Le banc de Jeanne
Voici le 47ème conte de Luciano Cavallini. Il se déroule, comme les autres, sur la Commune de Montreux.
LE BANC DE JEANNE
Genre: Fantastique
à Jenny B.
C’est sans nul doute la plus belle contrée de Suisse Romande. Toute empreinte de sources nourricières, de rochers tufeux composant la colline de Glion où, en secret, elles murmurent en concert avant de jaillir aux goulots de nos nombreuses fontaines. Un chant incessant rafraîchissant chaque village et dont on ne pourrait aucunement se départir.
Parmi les mousses, entre les reins sinueux de chats nonchalants traversant les rues des bourgs avoisinants et croulant sous le plomb caniculaire; Chernex, Pertit, Sonzier, sises comme une terrasse crayeuse au-dessus du Léman.
Elles sont nos veines, on les sent s’écouler sous le bitume ou les champs, reverdissant plus intensément par îlots, là où parfois on en devine à peine leurs rosées. Étanchant les soifs, apaisant les feux du corps et les haleines brûlantes de nos souffles chargés de boues vasculaires, elles soignent et unissent leurs angiologies à nos cours “d’os”, éclaircissent et purifient sans relâche nos calices rénaux.
Contre les façades poudrées d’un jour intense et les bordures de toits striés de fils télégraphiques, le crissement des martinets, les lierres barbus reverdissant ou comblent les murets centenaires; on les sent, par niches humides, si l’on sait voir ou entendre, on les ourdit, dans les recoins ignorés d’une ruelle, exhalant quelques moites fraîcheurs contre les chevilles du randonneur.
On découvre alors d’autres vies; en effet, ces anfractuosités violacées fourmillent d’insectes de toutes sortes, participant aux halos dentelés de nues à peine perceptibles, de fées transparentes et disparates, que l’on retrouve aussi plus haut, près des réservoirs de retenues, les goulets torrentiels se précipitant dans les gorges du Chaudron.
Qui n’a jamais vu, en balades, ces vieilles portes de fer vermoulues, renfoncées dans les champs ou accotées à la roche, semblant s’ouvrir sur un autre Royaume, toutes fourmillantes de chuchotis imperceptibles, mais prometteurs de haleurs cristallines?
Au-dessus de Territet la colline de Glion, d’une luxuriante verdeur, nourrissait de son sein tous les abords du quai menant jusqu’à Chillon.
On y voit éclore des moussons chatoyantes de fleurs mellifères et soyeuses, au-devant de propriétés disparaissant à l’arrière d’une roselière, de flaques surgissant spontanément du sol, de gazons profonds ou d’arbres palmiers bordant les vieilles façades d’un rococo désuet, enluminées d’hôtels particuliers.
Et le corps, dont la vue est emportée sous ces arceaux ombragés, ces roses douces et parfumées comme les joues d’une bien-aimée, le corps s’égare à dessein, foule les arbres coloniaux sinuant majestueusement aux contreforts de la pente abruptes du funiculaire Territet-Glion.
Toujours le bruit d’une rivière, l’aquarium d’une véranda saturée de clartés, surplombant un parc enfoui sous les trilles d’oiseaux et les ailes nébuleuses d’un cygne planant en concorde sur le miroir lacustre.
La hanche de Territet aux secrets insaisissables, matrice gorgeant de sèves dont les charmes admirés ensemencent de laiteuses nues, de grottes s’invaginant en de mauves recoins.
Mère nourricière de Montreux, d’insectes étincelants, de pollens crépusculaires épandus à mi-hauteur et fécondant partout d’autres grâces, que le regard ébahi ne peut cependant contempler partout à la fois.
Parmi la torpeur envahissant le crépuscule, près du kiosque de la CGN, il demeurait solitaire sans jamais personne autour de lui. La chaleur seule s’y installait, alors qu’en vis-à-vis, un autre banc, collé contre le débarcadère, se trouvait envahi de touristes turbulents.
Sur ce banc solitaire, dressé comme réceptacle accueillant les cieux, elle s’était saupoudrée un jour, un lointain jour s’éloignant de la rive. Il y avait quelqu’un avec elle, mais ils ne se parlaient pas, ou susurraient à peine. Elle suivait le départ dentelé d’un vieux bateau, dont la poupe s’éloignait gracieusement au milieu d’un chenal bouillonnant provoqué par les aubes lancées à vive allure.
Elle n’avait de cesse que de venir là chaque soir admirer les bateaux, les voir s’éloigner; elle aimait cela, c’était devenu une habitude récurrente.
Ces blancheurs crénelées, la lèvre noire de la haute cheminée, le bercement du roulis dansant sous les stabulations des passagers, toutes ces aires liquides ou fluides s’élançant ensuite par vagues contre la berge, tout cela la fascinait au plus haut point.
Le même doux clapotis entre les branchages des saules, vers l’Hôtel Excelsior, avait vu sa silhouette s’y suspendre aussi, avant de rejoindre son banc coutumier.
On l’avait appelée Jeanne.
La personne qui l’accompagnait la nommait ainsi. Se découpant contre le jade du Léman, sa haute gorge et les petites nacres de ses tempes se dévoilaient âprement en contre-jour.
Cela sinuait selon la grâce des mouvements découlant de sa gestuelle.
On aurait dit qu’elle était devenue, elle aussi, une source vive s’élevant à angle droit sur son lit de chaux.
C’était étrange de contempler à quel point son corps suivait la balancelle des bateaux accastillant au port; ou aussi de la voir retenir son souffle lorsqu’un voilier dressait ses élytres éoliens.
Cela donnait l’envie d’intervenir, de la questionner, ne pourrait-elle pas monter à bord au lieu de ne suivre que du regard les nombreux bâtiments fonçant au large du Lavaux, ou semblant de l’autre côté, s’encastrer tout droit contre la forteresse de Chillon?
“Jeanne, Jeanne”, murmurait son compagnon.
Il lui prenait la main, admirait l’anguleuse finesse du poignet, le petit animal de soie blanche palpitant délicatement de son pouls, toute cette vie tiède se mêlant aux grâces ambiantes, alors que sous le feu crépusculaire, la brique des courts de tennis illuminait le lieu d’un halo réverbéré d’un pourpre profond.
Que faisait-elle donc? Ne le voyait-elle pas?
“Jeanne”, l’entendait-on répéter encore, alors que la dose massive des autres passants déambulait sans prêter attention à quoi que ce soit.
Jeanne ni ne bougeait, ni ne détournait la tête, comme prisonnière en sa propre sphère, le regard toujours profondément déversé vers des autreparts.
“Comme c’est loin là-bas”, soupirait-elle… Par-delà la chaîne de Haute-Savoie, par où les flots s’écoulaient, sans que l’on ne s’aperçut jamais de quoi que ce soit, ni où ils s’égarent.
Ses lèvres murmuraient; parfois les faux étincelantes de ses longs bras tentaculaires semblaient chercher de l’air, en s’agitant soudainement, avant de retomber le long des flancs, pris d’une soudaine lassitude.
La situation ne pouvait s’observer que de loin, si l’on approchait plus près de cette neigeuse présence, afin de rechercher une solution quelconque à cette solitaire intrigue, on ne faisait que troubler l’image paisible diffusée par cette grâce éplorée. Il semblait qu’elle ne baigna qu’en surface de notre réalité, et qu’il ne fallut qu’en aucune manière l’on vint perturber la membrane ténue sur laquelle, telle une onde immobile, l’ensemble du paysage se composait.
Son compagnon l’enlaça, l’enveloppa délicatement par les épaules, puis se lova encore plus contre ce qui lui sembla devenir un songe.
Au loin, la Baye de Montreux s’écoulait, partout ruisselles et points d’eaux convergeaient vers le lac, l’habillant de courants comme autant de coloris différents.
Les promeneurs paraissaient tous glisser sur la surface d’un miroir, alors que les cieux diffractaient leurs érubescences sur les derniers sommets atteints d’épars sanglants.
Elle se leva lentement, au grand dam de son compagnon ne comprenant pas la moindre action mouvant la présence de sa compagne.
“La Suisse” venait d’amarrer au port de Territet. Comme chaque jour, comme chaque soir d’été, comme parfois l’hiver lors de courses spéciales.
Jeanne était toujours là, parmi la blancheur diffuse des vapeurs et des bouillonnements aqueux, sur l’impériale à crinoline, dans le salon première classe miroitant d’orbes folâtres. Ses mains fines entourant une coupe de vin, regardant avec fascination la clarté transpercer le verre et agiter la petite bille écarlate du breuvage, sur la nappe amidonnée.
Ou alors encore, elle se déposait lascivement sur la balancelle d’un transat, en regardant défiler le paysage, toute la somptueuse luminescence émanant des balcons du Montreux-Palace, et de son pavillon particulier brodé d’Art-Nouveau, de sa terrasse en baldaquin dont on entendait sourdre longuement la rumeur des dîneurs attardés.
Elle se plaisait à recommencer mille fois la même croisière, entre la porcelaine fleurie et l’argenterie du service éclaboussant les visages, les hublots gorgés d’écumes ou les sabords bataillant de vents contraires.
Tandis qu’au loin sombrait en oblique la façade sinueuse du bâtiment, entre l’angélus crépusculaire et les nues floconneuses enveloppant tout, mêlant vapeurs nébuleuses aux embruns aqueux, confondant les pigments vespéraux aux ondes lacustres de l’invisible.
On avait appris par la suite, bien des années plus tard, la raison qui fit que ce banc demeurait toujours solitaire.
C’était le banc de la “noyée,”celle qui enjamba en fin de journée le bastingage de “La Suisse”, alors qu’elle ne s’était jamais remise de la mort de son compagnon, emporté des suites d’une grave et longue maladie.
Ce soir-là, le magnifique golfe de Territet déploya ses berges et murmura de sources comme jamais il ne le fit auparavant; il suffisait de s’épancher pour entendre, et regarder différemment le paysage pour entrevoir…
Car comme l’on aime, les spectres lumineux se mélangent aux gouaches de l’espace, comme l’onde sait aussi décalquer en elle les sources spatiales qui l’abreuvent de moussons, ou d’éclats stellaires, selon qu’il fasse jour ou nuit, clair ou obscur.
Les unions sacrées s’ébattent dans les sources, se vivifient aux fontaines, apprennent de leurs murmures, se rafraîchissent et se purifient en leurs bains bouillonnants.
C’est en tout et en toutes choses que demeure la bien-aimée nature, celle qui emmène l’amour humain bien plus loin et haut, que le glacier de la première goutte d’eau, qui déjà prévaut la graine contenant tout.
Même si, pour certains, le banc de Territet semble toujours inoccupé, face à la magnificence d’un paysage idyllique qui comble tout.
Il suffit, le savez-vous, d’un minuscule grain de poussière dans l’atmosphère, pour que se condense un point de rosée engendrant les nuages.
Comme sur les alpes il neige des blancheurs, et l’onde s’évapore, toujours le cycle recommencera et Jeanne reviendra.
LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le banc de Jeanne” – Tous droits de reproduction réservés – Juin 2015