La lampe de poche et le dragon Misère (conte de Noël)
La lampe de poche et le dragon Misère
Conte de Noël.
(tiré de faits réels, Temple de Clarens, Noël 1967)
À ma très chère professeure Jacqueline Zwahlen.
Sous la petite marquise sertie de vitraux multicolores, Fabienne se préparait à partir pour le temple de Clarens.
Le soleil de décembre avait attiédi toutes les boiseries du porche et l’on sentait la douce odeur du bois se mêler à celle du thé de cannelle. De jolis petits losanges se reflétaient en vis-à-vis, avec en fonds d’écrins, les alpes enneigées de Haute-Savoie.
Une fois couverte d’un bonnet à rubans, la petite gracieuse sautilla le long de l’avenue Eugène Rambert, toute fière d’emmener avec elle des biscômes confectionnés par sa maman, ainsi que des mandarines égayant le dessus de son panier Natal.
C’est que ce soir on allait jouer “La lampe de poche et le dragon Misère”, récital conçu par la belle maîtresse aux allures de fée: Jacqueline Zwahlen. C’est donc le coeur palpitant et toute essoufflée que la fillette finit par rallier le porche impressionnant du Temple de Clarens.
Il y avait déjà beaucoup de monde rassemblé; des parents, des amis, ainsi que d’autres agréments festifs mis à disposition des convives, telle une grosse chaudière de thé aux épices frémissant sur un feu de bûches, des bougies, des clouds de girofle piqués dans des oranges, le choeur répétant les chants depuis la mi-journée et dont on entendait le murmure louvoyer parmi d’autres brouhahas.
Celui qui serait la grande attraction de la soirée gisait dans un coin, semblant encore tout ensommeillé: le dénommé Misère, le gros dragon de carton, articulé habilement par de la ficelle rattachée aux pattes, aux flancs et à la tête, le tout rincé de couleurs criardes par les enfants du Collège Vinet.
L’orgue gronda. On ne sut dire vraiment quand s’écartèrent les portes de l’église, on sentit juste un appel d’air chaud lécher l’austère chapiteau du perron, puis attirer la foule à l’intérieur du sanctuaire.
Qu’il avait fière allure! Les anges muraux du peintre François de Ribaupierre semblaient planer dans une pénombre soyeuse, retenus par les bras sévère de l’énorme croix scellant le fond de l’édifice, comme si les cieux entiers de la fresque allaient soudainement fuir et les élus célestes s’échapper du lieu en passereaux frivoles…
Dehors, tout autour de l’église, on avait dressé plusieurs lanternes de pêcheurs et la clarté des vitraux baignait l’espace, s’écoulait par filets onctueux vers les recoins les plus secrets. Des froissements d’ailes accompagnaient chaque pérégrination, tous se persuadaient que la grosse voix du Seigneur proviendrait miraculeusement de la chaire inquiétante, flottant comme une arche à mi-hauteur des fidèles.
Il y avait bien une mélopée discontinue, mais une mélopée d’enfants, ces enfants blancs dont les gorges et les cols triangulaires s’alignant en rosaires comme une guirlande toute frémissante, psalmodiant vers des hauteurs inaccessibles.
Cependant voilà. Enfin! Coups de théâtre et de timbales!
Misère, le gros dragon, surgissait de derrière l’autel, narguant la bible majestueusement ouverte, dont on n’apercevait dès lors plus que les pages lactées reposant paisiblement en éventail sur les flancs de l’autel.
Les enfants rageurs tiraient sur les ficelles de toute leurs forces! Han! Encore un peu et han!
On combattait l’ombre, on en émergeait tous comme d’un affreux bitume. Heureusement que les icônes et les auréoles des anges scintillaient en secret tout autour du temple, sinon on se serait tous perdus sous les bancs, entre les entrelacs des spectateurs. D’ailleurs ces bancs craquaient bougrement fort!
Il y avait tellement de monde, tant de passions parmi l’auditoire à ce moment là.
On avait remué toute la ville pour voir et encourager ceux de Vinet qui comme St-Georges, combattaient vaillamment le dragon Misère.
Sur la foule attentive, les silhouettes faméliques des vitraux resplendissaient, la Bête perdait des forces. On se retrouvait enfermé à l’intérieur d’un halo, comme sous cloche de verre.
Des tréfonds du Temple montait la puissante soufflerie, mais à cette époque on croyait que c’était le courroux des enfers rageant d’être encore ensevelis sous les dalles.
Une bonne odeur s’élevait, celle des bancs cirés, du sol encaustiqué, des mamans parfumées. Puis le choeur des enfants du Collège de Montreux, puis enfin, le dragon cassant ses reins en deux, puis en trois, puis en quatre, puis finissant rachitique sa misérable existence sous le marchepied coquin d’un modeste strapontin.
Oh lala… Que d’actions, que de courage!
Le choeur brandissait des lampes de poche, il y en avait partout, ainsi que sur le balcon, là-haut vers le centre du clocher, alors que les puissantes lentilles léchaient façades et enceintes de rais éblouissants.
À flanc d’autel, telle une Marie surgissant d’anciens cantiques, la belle Jacqueline Zwahlen avec sa longue tresse lui chicanant l’échine, lorsqu’elle devait emmener les enfants en cortège et par la main afin de les conduire jusqu’à la victoire finale de la lumière contre les ténèbres.
Ange de grès sur la chorale, le spectacle se terminait avec sa grâce et par l’embrasement total des vitraux que l’on voyait s’écouler, comme de l’encre phosphorescente.
Fabienne en avait les larmes aux yeux.
Elle nous avait dit, la belle fée, qu’il fallait garder la lumière, l’emporter avec nous, le soir, afin d’éclairer nos pièces en pleine nuit. Nous y jouerions avec les lampadaires de la rue fuitant entre les interstices des volets, depuis la chambre des grands-parents.
On créerait ainsi des tas de domaines luminescents, des pâtés, des tours, des châteaux forts constitués d’éclairs bravant les pénombres du plafond.
Un écran de cinéma projetant nos fantasmagories, adossé sur un lit, en pyjama.
Oui, ce serait tout cela à la fois.
Alors je me rappelle avec émerveillement, comme si c’était hier, d’avoir tenu en main cette lampe de poche d’aluminium avec sa toute petite ampoule se flétrissant si vite sous son chapeau de verre.
Mais on avait eu les vitraux, le thé aux épices, les larmes cristallines de Fabienne et la belle fée Zwahlen nous ayant aidé à vaincre le dragon Misère!
Qui sait d’ailleurs si depuis ce Noël-là, le temple de Clarens ne veille point sur le sommeil du dragon, au fond, tout au fond de son étrange soufflerie?
Les anges doivent le savoir, eux qui planent sans cesse sur la clarté aqueuse des vitraux toujours illuminés.
© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Contes de Noël”, “La lampe de poche et le dragon Misère”, décembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.