Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/12/2016

Le boulanger du Marché de Noël

Voici le 109ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Une histoire en rapport avec le Marché de Noël…

Le boulanger du Marché de Noël
Genre: récit
à M. Pasini

Il était une fois un vieux bonhomme qui confectionnait des biscuits aux épices. Ça sentait loin à la ronde les biscômes ou les nonnettes, les petites amandes au kirsch et le chocolat fourré aux pistaches. Alors les enfants se précipitaient dessus, regardaient émerveillés le vieux four mobile de l’armée suisse stationnant devant le kiosque à musique.
On le voyait aussi rouler des pâtons en forme de bonshommes de neige ou de Saint-Nicolas, mélanger la pâte onctueuses et lourde des Stollen ou des étoiles à la cannelle.

Une douce moiteur envahissait la tente, le vin chaud coulait à flot, tous ces bambins déambulaient devant les stands, et le vieux boulanger, passionné par son art, expliquait comment on confectionnait le pain, les cakes; on pouvait voir partout et à vue les pétrins débordant de pâtes, des pâtes multiples semblant toutes pareilles, mais que l’on ne s’y trompe pas; la sablée n’avait rien à voir avec celle de la tresse ou des croissants, et puis c’était tellement délicat de tourner les quarts d’une feuilletée en emprisonnant le beurre bien au centre! On demeurait bouche bée devant le laminoir étirant des kilomètres de chemises blanches à toute allure! 

Il en prenait une peine, ce vieux boulanger, pour écrire des noms, des phrases, des souhaits en sucre de glace multicolore! Tandis qu’au-dehors fumait le thé des bûcherons, montaient les haleines mélangées des fours tournant à plein régime. On assistait à des rixes de fumet; la cannelle contre la vanille, l’anis s’alliant aux clous de girofle afin d’enrober l’arôme de la pomme cuite, tandis que le doux baiser du beurre fondu s’épandait hors des viennoiseries en ressues1 sur les plaques.

On ne savait pourquoi, mais l’observation de l’artisan donnait l’impression de voir poindre en lui une grosse tristesse et, malgré toutes les bonnes choses l’entourant, son sourire se cassait à la dérobée et son visage devenait grave. Ce n’était pas faute de travailler comme un fou, de se lever au moment où les autres se couchaient, de trouver toujours de nouvelles recettes parmi la magie des vieux grimoires de boulangers, quelque chose semblait le contrarier: on le voyait soudainement ralentir le mouvement. Les aides n’y voyaient que du feu, ils continuaient leurs préparations, seulement lui, le vieux bonhomme, à l’arrière de sa sympathique moustache, il baissait la garde et laissait crouler une gestuelle devenue bien trop pesante pour ses bras.

Il y avait les flûtes, des tas de flûtes venues encombrer un autre présentoir, puis la sortie de pierrots en massepain blanc, de colombines multicolores, des personnages en douceurs molles semblant vous confier leurs légendes.
Notre boulanger aurait-il une peine de coeur, aurait-il perdu sa femme, son chat ou le grillon du fournil, serait-il en train de manger son pain noir?

Il fallait tellement de blé pour gagner son pain, vendre tellement de quignons pour ne par rester sur la paille! Ah, si seulement il connaissait le secret des grandes minoteries, cela lui permettrait de faire du blé avec de la farine!

Qu’avait-il donc Emillio Palazzo, pourquoi paraître si maussade devant les gourmandises attisant la joie et les rires des bambins? Si fiers et si contents de pouvoir réaliser des petits personnages biscornus de pâte au lait, et les retrouver quelques minutes plus tard tous changés, dodus et dorés sous l’effet des flammes et des levures!

Il avait même aménagé un petit tea-room, où l’on pouvait à son aise déguster ses ouvrages encore tièdes. C’était de la belle et bonne boulangerie d’époque, celle qu’on croisait dans les villages d’antan. Avec leurs personnages de confiseurs tout en blanc sous un ciel bleu, comme des bonshommes de neige avec des toques en crème chantilly. Ils vous attendaient en devanture avec des plaques noircies, tordues et culottées d’anciennes gourmandises recuites par les années, des petits morceaux de souvenirs se détachant encore par syllabes, comme d’un emporte-pièce. Pareil aussi à ces mots de papeterie damasquinés sur papier-cuve, ces mots de pâtisseries gaufrées sur leurs glaçages et n’annonçant que de bonnes perspectives.

Il y avait de la farine partout, elle voletait en poussière avant de se transformer en lourdes pétrissées 2. Les bras mécaniques tordant les chairs, la tiédeur, les fragrances épaisses embaumant le laboratoire, s’échappant des soupiraux en léchant la bordure des trottoirs. Ça fleurait bon partout, comme l’odeur du panettone s’esquivant maintenant en douce de la grande cantine montée pour le Marché de Noël.

Pourtant, encore une fois, quelque chose n’allait pas; toujours ce malaise que personne ne percevait. Il y avait aussi cet autre vieux boulanger à la retraite, venu en renfort de Rolle, qui nattait à toute allure des tresses russes; lui aussi ne semblait pas remarquer la détresse du Maître planté bien visible devant son étal. C’est qu’elle était sacrément masquée par l’allégresse des touristes et des curieux, voyant enfin se tordre toutes ces pâtes et prendre forme les multiples panifications et pâtisseries de tous genres devant leurs yeux.

Emilio Palazzo était-il admiratif de ces doigts de petite fille bataillant pour fabriquer un petit bonhomme en viennoiserie? Les fours ronflaient, l’odeur du thé envahissait l’espace, la vapeur perlait sur les toiles de la cantine, au loin tournait le manège des poneys, puis plus avant encore, le manège tout court avec de plus grands étalons, mais de bois. Une jeune fille montait et redescendait alternativement, fichée à califourchon sur une licorne blanche. Un cochon rieur fuyait solitaire, une petite voiture tournait en rond, un carrosse sur le devant poursuivait un hélicoptère qui n’arrivait jamais à décoller. Une musique de barbare remplaçait l’orgue de barbarie, les jingles les cloches. Pourtant Noël grimpait aux sapins avec ses boules multicolores. Mais il y avait comme un impair de Noël dans les grandes forêts de rennes.

Le vieux boulanger contemplait le lac, le teint grisâtre et la moustache passée au cirage; une seconde de pose dans la foulée des gourmandises et des miroirs scintillants de la caravane voisine. On y vendait des pelletées de bonbons, des framboises en pâtes de fruits, et des fruits confits de sucre, des papas à barbes roses, des édulcorés de vanille et autres petits animaux en gélatine transparente.

Saurait-on le secret de cette mélancolie ?

En ce soir du 24 décembre, il avait annoncé à ses derniers clients venus admirer la magie de son artisanat, que l’année suivante il ne serait plus là. On lui avait dit que ce qu’il confectionnait ne représentait pas assez la tradition natale.
Il est vrai que les santons de Provence et la lavande sont bien plus proches que le pain d’épices et les bonshommes de pâte au lait. Lorsque les marchands sont au Temple, on déplace provisoirement les crèches dans un débarras, il faut faire place au père Noël, autrement dit, à Saint Nicoca-Cola.
Le Père fouettard a besoin de son comptant de cash.

Le pain sera dur.

Notes :
1Ressue: instant où l’on sort les pâtons cuits du four: ils demeurent alors cassants comme du verre.
2Pétrissée: appareil pétri dans la cuve de la pétrisseuse, pour pâtes à pains ou autres.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le boulanger du Marché de Noël», novembre 2016 – Tous droits de reproduction réservés.