Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 04/03/2019

L’amour volé

Voici le 193ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, tout la douceur d’une tante et de sa petite fille. Le dernier bastion d’une tendresse liée à l’enfance.

L’amour volé

Fiction

Tiré de “L’amour Volé”, à paraître, réadapté spécialement pour MyMontreux.ch 

 

Nelly obtint son mois. Cette imprimerie dont personne ne donnait trois jours d’existence, fit que la ville entière y descendait, pas un habitant ou presque, ne fréquentait l’endroit autrement que pour y travailler.

Nelly resta cloîtrée dans la maison blanche, rue du Châtelard, vide d’apparats. L’oncle Marcel et la Tante Lilette l’avaient en vain consolée, en l’invitant dans leur jardin pour les goûtés accoutumés, parmi les arbres et les tissus luxuriants de prés s’étendant à perte de vue. La tarte aux abricots ne possédait plus la saveur de l’enfance et, dans les pots, la gelée de coing se brisait.
Ils devenaient sans âge. L’oncle n’entendait plus du tout. Une nuit, il dut rentrer précipitamment à l’hôpital, atteint d’une grave crise d’urémie. Il tint ainsi deux jours, puis s’endormit lentement.
Rien ne pouvait désormais l’éveiller, tout englouti qu’il était déjà depuis de longues années dans son monde de silence. Au fond de la cuisine, ouverte à tous vents, les poussins ne naîtraient plus, ni les chats du voisinage ne viendraient, sur les bordures de fenêtres, courber l’échine. Il manquait des silhouettes, on devrait désormais appeler les souvenirs en renfort.

L’enfance martyre ou l’enfance heureuse a ceci de commun; c’est que l’une et l’autre sont dures à quitter.
Tante restait suspendue, le geste arrêté entre deux bouchées. Toutes sortes de négligences trahissaient la vieillesse; l’enduit graisseux de l’épuisement saupoudrait les objets, le ménage n’était plus accompli, et l’univers clos des lunettes devint de plus en plus opaque. On ne retournerait certainement pas lancer les ballons de la Saint-Jean, au clos des “Riettes”, rien de toutes ces rêveries jamais ne reviendraient en retour, les paupières demeuraient obscures du moindre paysage traversé.
– Profitons encore un peu, Nelly, fit Lilette. Tu vois, on ne sait jamais… Les lendemains deviennent précaires…
– Oh Tante! Vous et grand-mère ont toujours été si bonnes pour moi! Comment pourrais-je survivre sans vous ?
– Nous serons toujours à tes côtés, mais ce sera différent… Regarde, la vie te bouscule déjà afin de t’apprendre à marcher toute seule!
– Si vous saviez… J’ai déjà tant lâché de bulles vers le ciel. Essaimé d’espoir dans les ruisseaux, et toujours rien!
– Patience ma petite Nelly. Écoute le cri des martinets, il fait chaud, profite de l’été, tu es belle, jeune, ta prestance attire le regard du beau monde, tout est devant toi!
– Vous me manquerez. Vous me manquerez éternellement, comme l’homme de grand-mère à jamais disparu, n’a pu s’ôter du cœur de ma chère aïeule!
– Ceci est un grand secret, Nelly. On n’a jamais vraiment su… Pour elle, il est mort. Mais n’est-ce pas plus difficile une absence incertaine, qu’une franche disparition? Nous, nous avons la chance de connaître l’endroit où se trouvent nos cœurs, où ils peuvent se rendre tous.
– Lorsque grand-mère est morte, j’étais presque soulagée. J’avais depuis petite tant redouté cet instant, que désormais j’en suis libérée.
– C’est pour cela ma chère Nelly, que grandir est si contraignant!
– Je n’ai pourtant plus l’impression d’être une enfant.

Nelly restait songeuse. La tante Lilette déballa des mûres et des framboises, que les beaux doigts recourbés de la jeune fille saisissaient délicatement. Elle était dans la fleur de l’âge, l’instant où la chair et l’âme composent le charme et la sensualité en parts égales. Elle ne le remarquait jamais, mais plus d’un homme remontait, d’un regard, le velours tiède de sa cape épidermique.
– Écoute-moi, Nelly. Je sais bien que tu n’aimes pas que je parle de ça, mais… je me fais bien vieille. Nous avons encore quelques biens à disposition, pas grand-chose, mais c’est toujours une réserve en cas de besoin. Et puis tu pourras vendre. En cas de nécessité, il te restera la maison de grand-mère, de quoi te retourner et ne jamais être à la rue. Nous avons, l’oncle et moi, rédigé un testament en ta faveur.
– Jamais! Jamais on ne me démunira de tout cela. Ici résident mes moindres souvenirs, personne n’y touchera.
– Oui, tu as raison ma petite, fit Lilette sans se lasser. Tout ce que nous t’avons légué se trouve en toi, pour ainsi dire, le plus précieux. Mais le reste, ce n’est que de la pierre…
– Le monde est méchant et profite de ma naïveté. Je ne te l’ai pas encore dit, mais l’autre jour, il s’est passé un événement grave à l’imprimerie..
Nelly narra honteusement l’assaut du directeur, le mal-être qui par la suite l’envahit et demeurait encore persistant malgré le temps écoulé. Elle se sentait froissée, revoyait encore sa robe dégoulinant du corps, laissant la nudité brûler au grand jour. Sous l’écorce, le bois tendre achevait de mûrir. Jamais elle n’aurait pu concevoir qu’un geste d’amour puisse devenir hostile, ceci, surtout, lui laissait la plus grande désillusion que sa nature fut capable d’engendrer, parce qu’auparavant aucun autre repaire du même genre n’était venu baliser le royaume. Elle n’imaginait qu’un ciel limpide, la liberté d’être et d’aimer voletait à proximité, sans entrave, il suffisait de tendre les bras afin d’attraper le cerf-volant des sentiments.

Tout ce qu’elle attendait se concrétisait dans un fatras de tissus profanés qu’on voulait ravir, par un attouchement de doigts inquisiteurs.
Les bouteilles à la mer, les ballons, jamais n’apporteraient quoi que ce soit. Si tel était le cas, les êtres tournant le dos aux rivages, ou les survolant, seraient d’une douceur infinie. Mais voilà, l’espace ne retient rien et laisse toujours tout échapper, depuis qu’on l’a retourné sur la tête des hommes.

– J’aimerais rester à jamais au temps de tes bonnes tartes aux abricots et à l’odeur de la cannelle enrobant ton jardin. J’aimerais voir encore les fines paillettes de sucre blanc se mélanger à la farine, voir la pâte criblée de trous de fourchettes, et la fine dentelle bordant le pourtour de la plaque. J’aimerais voir le monde bleu, au travers de tes flacons d’eau de Cologne, en ouvrant la fenêtre ovale de la salle de bain, afin de contempler l’azur jouant en cercle autour de mon visage. J’aimerais encore ressentir la fine crainte du coup d’œil jeté à la dérobée, entre la porte de votre chambre à coucher et le vestibule, entendre le réveil, la pendule, observer l’édredon gris, les rideaux verts tirés sur un secret et l’odeur de cette pièce défendue me parvenant par bribes lorsque je n’arrivais pas à apercevoir votre lieu mystérieux. Les petites craintes, Tante, qui comme un jeu parsèment l’enfance de malice. J’aimerais être là, en haut, dans la chambre que vous me réserviez, face à la baie, appuyée sur la table blanche que le teint des marronniers chicanait d’ombres dansantes, guignant par les petits croisillons vitrés situés à fleur des moulures. Je voudrais tant retrouver toutes ces personnes, encore bien vivantes sous le soleil, aux chapeaux clairs et aux rires stridents! J’aimerais que l’amour soit pareil à vos lumières et continue d’emplir ma vie. Mais peut-être est-ce trop demander. Oui, peut-être…

 

Lilette écoutait sans mot dire. De l’amour, elle ne savait pas grand-chose, il avait été mangé par les corvées domestiques et leur petit commerce de barbier. Les journées passaient vite, derrière la caisse, et l’oncle «gominait» les cheveux de tout Gambetta, sans percevoir l’écoulement du temps. En fin de journée, lors des longues soirées d’été, ils soufflaient tout deux au Bar de la Pétanque, chez leur amie Josette, une veuve célibataire de longue date. L’oncle prenait son apéro, qu’il savourait lentement, et Tante un cassis à l’eau, provenant tout spécialement du jardin fourni de la tenancière du troquet, du côté de chez Frick. Ils goûtaient la fraîcheur entre les façades de la rue pentue, le regard porté sur les caniveaux diffusant l’ocre poussière que la chaleur chariait au loin, en minces pécules diffus.

– Tu sais, tante, reprit Nelly… l’autre jour, j’ai rangé notre maison. En déplaçant la table du salon, j’avais l’impression d’en déraciner les pieds. Chaque objet reposant sur le sol laissait une trace indélébile d’existence, une marque lourde marquant la chair. Penses-tu que ça soit normal à mon âge, de ressentir ces tourments? À qui me confierai-je désormais, lorsque tu ne seras plus là? Tu laisses en moi un tel élan d’amour.
– Nelly, écoute moi. Un jour, tu trouveras la personne qui prendra la route avec toi.
– Avec tout ce que j’ai lâché, rien ne s’est encore produit…
– Que tu es impatiente Nelly!
– Tu es la seule personne chère qu’il me reste ici-bas, que l’existence partage avec moi.
– Que sais-tu de la vie mon enfant? Il suffit de quelques secondes, d’un hasard, pour que deux marcheurs se retrouvent. Allez savoir pourquoi. Si éloignés l’un de l’autre et dans l’ignorance de leur présence, ils se découvrent, venus de loin ou parfois de quelques centimètres, du palier d’en face, et le point devient lumineux. Ça ne s’explique pas! Pourtant, chère enfant, tout cela demeure si fragile. C’est parce que nous vivons dos à dos, que l’on ne trouve pas ceux qui nous apportent le bonheur! Pense à cela, ce sera le meilleur moyen pour que je survive à tes côtés.
Nelly, tachée de petits fruits, fut ébranlée par moult sanglots, trop longtemps retenus.
– Je resterai cloîtrée dans la maison de grand-mère. Je n’ai rien à faire de ce monde, personne n’est assez honorable au point que je veuille lui ressembler.
– Prends le temps de vivre, ma Pitchounette! Ce n’est pas en nous agitant que l’on accomplit le plus. On se fatigue, c’est tout. Et trop d’épuisement mène au dégoût. Songe encore que beaucoup de tourments proviennent uniquement de notre orgueil!
– Tu as toujours été de bon conseil, tante. Mais je suis désormais sans travail.
– Grand-mère ne t’a pas oublié, de ce côté-là non plus.
– Jamais je ne gaspillerai ce que vous avez si durement acquis par votre labeur quotidien, sans ne jamais rechigner.
– Qui te parle de cela, ma fille?
– Si j’avais agi différemment, je serais toujours à l’imprimerie.
– En te laissant vilipender comme une malpropre  Non, bien au contraire, tu as agi en conséquence. Je suis fière de toi, tu es une petite fille courageuse!
– Je ne suis hélas plus si petite, tante…
La brave femme mordit le peu de lèvre inférieure qui lui restait et que l’âge rongeait jour après jour.
Elle se leva et, pour sa nièce, sortit la théière argentée, condensant la clarté sur son ventre bedonnant.

C’était, dans l’eau chaude, un doigt foncé de cannelle, avec du sucre roux.
Le breuvage la revigora, en baissant la voilette du chapeau afin d’atténuer la lumière, le visage endolori se moucheta de pudeur.

La chaleur séchait la lavande; sous le toit, une hirondelle se calfeutrait. À part les cigales et l’ombre mouvante des parasols suivant le soleil, aucun mouvement ne vint plus agiter le paysage.
La canicule clouait le lieu d’un impitoyable couvercle. Nelly paraissait s’endormir, aller loin, vers un endroit que les années n’avaient pas encore atteint. Il n’y avait plus de chat dans la cuisine, le panier de la couveuse restait désespérément vide, les poules ne caquetaient plus, l’oncle ne limait pas une couenne de fromage appuyé contre le mur.
Seule Lilette survivait, les cheveux talqués de blanc, le regard encore bleu, rempli de mers ou de cieux profonds. Elle semblait fragile et devenait le dernier bastion d’une tendresse liée à l’enfance.
Le grand berceau doré de Nelly se fissurait, les poupées de porcelaine s’endormaient sur le canapé du salon. Il régnait juste cette fraîcheur bienfaitrice de volets clos, sur les housses et les napperons. Toute une réserve d’ombres, entourant l’espace, vaquant d’un temps s’amenuisant de plus en plus. Et Tante, ce jour-là, parla pour la dernière fois.

Deux semaines plus tard, la grande punition des adultes que craignaient les enfants, creusa un large fossé entre le passé et l’avenir, que l’on comblait de terre, de fleurs, et d’une petite croix de bois clair.

 

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, 2019, “L’amour volé”, Tous droits de reproduction réservés.