Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 04/09/2018

L’allée des chataîgners

L’allée des châtaigniers

Nouvelle, fiction

«La nature a fait l’homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable» 

(Jean-Jacques Rousseau)

En ce radieux après-midi de juillet, Aline avait emmené sa trottinette aussi blanche qu’un flocon de neige. Alors de loin, en n’y prenant garde, on avait l’impression de voir glisser un petit nuage qui se serait tromper d’endroit et aurait confondu les flaques fraîchement précipitées sur le macadam avec une détrempe réfléchie d’azur.

Aujourd’hui, elle s’envolait toute seule; Loup était cloué au lit par une mauvaise indigestion. Ce devait être cette salade aux herbettes qu’elle avait préparé dans sa nouvelle dînette, plus grande, avec de vrais consommés, du moins le supposait-elle.

En ce moment, levant la tête afin d’observer les cimes des arbres se découpant contre le ciel, elle croyait plutôt qu’on avait basculé la terre à l’envers. Les sommités devenaient des friches inaccessibles, qu’elle recevait avec la brise comme un torrent de verdeur sur l’élan de la course.

Grand-mère Cachelin l’avait autorisée – du moins le pensait-on également – à pousser jusqu’à Burier.

Ses cheveux humides de petite brunette sauvage, pleins de fragrances et d’ondées orageuses, flagellaient ses épaules nacrées, guignant gracieusement à travers les lacets d’une robe translucide. La pluie redessinait son corps qui, en s’asséchant sous l’élan du bolide lancé à pleine vélocité, en avait accusé les formes.

Elle se sentait grande et puissante, telle une ondine chevauchant un hippocampe. Les châtaigniers ondulaient, offraient une ombre généreuse sur le parcours des «Bosquets de Julie», désormais transi de jade rafraîchissante. Les poignets bien sanglés sur le guidon l’appréhendaient fermement, malgré leurs attaches friables, tressautant sur les cahots des roues.

Cependant, elle n’alla pas plus loin que vis-à-vis du sentier des Borgognes.

Il y avait juste à l’arrière, enfoui sous des herbes si hautes que l’on aurait dit des joncs, un vaste champ sans rien d’autre que des ruminants moutonnant en surface. Et, se détachant au lointain, la montagne des «Pléiades» et ce haut lieu nommé «La clairière de la ferme brûlée».

Au milieu de ces prés, Aline vit dépasser d’épaisses friches, un hallier ébouriffé ramassé sur lui-même en forme de donjon. Elle poussa sa trottinette dans les broussailles, ce qui fût très malaisé au début et douloureux par la suite.

Sa peau se retrouva en certains endroits éraflée de démangeaisons produites par le sel liquoreux de la sueur, satinant un épiderme délicat et supportant mal le contact de la végétation.

Les sèves et le suc corporel vernissant Aline de sensuelles rutilances, provoquèrent à la fois des rougeurs sur les jambes et diverses petites griffures le long des bras.
Il y avait aussi, arpentant sous la robe cintrée de la jeune fille, des graminées urticantes. Puis, au niveau des chevilles les flammèches attisées de l’ortie, pourtant à peine foulée des pieds.

Aline ne craignait rien.

Elle voulait, comme dans le livre de sa grand-mère parlant de Montreux, parcourir l’allée de ces grands châtaigniers séculaires qui y étaient si bien décrits, avec leur ombre diffuse et protectrice. Elle avait toujours apprécié les étés écrasés par la canicule, le ramage des oiseaux, l’odeur des petits fruits que le jus fraîchement exprimé exhalait d’arômes loin à la ronde. C’est ceci qu’elle voulait vivre, c’était être l’enfant d’un autre siècle, emplie de simple bonheur et allongée dans l’herbe, bercée par une nature inviolée et enchanteresse.

Entendre au loin crépiter un feu de bois, sentir l’âcre odeur d’une fumée se disputer l’espace avec la rumeur de la Baye. Aucun élément, aucun autre ajout que d’avoir une enfance heureuse, en totale symbiose avec la faune et la flore.

C’était aussi humer l’aigre effluve des cheveux surchauffés; à peine les humectait-on dans l’eau d’une fontaine. Avoir un peu du goût de la peau, lorsque les larmes des embruns torrentiels vous léchaient les joues et le front d’une haleine glaciale embaumant la vase. Sentir la peau, la viscosité du corps, la fournée solaire sur les membres dorant l’épiderme, le goût de l’été vous envahir, celui des épis mûrs, du maïs, le tout vous enrobant d’une ultime fragrance s’apparentant à celle du riz au lait longuement mijoté.

Puis il y avait ces racines énormes et, derrière les ormes, l’humanité disparaissant complétement, ne laissant place qu’à un corps de petite fille entouré de moutons et d’agneaux nouveaux-nés. Il suffisait de s’allonger sur la verdure, de voir en l’air l’incessant moucheté de bourdons et d’abeilles aurifères vous voletant autour avec leurs pattes chargées de pollens. Où alors, vers l’émergence d’une haie touffue, auprès d’un vieux tronc vermoulu sourdant d’une eau cristalline, observer le vol stationnaire d’une libellule, aussi longiligne que notre adolescente, devenue depuis lors aptère, ondoyant des membres comme une nymphette, en réminiscence de ce temps où elle avait encore la capacité de voguer d’un monde à l’autre.

C’est le tourment de cette perte inconsidérée qu’elle ressentait enfouie au fond d’elle-même, ce malheur ne trouvant aucun mot pour être dit, ni aucune explication consciente pouvant le soulager; ou restreindre l’essence, qui sait, par rapport aux menteries du monde qui veulent distraire et ignorer.

Aline sentait les fourmis parcourir son échine, s’égarer en des recoins furtifs, mais elle demeurait sans crainte aucune.
Elle avait retrouvé son châtaignier; un seul, un seul épargné par la cognée des hommes. Son corps déjà si léger, pour un lointain promeneur, ressemblerait à une écume suspendue au-dessus de l’andain.

Elle respirait calmement, gaze saupoudrant les lupins et les pissenlits, s’enfonçant doucement en torpeur.
Elle entendait les brises frissonner, une clameur d’enfant très éloignée, un miroitement soudain provenant du lac, tout en bas, au fond, noyant une vallée mercurielle verdissant les claies du Lavaux.
Le regard lointain et béant, plein de cieux dont ses yeux s’emplissaient, observait les derniers feuillages des dernières branches se disputant le sommet d’un peuplier ou d’un bouleau, la fibre ultime peinturant le bouquet final de l’azur.

Pourquoi donc retourner vers l’humanité ?
Qui nous affirme que l’existence est appropriée, loin de tout ce qu’offre cet embrasement majestueux ?

Du fond de son enfance alanguie, elle flairait instinctivement le profond apaisement que devait ressentir la souffrance humaine d’avoir existé ici-bas, au moment de rendre son dernier souffle. Car celui-ci, plus léger qu’un corps qu’il fallait transporter partout, même lors de sa nudité la plus totale, rejoindrait toutes ces senteurs, toutes ces beautés. Il pourrait être en tout et partout, puis se revêtir des multiples exhalaisons que la chair limitée ne saisissait que par bribes. Ce serait aussi sans compter la méchanceté de ses semblables et leur superbe, leurs massacres, tout ce par quoi ils veulent jouir coûte que coûte, enrobant leurs criminelles entreprises de prédations putrides, d’avidités grouillantes comme de la vermine flattant leurs bas-ventres.

Aline voyait au sol sa belle trottinette blanche, dont les roues libres tournoyaient faiblement, ce trait d’union de quelques pouces la reliant encore à la magnificence simple de ces splendeurs en lesquelles elle se laissait périr, à celles constamment mortelles du charnier océanique en lequel elle pressentit avoir été mise au monde à dessein; ou en tous les cas, devoir remplir, on ne sait quelle impénétrable voie, par la destinée des pas précaires devant l’y reconduire.

Elle venait d’avoir douze ans.
Cette fois-ci, ce n’était plus du tout une enfant.

Ce serait peut-être ses dernières vacances chez grand-mère Cachelin, la bonne petite maman soucieuse, regardant, par les croisées de sa fenêtre, les cheveux austères et la mine patibulaire, lorgnant sa petite fille en fin d’escapades avec Loup. Cette période dorée de tartes aux pommes, de fraises sucrées servies dans des petites coupelles de porcelaine.

Ainsi sommes-nous bercés de sagesse, derrière les beaux stores oranges des “Bouleaux”, clos comme des paupières matricielles protégeant du monde, donnant une lumière chatoyante sur les objets et les lieux, sur le carrelage, les murs de la cuisine, les chambres aux odeurs de lilas, derrière la rumeur aussi étoffée que la clarté. Celle des persiennes de la chambre à coucher et de la petite chambrette d’enfant.

Il fait si chaud l’été, l’enfance est si fragile, qu’elle a besoin de pénombre sentant la pomme cannelle. Sentant ce bon temps où l’on ne peut penser à rien d’autre qu’à sauter en tous sens sur son lit, déguisé en lapin de Pâques, à écouter la rumeur du soleil et de la nature susurrant ses merveilleux secrets dans les âmes de la prime enfance.

Par la fenêtre béante de la grosse ferme donnant en contrechamp, elle entendit sonner quatre heures.
Elle devait s’être endormie sous le grand châtaignier, car elle revit l’éblouissement de la voûte céleste, au travers du feuillage, l’atteindre comme des éclaboussures de verre.

Elle avait faim, ses longs poignets moites et nerveux comme des attaches de chanvre que le soleil aurait emmiellés, s’activèrent à dénouer un paquet contenant deux tartines à la confiture de framboises, qu’avait confectionnées sa bonne grand-mère.
Le goût des fruits possède l’arôme des gens qui nous aiment.
Celui de l’enfance hâlée sous les châtaigniers et de la peau sucrée maculée de fruits.

La conscience vient juste au moment où l’on comprend que tout ceci peut disparaître en un clin d’oeil, et que l’on doit fonder l’espoir d’une hypothétique foi, que l’on passera le reste de son existence à forger, à consolider, peut-être illusoirement et sans aucun espoir de réalisation. En répondant aux premières impressions estivales afin de ne pas sombrer dans le faux-semblant qu’après, bien plus tard, il n’y aurait peut-être plus jamais rien d’autre ressemblant à cette grande allée de châtaigniers.

© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «L’allée des châtaigniers» – juin 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.