Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 13/04/2015

Le cagibis de la Rue du Pont

Voici le 28ème conte de Luciano Cavallini; des contes dont toutes les intrigues se passent sur la Commune de Montreux. Ici aux Planches…

LE CAGIBIS DE LA RUE DU PONT
Genre : Inquiétude-Epouvante


J’avais loué une chambre aux Planches, à la rue du Pont, au dessus de ce Tea-Room donnant sur le gouffre béant de la Baye de Montreux.
Le Tea-Room en lui-même ne cassait rien, le café faisait partie de ces capsules insipides que l’on retrouve partout, au goût dépersonnalisé en plus de celui d’être mondialisé.
C’est un quartier qui se la jouait un peu Montmartre depuis toujours, mais qui ne pouvait se départir d’une lourde vaudoiserie, pour ne pas dire d’une Suissitude plombante.

Ma vue n’était pas mauvaise, je voyais au loin sur le Forum, une espèce de paysage décrit à la craie, avec la rumeur sourde de la rivière s’écoulant depuis les moulins jusqu’au lit se faufilant sous la Grand-Rue. Ça donnait un air débris et contreforts, avec des façades poussées là par hasard et des toits tuilant l’horizon de vagues anarchiques.
Mon appartement meublé se composait d’une petite pièce carrée, blanchie à la chaux, d’une table de salon en bois foncé, d’une kitchenette agencée à la hâte avec deux butanes minuscules, une plonge, et deux réduits étroits à panneaux coulissants, contenant une vaisselle sommaire et des verres polis par des années de mise en lèvres.
Deux petites fenêtres embrassaient le paysage sans rideaux, qui s’infiltrait à l’intérieur de la pièce en une clarté poudrée se disséminant grossièrement contre les murs.
Mon lit, grabat aussi étroit qu’une planche d’échafaudage, se trouvait accoté contre le mur du fond séparant la cage d’escaliers de mon traversin.
Mais en face, il y avait un cagibis profond, semblant outrageusement creusé jusqu’aux fondations de la maison. Il était clos par deux portes de bois anciens, plutôt épais et solide, ce qui n’empêchait pas les courants d’air de diffuser sauvagement, surtout à certaines heures de la nuit.

Au début, je ne me préoccupais guère de tout cela. Mais avec le temps, j’avais démonté une cloison, et c’est là que je vis que ça ressemblait plus à une ancienne cage de passe-plats, qu’à un simple cagibis mural.

On n’y voyait goutte, même à l’aide d’une lampe torche. Bien décidé à en évaluer la profondeur, j’allais chercher des galets dans les gorges du Chauderon, afin de les jeter au fond de cette fosse mystérieuse. J’en précipitais à peu près dix, les uns derrière les autres, sans que cela ne rendit le moindre écho. Les pierres semblaient ne rien heurter, ni les murs du puits, ni quoi que se soit d’autre qui eut pu présumer qu’elles avaient atteint le fond.
J’essayais de ne plus penser à cette curiosité faisant partie intégrante du «cachet» de la maison. Mais plus j’essayais d’éviter d’y songer, plus l’idée de ce cagibis me hantait, sans que je n’en connaisse vraiment la raison.
Il y avait cette fosse béante face à mon lit, aux portes disjointes, qui la nuit m’éveillait en sursaut, envoyant sur mon visage des languettes d’airs glaciaux, été comme hiver.

J’allais dans un centre de jardinage acheter une corde et de la ficelle, auxquelles je nouais un lourd grappin, que j’avais bien décider de laisser coulisser jusqu’à ce qu’il s’arrime sur un quelconque obstacle. J’avais beaucoup de rallonges avec moi, que j’utilisais les unes après les autres, jusqu’à la dernière pelote.

Je sentais encore la corde tendue et le poids du grappin aux bouts des mains, preuve qu’il flottait toujours sans avoir atteint quoi que ce soit comme support.
Je laissais là l’expérience pour ce jour, en ayant décidé que le lendemain je m’armerai d’une petite caméra vidéo avec halogène, afin de perce, une fois pour toutes, le mystère de ces lymbes inatteignables.

La nuit, je fus à nouveau éveillé par un courant d’air froid, et des sortes de chuchottis indistincts, semblant pourtant se rapprocher de plus en plus, et de plus en plus vite. Faut dire que j’avais coincé la corde sous une lourde pierre en laissant pendre le grappin au fond de la fosse. Je voulais en avoir le cœur net, et décidais d’acheter encore des surplus de cordeaux, plus un dérouleur électrique de vingt mètres, ce qui me permettrait d’avoir une grande marge d’opération.
Les chuintements s’aggravaient, quelques petits couinements émergeaient ça et là, avec des ricanements, me semblait-il, alors que mon imagination gambergeait à deux cent à l’heure.

Ce fut ainsi toutes les nuits suivantes, de manière plus exacerbée, alors que mes invectives de forages ne donnaient toujours rien. Il y avait vraiment de quoi devenir fou! J’évitais d’en parler au propriétaire, ainsi qu’au café du dessous, je préférais garder cela pour moi, je savais bien que quelque chose d’indistinct et de surnaturel se passait, et je voulais en avoir l’explication logique, coûte que coûte!
La fosse ne laisserait jamais passer une personne entière, sinon je me serais armé pour une exploration directe, j’avais tout le matériel qu’il fallait pour cela, étant donné que je donnais des cours de varappe aux Avants depuis des années.

Je ne vis rien de plus sur la caméra, les premières semaines. Mais une nuit… était-ce une illusion? Il m’avait semblé apercevoir une espèce de quadrupède albinos avec des oreilles pointues, qui gémissait. Style… Oui, style chubacapra. Littéralement “suceur de chèvres”. Il avait peut-être reçu les pointes du grappin sur le crâne.
Gémissement? Oui, je l’aurais juré, et j’en devins de plus en plus persuadé, lorsque cela se transforma en rugissement. Puis en voulant relever mon grappin, je sentis une certaine résistance qui m’empêcha de réaliser le moindre mouvement de rappel. J’eus beau m’y agripper de toutes mes forces, un obstacle empêchait la remontée de l’objet. Je repris alors mon souffle, inquiet et apeuré, avant de tirer de toutes mes forces d’un bon coup sec sur cette maudite corde ensorcelée. Alors, dès cet instant-là, je perçus distinctement une plainte caverneuse et lugubre, emplir toutes les fondations de la maison. Cela me fit dresser les cheveux sur la tête, abandonner de suite mes tentatives et claquer la porte du cagibis en y transportant tout ce que je pouvais trouver comme ameublement et autres objets mobiles afin d’en condamner l’accès.

Je ne fermais pas l’œil de la nuit, fixant le terrible endroit et cette porte, qui battait parfois comme si, à l’arrière, la colère des ténèbres cherchait à s’échapper de ce réduit.
Je n’avais plus la tête à rien, ni ne mangeais, ni ne buvais plus, négligeant mes amis et mon ouvrage, obnubilé par ce cagibis maudit, y pensant tout le temps, ne vivant plus et n’échafaudant que des plans pour le percer à jour.

Ma colère éclata subitement, lorsqu’en une fin de journée comme une autre, après avoir maintes fois tenté de bouger la corde pour récupérer halogène, grappin et caméra, celle-ci remonta sans résistance, rompue à hauteur de plancher, et de plus, comble de l’absurde, souillée de sang frais!
Il me restait rien d’autres que ce segment rougeâtre en mains.
Je fus long à revenir de ma surprise, et le coup de colère qui suivit n’arrangea pas les choses. Je cognais si fort la porte que je la rompis comme une volée de bois verts, puis j’hurlais comme un damné vers le fond vide, le creux sans rien, que j’épanchais ma tête dans l’orifice, en sentant ces vagissements et ces vapeurs atteignant mon visage, puis toutes ensembles, noires et griffues, parvenir la colonie entière de chauve-souris vampires, commençant de remonter le long du puits, sans que je ne puisse bouger, coincé par je ne sais quelle main puissante rabattue sur ma nuque.
J’entendais le frémissement des ailes, puis je vis ces yeux, distinctement, ces cercles de pus me fixant d’abord, puis ces canines saillantes s’accrochant partout, sur mon visage, ma gorge, vers les épaules, puis plus encore, des centaines à la fois, emplissant l’espace du cagibis de vols furtifs et stridents.

Je sentais, sur les labours de ma chair, les puissantes douleurs tenaillées par des gueules fétides et hurlantes; cela encombrait maintenant la pièce, se plaquait contre les vitres, se déployait sur les carreaux de fenêtres comme des tentures organiques, constituées de capes sombres et pulsantes, rendant le jour funèbre et la pièce sinistrée.

Je n’arrivais plus à bouger, tandis que je sentais mes lambeaux de chairs être emportés, attaqués de plus en plus profondément; le sang, dans les ténèbres du puits, s’écoulait libre comme une manne nourricière, que d’autres monstres, plus bas, moins agiles ou plus jeunes dans le nid, lapaient en cadence.
Je sentais les succions, les gueules claquer, j’entendais tout, comment et de quelle manière on se nourrissait de moi, en léchant mes indicibles souffrances et croquant mes chairs abandonnées, découpées toutes crues, par ces bêtes expertes de nuitées sanguinaires.
La pièce entière était emplie de ces petits êtres suspendus partout en grappes, il ne demeurait plus un espace vide, sans que l’on vit ces animaux fébriles prendre possession du lieu et mordre au cœur de la chair.

Il y avait du noir partout, depuis la fosse jusque sur ces maudites ailes séchant d’un sang criminel, jusque sur les objets, parait-il, de tout ce qui en fut repus, à ce qu’on me raconta, puisque j’étais devenu aveugle et sans visage.
Aveugle et sans visage.
Alors on me crut fou, faute d’avoir vécu les pires tourments que personne ne voulu prendre en considération.
Il n’y avait rien dans ma garçonnière, que de la ficelle posée dans un placard, un vieux grappin rouillé, un dérouleur arraché, un halogène cassé et une caméra hors d’usage.
Je m’étais cisaillé le visage, enclin à la folie de scarification. C’était courant et certaines personnes n’hésitait pas à se raconter des histoires, avant de s’escamoter au cutter ou avec n’importe quoi d’autres de tranchant.

C’était ainsi. On m’avait interné d’urgence, sans croire à mon histoire, et mes tourments, on les calmait à coup de puissants sédatifs qui m’endormaient juste ce qu’il fallait pour que je revive maintes fois le même cauchemar, dont parait-il lorsqu’on me maîtrisa, c’était déjà la dixième rechute.
Ma cessité ne voyait désormais la vie qu’à travers eux.
Mais je savais que ce qui m’était arrivé s’était réellement produit. Et ce malgré l’atroce ricanement de l’infirmier se produisant au crépuscule, lorsque cet été là, une chauve souris vint violemment percuter la fenêtre de ma cellule.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Le cagibis de la rue du Pont», février 2015 – Tous droits de reproduction réservés.