout cela n’était qu’illusions forçant à nous méprendre, car sous le fourreau se trouvait confectionnée la plus belle lame de Tolède!
Nous étions en cette même chambre, tandis que je la regardais se vêtir assise devant la coiffeuse, ou se poudrant délicatement les joues par-dessus la vasque. Elle avait cette longue main fuselée tentant le poudrier, ce bracelet montre scarifiant les veines, l’albâtre du carpe semblant prêt à se rompre.
Il en était ainsi; je me retrouvais paralysé à observer grâces et délicatesses continues, au point que je n’osais presque plus ni la frôler ni l’enlacer. Pourtant j’eus voulu saisir en entier cette gerbe de lys toute parfumée d’essences intimes, d’acides mielés glaçant l’épiderme.
Les nuits se passaient en observations constantes; une mèche folâtrant sur le long cou et dont on ne savait si c’était une blessure ou une étoffe précieuse émergeant d’endroits secrets. Mais la différence si marquée des matières contrastant entre peau et chevelure, donnait à penser qu’une rivière de soie sourdait d’invisibles fissures, que des sylphes parcourant les revers de la pièce lui laissaient quelque offrande, enchantés par les grâces de son alanguissement.
C’est alors que me parcouraient ces fièvres dont je n’arrivais plus à me départir. Je la regardais à perte de vue et sentais partout dans mon corps monter ces fébriles malaises; une lave brûlante dégoulinait le long du dos, je perdais toute force et toute contenance, impossible de remuer le moindre membre; je me retrouvais paralysé sur le grabat, ou debout tétanisé, dépité, ne trouvant plus ni parole ni geste à accomplir.
C’était d’abord sa peau en creux sous les habits, tout le flacon de fragrances s’éparpillant sur moi. Une peau spéciale constituée de veloutés pétales sur la pulpe des doigts. Une peau si tendre qu’elle laissait des traces partout en se perdant sur les objets environnants, fussent-ils à peine frôlés. Pour mieux vous expliquer le phénomène, il faut vous dire que l’étrange matière constituant cette femme avait le divin pouvoir de se marier à ce qui habituellement n’était pas soluble à quoi que se soit; elle pouvait se commettre avec les clartés environnantes, se dissoudre aux ombres comme le fait la voie lactée avec les ténèbres, se mélanger aussi aux flots lacustres en y absorbant leurs clartés, ou au contraire essaimer sans compter aux embruns, un peu de ses écumes de mer.
Son visage se transformait, s’adaptait au tain de chaque miroir. J’observais ceci avec effroi et admiration en même temps. Il y avait parfois entre l’apex des yeux et les tempes, un reptile sous-jacent s’éveillant subrepticement, amincissant les lèvres comme deux hostiles scarifications.
Non, ce n’étais plus la même, ce n’était plus l’Ivy que j’avais connue. Il y avait, dans cette chambre nocturne, une espèce de spectre bleuet semblant s’iriser d’un gaz rare. Cela lui arrivait parfois, et l’odeur caractéristique d’être hybride, composé d’un mélange floral inconnu et d’un début de fermentation acétique m’attaquait les bronches. Pourtant je n’avais nulle envie de lever les yeux en regard de son être, ni de me priver de ses arômes. Peut-être imaginais-je les choses. Peut-être bien, après tout. L’hôtel y était sans doute pour quelque chose; alors dans le but de dissiper un peu le charme, je décidai de l’emmener dissoudre nos insomnies au fond de la grotte. J’y allais le jour, loin de ce soleil dardant trop fort, je détestais l’exposition directe aux feux de l’astre, préférant de loin les silences de l’ombre et la fraîcheur des eaux. Je savais aussi que ces fournaises intenses cuisaient la peau de manière irréversible. Mais, avec cet être lunaire, je trouvais la fraîcheur lactée des moussons secrètes et de toutes ces ombres qui, avec elle, finiraient par blanchir.
Sous la grotte profondément enfoui, avec la lisière du tuf bordant la mousse et les larmes d’une source intarissable irriguant le gazon de douces fumerolles, je ne voyais plus entre mes mains que ce visage mystérieux et envoûtant à la fois. Ses deux franges de chaque côté s’écoulant sur l’orée des tempes, et dans les yeux, l’azur des cieux qu’ils contenaient depuis qu’en eux elle avait vu le jour.
Je ressentais encore, là contre la joue, ou partout ailleurs sur les chemins que nous avions empruntés, l’être chéri se profilant sous l’amertume des larmes et la chaleur des canicules.
Elle n’était plus! Non pas qu’elle mourût en me laissant son dernier souffle. Il s’agit d’un autre départ, celui d’un éloignement vivant qui fait que vous ensevelissez l’être aimé dans le tombeau de votre corps, et non pas dans la terre consacrée d’un cimetière. Alors ça devenait plus fort que tout, je recommençais les derniers gestes en moi, redessinais l’anguille de ses membres, l’arrête des poignets tièdes dont je ressentais encore la tendre housse m’effleurer les lèvres. Je revoyais constamment le mélange des formes louvoyer dans l’albâtre des draps, s’y malaxer, les pensées harcelantes m’enlevant vers elle jour et nuit, je vivais dans la tropicale étuve du deuil et de la peine. Cependant, il fallait que je revienne en cet hôtel, en ce champ des joies. Assis sur un transat, regardant défiler le jour avec les passants et les heures inscrites corner depuis les flancs des bateaux Belle Époque, je tentais de me consoler ainsi, depuis deux ans déjà. Mais, pas un regard de ce paysage béni qui ne soit toujours imbibé de sa personne, et je l’entrevois partout où elle n’est plus, et l’entend murmurer à mon oreille avec les premières haleines automnales.
J’étais pourtant à mille lieues de me douter que cette nuit-là amènerait quelque chose de bien différent qu’à l’accoutumée. J’entendis une curieuse mélopée monter du lac, étonnante mais d’une tristesse à cœur fendre. Il y avait sous les derniers rayons de lune et les premières aubades poudreuses de l’aube, une supplique scandée aux pathétiques oiseaux des quais froissant leurs envols entre le clapotis des canoés et les berges désertes.
Les fenêtres de ma chambre s’éclaircissaient progressivement, je me vêtis à la va-vite, et me rendis pieds nus plus ou moins intact vers la grotte, sentant la vigueur des rosées baigner mes pas. Fraîcheur exquise à plus d’un titre, je jetais un coup d’œil à l’intérieur de celle-ci. L’émeraude de la pénombre m’enveloppa délicieusement les épaules, une eau pure y perlait, je ressentais l’odeur de tourbe et de gazon froissé investir suavement ma gorge.
Le chant s’accentuait, ce n’était plus qu’un requiem frémissant mêlé d’extases et de frayeurs.
J’arrivais sur le ponton et, ô mon Dieu! Spectacle déchirant! J’y voyais un cygne s’abîmer petit à petit dans les flots, résister, puis suffoquer à bout de force le col érigé en l’air, suppliant le ciel de le porter encore alors que son vol s’engloutissait déjà dans l’onde. Une écume, un tourbillon près de la berge que je regardais impuissant atténuer sa mousse. Puis un hurlement terrible avant que le cobra immaculé du cou ne s’affaisse complétement sous le manteau lacustre.
On avait dissout à la craie tempétueuse ce que la plume ne pourrait plus décrire. Des tas de mots noyés, de buvards prenant l’eau. Puis il se mit à faire soudainement cru sur cette digue, cela transperçait les «eaux». J’allais à reculons du ponton glissant à la grotte solitaire. Regardant béat le jour paraître comme une draperie déserte. Pourtant je la ressentais, j’en étais encore sûr.
Non Ivy n’était pas à mes côtés, peut-être n’y sera-t-elle jamais plus! Elle est retournée dans le pays des horizons saturant les terres, des petites églises et maisons blanches fleurissant l’été par-dessus la rousseur des blés. Elle gouachera, par la clarté de sa haute silhouette, la véranda d’une maison coloniale. Elle y sera comme un lys derrière une serre, et son jardin d’hiver illuminera, jour et nuit, les distances incommensurables séparant l’Atlantique du Léman.
Elle doit parcourir l’érablière, les berges du Saint-Laurent serties de pommiers à perte de vue, en diligence ou à pied; et peut-être qu’un soir, quand je ne serai enfin plus et qu’elle aura encore un tout petit grain de moi collé en son creux de ventre, je viendrai la chercher et à son tour, tout transi d’amour, pour refermer ses yeux en douceur sur sa chaise à bercer.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains, CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le chant du cygne», septembre 2016– Tous droits de reproduction réservés.