Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 16/07/2018

La visite de cousine Alice

Voici le 164ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il évoque ici le souvenir de sa parente Alice Rivaz, écrivaine vaudoise bien connue.

 

La visite de cousine Alice

Récit autobiographique, àma chère cousine Alice Rivaz 

 

“Réunion de famille à Lausanne. (…) Arrière petit-cousin, ce dernier, 21 ans, vocation: la danse. Fait partie d’un ballet italien, actuellement en tournée, le ballet Biagi, si j’ai bien compris. Cet ex-petit cancre scolaire, dont on se demandait ce qu’il allait bien pouvoir devenir par la suite, m’apparut comme métamorphosé par une baguette de fée. Grand, athlétique mais svelte, beau. Tout le charme de la jeunesse, imprégnée d’un romantisme touchant, exalté. Se lève à 3 heures du matin pour se promener au bord du lac (à Clarens), afin, me dit-il, de communier avec la nature et surtout, avec la nuit. 

Son ambition: devenir chorégraphe, avoir un ballet à lui! Qui sait?… ” 

(Alice Rivaz, “Traces de vie, Carnet”s, 1939 – 1982, pages 310-311, Éditions Bertil Galland,Vevey, 1983).

Année 1981.

Nous avions rendez-vous, grand-mère et moi, avec la cousine Alice de Genève, comme toutes les années, chez Zürcher, au retour de la bonne saison.
Pour cela, grand-mère se paraît comme une reine, enfilait son chapeau bleu à résilles et ses petits souliers vert olive.

On la voyait trembloter en bout de table, très impressionnée, bafouillant les mots entre ses dents maculées de rouge à lèvres.
C’était quand même l’écrivaine Alice Rivaz, Prix Schiller, Prix Ramuz, Prix de la ville de Genève, et même si elle était de la famille, ce n’en était pas moins impressionnant. Mais la petite demoiselle chétive saurait mettre tout le monde à l’aise, selon son habitude, en plissant malicieusement le nez sous ses besicles; puis on reparlerait encore une fois de la maison d’enfance à Clarens, rue du Port, ainsi que de son paternel, le très austère régent Paul Golay.

On s’était installés dans la grande galerie béant sur les jardins du Casino et de l’Hôtel Eden au Lac.
Je regardais la cousine Alice, fine comme une fouine, alerte, qui de sa voix pointue, ne tarda pas à entrer dans le vif du sujet.

Les volants rosés des napperons s’écoulant élégamment de chaque côté des tables, le vieux pianiste avec l’air patibulaire de Clark Gable; l’argenterie et les tasses disposées avec goût, tout ceci, comme à chaque fois, fit que l’atmosphère s’alanguissait quelque peu entre les halos dorés des beaux après-midi caractérisant le Montreux d’antan, et les miroirs du fond soigneusement astiqués.

En face, il y avait Meillerie. On la regardait comme une pièce exotique, s’étalant au loin, en raison de la pierre de Rousseau.
La cousine Alice me noya dans l’encrier de son regard. Je lui avais demandé de se raconter, encore une fois. Pour l’histoire et le patrimoine culturel. Ce dont elle ne croyait plus du tout en Suisse Romande et qui la fit partir d’un grand éclat de rire retentissant.
Dame Alice se lâchait!
Elle avait eu le grand privilège, avec les années, de toujours demeurer fidèle à ses propos.

“Maman était plutôt stricte et père aussi. Peut-être parce qu’il avait oeuvré en tant qu’instituteur et que l’avantage d’habiter juste au-dessus de la classe, fit en sorte que – même au foyer – il n’arrivait plus à se départir d’une certaine raideur. Il ne nous donnait pas de leçon, à nous personnellement. Je veux dire en cela, qu’il ne nous affublait d’aucune remontrance, mais il n’en demeurait pas pour autant des plus rigides, concernant les moeurs, le civisme et la religion.

Je n’ai jamais pu parler de mes conquêtes à mes parents, car j’en ai eu quelques-unes à leur insu, tu penses bien. Cela aurait provoqué un tollé terrible et une fois fâchée, maman était capable de bouder un mois entier, ou de jouer l’indifférence la plus totale. Pour elle, j’avais toujours quatre ans. Il fallait sans cesse arrondir les angles, ne provoquer aucune peine qui eût pu bousculer les habitudes de salon. Ils avaient l’art de distiller la culpabilité, le chantage affectif lié aux bondieuseries. Le péché était partout, aurait-on soulevé une assiette alignée sur la crédence, qu’il se serait dissimulé, se faufilant en dessous, muni de ses petits sabots fourchus.

 

Passé les sept heures du soir, il ne fallait plus suivre les femmes déambulant par la Rue du Port car, à n’en pas douter, c’étaient toutes des filles faciles qui menaient la jeunesse en perdition. Tout, comme je n’ai jamais osé leur avouer que j’écrivais des romans, je tremblais à l’idée même qu’ils l’apprissent par voie de presse, surtout concernant la sortie de mon roman “Nuage dans la main”. Cela allait avec les soi-disant femmes émancipées, ce genre de “loisirs”, qui délaissaient leurs ménages et leurs enfants, pour une vie oisive d’écrivailleuses, indignes de mères et d’épouses qui se respectaient.
On devait tenir le rang en lequel on était né, sans rechercher à vouloir s’élever ni s’en donner le droit, par loyauté ancestrale et surtout, en résistant plus encore à d’éventuelles chutes morales.
L’orgueil ne menait qu’au ruisseau ou à l’orphelinat.

Mon personnage de la petite Rivier et mes prises de position drastiques concernant les Juifs et Hitler furent honnies, le puritanisme régnait en maître, je pourrais même dire que c’était le monarque absolu de toute une époque trônant depuis la chute de Sedan et le Second-Empire, jusqu’au début des années soixante avec la naissance de l’existentialisme et des caveaux de Saint-Germain-des-Prés.
Non pas qu’ils ne voulussent rien savoir à ce propos, car on dialoguait librement de tout cela à la maison, ils étaient tout comme moi fortement choqués par les agissements criminels du dictateur autrichien; mais cela ne devait jamais émerger de notre univers confiné, parsemé d’ouvrages assoupis sur les meubles et encore moins effleurer ne serait-ce que la physionomie d’une tierce personne. Parce que c’étaient de bon ton, on n’était pas là pour provoquer des vagues, ni pour sauter pieds joints dans les flaques afin d’éclabousser le quidam!

Seules les Alpes avaient le droit de dépasser les têtes, disait très justement Michelet.

 

L’ennemi de toute intelligence et intuition, demeure tapis dans les replis du conformisme.


Il fallait avoir bonne façon, belle allure, ne dispenser aucune peine à papa qui, en plus d’être cardiaque, commençait à avoir une bonne notoriété auprès du Parti socialiste vaudois, depuis qu’il s’était mis en tête d’aider puis de sauver, à lui seul, la condition prolétarienne.

Je ne pouvais donc rien révéler de nos angoisses vécues quotidiennement au BIT de Genève, concernant la terrible situation mondiale dont nous entendions les retours jour après jour sur Radio Genève, ni d’Albert Cohen que je voyais défaillir dans mon bureau, lorsqu’enfin et fort tard, il est bon de le dire, nous apprenions en ce funeste jour, les atrocités qui se passaient dans les camps de concentration. C’était juste à nos frontières, on aurait presque pu apercevoir les nues résiduelles ayant quitté les cheminées de crématoires, se mêler aux nuages de notre bon petit pays toujours en paix. Rationné certes, mais en paix quand même. La Croix rouge les avait pourtant visités, cependant elle n’en parlait qu’à mi-voix, avec beaucoup de condescendance; ce n’était que réserves de prisonniers placés dans des baraquements sous haute surveillance, en attendant mieux. À la guerre comme à la guerre, pouvait-on dire. Cela paraissait impossible qu’ils aient été aveugles à ce point-là, on leur avait placé un bâillon sur les yeux et couturé les lèvres.

 

Non, avec les parents à la rue du port de Clarens, derrière les petites fenêtres ouvrant sur le murmure de la fontaine, on devait clore ses sentiments et vivre avec la pénombre des travaux d’aiguille. Car telle que cela est narré dans mon ouvrage “L’Alphabet du matin”, maman blanchissait toutes ses soirées et ses nuits à ravauder, afin de gagner un peu plus pour la famille. “Lorsque papa était en séance pour le Parti ou qu’il passait ses journées à militer, pendant ce temps, il fallait bien que quelqu’un s’occupât du commun, dédaigné par l’intelligentzia masculine”.

Le Socialisme se vivait à sens unique; l’argent partait bien par les fenêtres au profit des plus démunis, mais lorsque, soi-même. on frôlait la disette, on voyait ses propres carreaux dressés de moustiquaires…
La femme a toujours subi l’orgueil des hommes dans leurs parades de paons arborant la roue auprès des foules, à l’ombre de leurs nantis, et ce, même pour une cause humanitaire.
Je raconte le souvenir du filet de lumière filtrant sous la porte de ma chambre, car cela s’inscrivit sur mon enfance tel un souvenir indélébile symbolisant toutes ces corvées nocturnes.
La vie à la maison, bien qu’harmonieuse vue de l’extérieur, se déclinait en quelques mots:
silence, mutisme, non-dits, tabous, puritanisme.

Je devais demeurer la petite fille modèle qui obtint ses humanités et sa virtuosité au Conservatoire de Genève, protégée des vicissitudes de la vie courante, proprette mais qui par la suite déchanta cruellement en échouant l’examen final d’interprétation. Elle ne se remit jamais de n’avoir pu embrasser une carrière de concertiste, après tant d’efforts acharnés ayant consumé une belle partie de sa jeunesse; juste parce que cette petite fille possédait de trop petites mains qui ne lui permettaient pas d’aborder certaines œuvres complexes demandant des phalanges longues et beaucoup plus fines que celles dont la nature l’avait pourvue.

Cependant, vois-tu, une seule et même décision, envers et contre tous, guidait ma destinée et fut le fil conducteur d’une grande rigueur: il n’était pas question que je gâchai cette existence de fille, et pour cela je décidai de ne point me marier ni d’engendrer une quelconque descendance.-
Cela n’était pas un but, mais que pléthore d’entraves.


Jamais je ne m’assujettissais en quoi que ce fut, à cette espèce d’idée préconçue que toute jeune fille normalement constituée devait obligatoirement, après ses études ou son certificat d’apprentissage, se marier et avoir des enfants.

Cette férule, pour ne pas dire cette prise d’otages normalisée par l’état et l’église, ce rapt autorisé du ventre matrimonial et cet esclavagisme domestique n’aurait aucunement cours chez moi.

 

Point de ces petits vampires me suçant les outres mère à longueur de temps.


C’est ainsi que, par la suite, la réflexion, l’introspection, l’instruction et la rédaction d’ouvrages remplaça chaque jour de ma vie ce vil complot contre l’intelligence.

Maintenant écoute bien ce que je vais te dire: “il faudra bien réfléchir par la suite, car si tu veux embrasser une carrière artistique comme cela est ton intention, il va falloir choisir, choisir vite, surtout bien et juste.
On ne peut servir deux maîtres en même temps; l’art et le mariage. Pour moi, la question ne s’est jamais présentée et à l’époque, ce n’était pas simple d’affirmer son féminisme, ce vocable de supercherie que l’on substitua au mot “liberté” et dont on ne devrait jamais avoir à user en conditions normales.

En effet, je rejette encore cet asservissement qui finit écrasé sous les tâches domestiques, l’épuisement général du corps et l’affadissement de l’esprit.

 

Cela ne fût nullement mon mode de vie que devoir suivre cette routine abrutissante d’horaires journaliers et d’heures supplémentaires consumées vainement. une fois rentrée au foyer, entre les cris des moutards qu’il faut torcher, les incessantes privations intellectuelles se noyant dans le lait caillé, les pâtées ou et de, le développement de soi empêtré dans les souillures de couches, les devoirs à surveiller et le bonhomme qu’il faut servir à table. C’est également sans compter le corps estropié, déformé par les multiples accouchements, épuisé à devenir la bonne d’un bonhomme qui chialera dès que son linge sera sale ou que son assiette sera vide sur la table.

Il n’était pas question que je m’époumone en buanderie ou à donner des bains récurrents.
J’ai toujours eu horreur de ces atmosphères tiédasses, confinées, de ces existences constituées de bouillies et de marmailles gigotant dans un fond de bouillon.

Cette morve matrimoniale, je la laisse aux autres; j’étais constituée pour m’instruire, rédiger, rechercher, apprendre, expérimenter le plus longtemps possible, aller jusqu’au bout de mes quêtes ou du moins jusqu’où la vie voudrait bien me conduire. Raison de plus pour ne pas perdre de temps dans les maternités.

Puis… Puis j’ai toujours abhorré toutes ces femmes mariées, “bobonnisées”, demeurant grosses ou déformées par les sévices conjugaux; de ces belles jeunes-filles filiformes se changeant en mémés bouffies, castrant leur féminité, se sabrant les cheveux et ne s’habillant plus pour séduire, mais uniquement afin d’endosser le style “bromurien” de la bonne ménagère inoffensive.

Séduire était un péché, la féminité une tare, plaire une damnation!
On remplaçait le poudrier par un kilo de farine, les sels de bains pour la cuisine, le rouge à lèvres en crayons de couleur et le fond de teint en cire pour astiquer les meubles.

Comment voudriez-vous qu’une quelconque sensualité demeurât vivante, lorsque l’on finit, mesdames, par ressembler en tous points à des matrones rancies de frustrations!

Non, je restais seule sur mes inédits, avec des amours très forts et très enrichissants, glissés comme des signets, entre deux ouvrages ou entre deux chapitres.

Je passais mes journées, voire des semaines entières à échanger à “La Mouette”, avec Ramuz, qui n’était de loin pas un homme facile mais plutôt colérique et destructeur, capable de déchirer les toiles que peignait sa femme au paroxysme de ses rages! Encore un, je dois le dire, qui ne voulait aucune rivalité! C’était lui le maître à bord, et les rapports furent parfois des plus houleux avec Stravinski, lors de l’élaboration de “L’histoire du soldat”. 

La Trinité solaire de Lavaux ne supportait pas la pénombre!

 

Cela conforta définitivement mon opinion selon laquelle il valait mieux avoir amants à rejeter, que maris à adopter.

 

De toutes façons, après Charles-Ferdinand, il n’était plus question de trouver qui que ce soit qui fût à sa hauteur, même avec l’aide d’un bon escabeau.

Cela se vérifia deux fois, par la suite.

Les petitesses masculines, telles les lueurs de mon enfance filtrant sous les plinthes, ces petitesses donc se glissaient tout aussi facilement sous la porte. Il n’y avait même plus besoin de l’ouvrir pour jeter dehors tous ces prétendants forts prétentieux et surtout sans surprise aucune. 

 

La jeunesse s’écoule avec rapidité, dans un tourbillon étourdissant, cela nous rend d’ailleurs précocement sourd aux dispositions importantes, et la beauté se flétrit plus vite encore. J’en parle dans “La paix des ruches”. Des mains ridées et tavelées, comme les miennes ; regarde… ces yeux chassieux… Et puis tu sais, il n’y a pas que Musset dans la vie! Maintenant, tu es exalté, c’est normal, c’est de ton âge. Mais vers quarante ans, tu me feras le plaisir de découvrir des œuvres plus consistantes, comme celles de Maxime Gorki. Si tu apprécies Zola, tu aimeras aussi Gorki, Gervaise vaut bien “Les bas fonds”.

Maintenant je vis seule, au 5, avenue Weber, à Genève. Il m’arrive  souvent de me remettre au piano, essentiellement avec des quatuors de Beethoven. Mes petites mains peinent toujours autant. Sûrement, qu’il doit y avoir aussi un peu d’arthrose greffée dessus.


Je suis très amie avec Armin Jordan.
J’admire Maria Joao Pires et Claudio Arrau.
Tu le sais, puisque je t’ai procuré leurs disques.

Pour l’instant, garde cette exaltation.
Ne sombre pas dans la domesticité, les lourdes charges familiales, les enclumes de la propriété.
Posséder n’est rien en contrepartie de ce qu’il faut subir en épuisement quotidien pour conserver tout ce matériel encombrant.
Tout cela ronge l’esprit en le tourmentant inutilement, en le détournant de l’essentiel.
L’art et la spiritualité sont ce qu’il y a de plus important dans cette vie. ”

 

Zurcher se vidait petit à petit. Il ne restait que le jour ambrant encore l’endroit, les litres de verre sur lequel le paysage réverbéré ne cessait de s’écouler, avec le liseré azur du lac en fonds de baies.

Les mains d’Alice, à la peau translucide laissant paraître les moindres veinules, serrèrent une dernière fois la pince à sucre.
On avait peine à imaginer qu’elles pouvaient encore émettre des concerts de Beethoven et tisser d’autres paragraphes.
Elle avait la hantise de la vieillesse, du temps qui passe, de la détérioration du corps et de la conscience, sa pire ennemie à affronter, serait une éventuelle démence paroxystique.

Sa voix demeurait celle d’une petite fille, fluette, mais avec des mots lucides, précis et tranchants.

Ce fut la dernière fois que je la vis.

Dans “la paix des ruches”, je profite encore pleinement du miel que cette infatigable abeille me retransmit en rayons; et je la vois encore se déplacer dans Genève, avec sa deux chevaux, ne sachant jamais comment remettre les gaz et passer la vitesse, bourrée de manies de vieille célibataire.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La visite de cousine Alice» – juillet 2018 – tous droits de reproduction et de diffusion réservés.