Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 01/02/2016

Le bain de minuit

Voici le 69ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il a pour lieu d’action la Commune de Montreux. Celui-ci se passe sur les bords du lac.

L E BAIN DE MINUIT
Genre: Inquiétude-Épouvante
à Jenny B.

Il plut à la nuit que l’on s’y défia et une fois encore, le même chemin parcouru se fit, de Territet à Chillon, en des noirceurs totales.
Rien qui ne fut abandonné sur le quai, pas la moindre chevelure ignorée des brises qui, toujours actives malgré les journées caniculaires, n’en continuaient pas moins de rechercher leurs sources.
Cela donnait des courant contraires, à l’image de l’esprit humain, ballotté d’un côté puis de l’autre, par les bourrasques de la pensée discursive.

Il demeurait cependant agréable de déambuler dans l’air sirupeux de ces vespérales, à croiser les grands édifices de la Riviera, tous ces Palaces dentelant les berges de leurs vérandas translucides, à l’arrière desquelles on voyait déjà dressées les lourdes pièces des petits-déjeuners. De ressentir contre le torse la haleur des plantes tropicales serpentant le long des murs, ou d’autres grappes, encore plus généreuses, s’échouer des claies comme d’épaisses hémorragies.

Suaves, parfois pestilentiels, on ne savait trop quoi choisir entre tous ces tissus malmenés par les moiteurs du jour, ces vitrages jaunis, ces carrés de gazon finement irrigués. On ignorait si ces fragrances excitaient les sens, ou au contraire provoquaient dégoûts et réticences, à les vouloir approcher de plus près encore.

On n’apercevait qu’à peine la ligne des quais bordée d’iliaques rocheuses et, de loin, sous l’étui des pénombres, elles semblaient être munies de capuches, escamotant d’affreux faciès grimaçants.

Cela n’était rien encore par rapport à cette plaine liquide, dont on avait peine à imaginer que, de jour, elle pu se décliner si aisément sous le passage majuscule des cygnes.

On sentait les clapotis taper la roche, des feulements sourds s’élancer en tous sens entre les failles invisibles et menaçantes, d’un monde pour le moins des plus inquiétants. Les grillons stridulaient, parfois une mouette s’échouait, puis repartait aussi sec, escamotée par l’abysse spatiale.

Rien qui ne présagea quoi que se soit d’agréable parmi ces borborygmes digestifs, rien dont il ne fallut se défier par orgueil, ou affronter en force.

L’on était contraint, sous tant d’espaces encreurs, de marcher comme si nos propres ombres avaient perdu tous pouvoirs d’entacher le sol.

Nous égarions formes et volumes, et si nous fixions le moyeu central des points cardinaux, dans le seul but de retrouver une quelconque plateforme vigie soupesant nos existences, nous ne savions s’il fallait au nadir ou au zéphyr, rechercher l’axe de nos caps.

Pire encore… Qu’était-ce donc en nous, ce qui malgré tout nous y forçait?

Il y avait des habits épars, une jupe, un bracelet, un peigne nacré tout encombré de cheveux, comme si on l’avait arraché de force. Le tout égaré sur la pierre la plus plate, l’unique que l’on dût certainement utiliser pour un sacrifice humain. Dans le temps.

Ah, mon Dieu, l’imagination s’emballait et le sang à toute volée battait les tempes!

Un sacrifice humain! Mais pour quel sabbat!

Sur la roche glissante menant aux rivages puis, plus bas, vers le début de l’onde cajolant doucement nos pieds, entre les algues soyeuses, nous assistions sans pouvoir rebrousser chemin, à l’immersion progressive de nos corps.

Dans nos mains, que l’on percevait toujours, on tentait de jouer un tant soit peu, accroché comme une moule à la réalité de ce monde, de voir l’eau cristalline s’échapper d’entre nos doigts, on se rassurait pareil, jusqu’à la limite de nos forces; rien qui ne sembla hors du commun ou illogique. Mais nos jambes depuis longtemps avaient été aspirées par ces profondeurs indistinctes, nous n’avions pas la moindre idée de ce qui pouvait bien survenir du dessous, si émargés déjà de nos lignes d’immersions.

La chair devenait pierre, froide, déjà tétanisée, alors que des fonds quelque chose nous attirait, nous attrapait, nous utilisait comme support afin de vouloir émerger, se sauver une fois pour toutes de cet enfer aqueux sans repaires.

Nous étions forcés de subir le syndrome du puits; le triptyque du seau, la poulie et la corde, les uns ascendants, les autres descendants. Une loi impitoyable, où parfois nous devenions contrepoids de phénomènes ne pouvant par nous seuls être appréhendés, et dont il nous était même interdit d’essayer de saisir par la seule raison, mais qui de toute évidence, n’étaient points atteints de sagesses compatissantes!

Combien de vaisseaux épars croupissaient sous ces enlisements, ces lits traitres et mouvants! Quelles sont ces choses végétales ou caudales, flairant visqueusement nos flancs!

Des gueules grisâtres essayaient la succion, des yeux remplis à flots fixaient l’éternité glaciale, tout en nous observant, épris de vindictes et jouant de nous comme avec des flottins!

Personne sur la berge, aucune môle ni veilleuses de nochers pour accourir à notre secours, nous étions roués de coups sous les alluvions, testés par quelques êtres unicellulaires, composés de récepteurs sensoriels et de sondes labiales!

Au loin, et presque plus haut déjà, le macaron brunâtre de Chillon dont les oubliettes bouillonnantes n’avaient de cesse de brasser en tous sens les âmes tourmentées et ne parvenant plus, depuis des siècles, à s’extraire de ce maelström!

Rien. Mon Dieu! Que des litres vides! Comme les hommes au-dessous des avions, nous sombrerions sur le sommier des ondes! Des continents entiers, des failles ou des abysses, partout emmenés ou poursuivis par ce monde noyé, que la lumière du jour n’atteignait plus, que plus rien ne toucherait et que ni les torrides canicules jamais ne pourraient évaporer!

Aucun secours, plus aucuns cris n’arriveront à surgir de nos bouches!

Qui donc a déjà entendu une jeune âme crier aux tréfonds du liquide amniotique!

Combien de fois encore, faudrait-il sans fin revivre tout cela, combien perdurera encore cet éternel retour, entre les eaux du haut et les eaux du bas!

 
Le Lendemain à l’aube, non loin des berges de Chillon, on retrouva le corps noyé d’une jeune femme, et l’on rechercha vainement par la suite, quelqu’un de sa parenté pour pouvoir l’identifier à la morgue.

Malheureusement, comme elle, le baigneur était orphelin et sans viager.

 
© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Le Bain de Minuit”-Juillet 2015 – Tous droits de reproduction réservés.