Contes de noël pour enfants

L’écrivain montreusien Luciano Cavallini (qui nous gratifie chaque lundi d’une histoire fantasmagorique dans le blog “Terreurs et Angoisses de Montreux” – il reprendra en janvier) a écrit une série de 6 contes pour enfants, à raconter à vos enfants sans retenue. Nous commençons aujourd’hui. Il y en aura chaque lundi.

Paru le: 22/12/2016

Le bon Père Nordmann

Voici le 9ème conte de Noël de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Tendresse…

Le bon Père Nordmann
Genre: Conte de noël

Il y avait une maison là-haut, accrochée à la roche, une maison de forme ogivale avec des fenêtres toutes carrées. Derrière cette fenêtre, la seule du rez-de-chaussée, se trouvait la petite Jeanne Dompierre, une fille de paysan pauvre qui avait perdu toute sa récolte de fenaison lors de la dernière et terrible tempête s’étant abattue sur le Col de Jaman. Cette modeste chaumière n’existe actuellement plus, mais à l’époque elle se trouvait au contour dit “de Félix” menant des hauts de Caux en direction de Manoïre sur la droite, et des Avants côté aval.

On arrivait à Noël, il avait déjà beaucoup neigé, mais à part l’ivresse du père grommelant continuellement, la pauvre fillette n’avait pas glané grand chose dans sa triste existence. Elle errait, habillée de jute miteuse, sabots vermoulus, mains usées comme celle d’une vieille campagnarde à force d’avoir dû laver et éplucher la seule et unique pitance qu’ils pouvaient tous deux s’offrir encore, à savoir des pommes de terre à moitié cuites. Rarement lardées, jamais mouillées de crème ou de beurre ramolli.

Cette année-là, une misère noire s’abattit sur la chaumière. On avait beau déballer de vieux journaux, fouiller la terre battue de la cave, il ne restait que de maigres carottes ratatinées dans un recoin, des pommes fripées; puis le dernier saucisson que l’on avait suspendu devant l’âtre était tout piqueté d’asticots, car il n’y avait plus eu guère de feu flambant dans le foyer, si ce n’étaient quelques braises humides ne dégageant qu’une âcre fumée sans tiédeur aucune.

Le vieux ronflait sur son tabouret, parfois il roulait au sol sans s’éveiller, car chez ces brutes de paysans environnants, l’alcool demeurait le seul repaire permettant de contourner momentanément la misère, mais aussi le pire démon corrompant par atavisme familles et fruits des arbres généalogiques, et ce jusqu’aux noyaux.

La petite détestait la bouteille, elle était devenue la sorcière du logis, celle renfermant la colère brute du père découlant sur le martinet ou le ceinturon. Non, point de génie là-dedans, juste un esprit malfaisant et rien de plus.

La blancheur scintillait aux alentours, et Jeanne Dompierre se trouvait toute seule à regarder dehors. Sa brute de paternel vaquait à chercher quelques débris à enflammer mais, comme à son habitude, il avait dû se prendre les pieds dans les racines et s’écrouler au sol de tout son long. On le ramenait souvent quelques heures plus tard, inconscient, rougeaud, et cela durait jusqu’au lendemain matin.

L’hiver, le vieux bûcheronnait mais jamais pour sa “famille”. Il s’offrait comme tâcheron aux riches propriétaires et coupait les sapins de Noël pour le marché des Avants. Des tas de sapins de toute forme et de toute grandeur. Cependant, aucun surplus qui soit destiné à sa propre fille, c’était bien trop cher, ça le privait au moins de deux pichets de rouge qu’il descendait à la hâte au Buffet de la gare; fallait bien se réchauffer et se donner du coeur au ventre et c’était pas la gamine qui en avait le plus besoin. Un jour il avait tapé du poing sur la table, maudissant les villageois présents qui feraient mieux de se mêler de leurs misérables vies avant d’oser fouiner dans la sienne!

Mais ce soir-là, le vieux ne rentra pas. Ni le lendemain, ni le surlendemain du vingt quatre décembre non plus. Devant le paysage blanchi et les carreaux givrés, le ventre de la petite cognait la dingue. Elle devint toute carillon, la forêt dansait la gigue, le petit ruisseau guignant sous le névé se parait de diamants, des tas d’étoiles se mirent à descendre du ciel, comme des gouttes glissant le long de multiples filins d’argent.

On frappa à la porte.
Un homme entra, d’âge moyen, élégamment vêtu. Il avait de grands yeux d’un bleu très clair, une croix de Malte fichée à la boutonnière, des cheveux délicatement plaqués au-dessus d’un large front. Il parlait avec un léger accent semblant allemand ou scandinave. Il disait s’être perdu en traversant la région, et demandait de l’aide. En voyant la pauvre fillette en guenilles, l’unique pièce du logis totalement nue et glaciale, il en fut ému jusqu’aux larmes.

 – Comment t’appelles-tu, mon enfant?
 – Jeanne Dompierre. Et vous? D’où venez-vous?
 – Comment cela se fait-il que tu n’aies pas encore reçu ton sapin de noël, petite?
 – Nous sommes bien trop pauvres pour en constituer un, c’est ainsi toute les années. Mon père ne gagne pas assez d’écus.
 – Où est-il en ce moment?
 – Je ne sais pas, ça fait trois jours que je ne l’ai pas revu. Il est allé couper des sapins pour les autres, c’est ainsi depuis toujours, je ne m’en étonne plus guère désormais.
 – Mais pourquoi n’as-tu pas de sapin! Il y en a partout dans cette forêt, il pourrait en prendre un pour toi!
 – Mais monsieur, il n’en a pas le droit, le bois n’est pas à lui!
 – Je vois… Et si moi je pouvais t’en offrir un, tu serais contente?
 – Si je serais heureuse? Oh que oui! Ce serait le plus beau Noël de ma vie, même sans mon père!
 – Tu ne l’aimes donc pas?
 – Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais il me cogne tout le temps dessus!
 – Il ne faut pas lui en vouloir pour cela. Un papa reste un papa, mais ça ne lui donne pas tous les droits pour autant. Tu te défends selon tes moyens, et je peux te dire que tu es très courageuse! N’importe qui serait très fier de toi en te voyant ainsi, crois-moi! Alors regarde ce que je t’apporte! Celui-là, il ne provient pas d’ici, tu n’en auras jamais vu de pareil, ni tous les autres habitants de la ville de Montreux, même pas les plus riches d’ici n’en n’auront de si somptueux érigés dans leurs salons!
 – Oh! Il est donc bien merveilleux!
 – N’est-ce pas? Il provient d’un pays lointain nommé la Géorgie. De Borjomi plus précisément. J’en ai toujours dans mon attelage; à chaque Noël, j’en mets un de côté pour une enfant pauvre.
 – Mais qui êtes vous Monsieur ?
 – Les enfants m’appellent le bon Père Nordmann.
 – Vous êtes le Père noël alors! Je savais bien qu’il existait!
 – Le père Noël? Non, bien mieux que ça. Je suis le père des noëls orphelins. Si tu veux, une fois le sapin décoré et allumé, je pourrais t’emmener avec moi, loin, bien loin de cette misère!
 – Et mon père? Et papa! Que va-t-il dire en ne me voyant plus ici! C’est bien trop risqué!
 – Chère petite, je pense qu’à l’heure qu’il est, ton paternel passe sa rage ailleurs, bien plus loin qu’ici…
Sur ce, le bon père Nordmann ouvrit la porte et fit entrer le sapin le plus vert, le plus grand, le plus touffu qu’il ne fut jamais possible d’admirer auparavant.
 – Oh! Oh, fit la petite fille admirative en croisant les mains devant la poitrine! Qu’il est magnifique! Qu’il est royal!
 – Mais attend, tu n’as encore rien vu, il faut le décorer maintenant!
 – Pour ça c’est la guigne, je n’ai absolument rien à mettre dessus. Nous n’avons déjà pas pitance, vous pensez bien si nous pouvons nous permettre en plus de gaspiller pour des arrangements!
 – Mais tu n’en a pas besoin… Le givre scintillera sur les branches, la neige en habillera la robe, pour les guirlandes, les filins qui ont permis aux étoiles de t’atteindre ici-bas feront l’affaire! Ferme les yeux, imagine précisément tout ce que je viens de te dire, et quand tu verras tout bien cela dans ta tête, chaque détails, rouvre-les, tu seras l’unique enfant de ce monde capable encore de créer un royaume réel et de le faire exister juste pour toi, toi devenue Princesse, devenue une grande et belle jeune fille, totalement indépendante et libre des accessoires mensongers de ce bas monde!

Jeanne Dompierre fit comme on le lui commanda et ses yeux une fois ouverts, plus scintillants que la plus belle des pierres précieuses, ensemencèrent une réalité féérique, une douceur, une chaleur de foyer telle qu’aucune enfant de la plaine ne pourrait sûrement connaître. Elle pouvait quitter cette terre comme il lui plaisait, elle avait le pouvoir de créer un autre monde, ne plus ressentir ni la faim, ni le froid, ni barboter dans une misère noire et quotidienne. Quel plus beau cadeau de Noël pouvons-nous convoiter que l’affranchissement définitif et total de toute illusion?
 – Mais, mais qui êtes-vous, balbutia encore une fois la petite fille en larmes, qu’êtes-vous donc venu chercher jusqu’ici?
 – Petite, je ne réalise rien, ne bâtis rien, j’apprends aux pauvres âmes esseulées à devenir riches de leurs propres esprits, comme celui de Noël et de la simplicité dénudée d’une étable, cependant chaude comme l’haleine de bons animaux, bienveillants entre deux parents aimants, avec des offrandes dignes de seigneurs, pour encore et encore, contre vents et marées sur cette terre malheureuse et endeuillée, entrebâiller la porte vers un autre royaume, tout doré et tout chaud, là où s’avance la lumière irradiant d’un Christ Roi. Je ne suis qu’un simple serviteur. Alors agenouille-toi devant ce sapin, devant ce que tu vois avec tes vrais yeux, car après Noël, lorsque les hommes de la terre trouveront cette chaumière, il ne verront que ce que défoment leurs arcades sourcillières, qu’un quotidien dénudé de sacré. Seule ta lumière devenue éclatante peut éclairer des espaces invisibles aux autres. Alors maintenant dis-moi, me suivras-tu donc?

Alexander von Nordmann – ou celui se nommant ainsi pour l’occasion – enveloppa la gamine en son pourpoint, puis dévala vers la plaine avec son attelage étrange constitué de douze chevaux blancs et d’un seul et unique étalon noir comme le charbon, fermant la marche et non attelé.
 – il doit toujours demeurer derrière, c’est la seule condition pour que mes missions s’accomplissent justement. S’il est devant, je dois abandonner la marche, car il n’est plus de mon ressort de vouloir commander…

Une semaine plus tard, des cantonniers retrouvèrent la chaumière déserte, et le père de Jeanne Dompierre congelé au fond d’une combe, les tempes en sang.

Sur le plancher de la pièce ouverte aux quatre vents jonchait quelques pauvres haillons de jute, ainsi qu’ une étoile de givre, celle qui devait se trouver au sommet du sapin du bon Père Nordmann.

Elle ne fondit pas.

Épilogue
Le sapin de Nordmann doit son nom au botaniste suédois Alexander von Nordmann (1803-1866) qui découvrit cet arbre en 1838 au Nord-Est de Borjomi, dans l’actuelle Géorgie. Quelques années plus tard, ce sapin fut popularisé en Europe de l’Ouest.

© Luciano Cavallini, Contes fantasmagoriques de Montreux, décembre 20016, «Le bon Père Nordmann» – Tous droits de reproduction réservés.