Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 18/01/2016

La stature hiératique du Commandeur

Voici le 67ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme toues les autres, il se déroule sur la Commune de Montreux,L’écrivain évoque ici son grand-père, qui arpentait la région.

La stature hiératique du Commandeur
Genre: Récit
À mon grand-père Charles Burdet.

Il restait des heures assis sur le banc des Colondalles ou celui du Cimetière de Clarens, face au monument d’Alexandre Vinet. Il fallait qu’il prenne le temps, alors il l’a toujours pris. Tout acquis à cette philosophie du lent et de la contemplation, de l’esclavage endormi au profit de la réflexion. Il détestait les institutions, crachait sur l’école, la religion, le nationalisme, il n’aimait rien de ce qui tenaillait les hommes et les rendaient serviles, occupés à des besognes l’indifférant totalement.
Il était simplement là, vêtu de sa grande gabardine de postier, géant en képi avec des épaules proéminentes, une boule chauve lorsqu’elle circulait à nu sous le soleil, comme un roulement habile.
Il n’aimait pas les institutions, les collèges, l’église, le Temple de Clarens, mais se levait droit comme un i majuscule lors de l’hymne national le soir du premier août ou lorsqu’on sonnait la Diane. Il disait que tous ces établissements, c’était pareil aux hôpitaux, il fallait voir cela de l’extérieur, il fallait contempler ce genre de murs en essayant d’imaginer les franchir, s’octroyer la force de les franchir, puis de les franchir tout de même, tous les jours, à journées pleines il fallait se rompre à ce genre d’exercices; ça fortifiait, rendait puissant contre tous ces petits démocrates bien pensants. Franchir les murs, que se soit de l’intérieur à l’extérieur et de l’autre côté, de l’extérieur vers l’intérieur, parce que ça donnait ainsi du jeu aux failles qu’on pourrait ensuite élargir à sa guise, par érosion.

Les occupations de ses contemporains le laissaient quasiment indifférent, il en avait attrapé un refroidissement chronique qui débouchait sur une ageusie et anosmie complètes. Il restait en balance, raide, les jambes croisées, suspendu au dessus des vignes du château du Châtelard, ou à raz bord des massifs de fleurs bordant les tombes.

Cette façon de ne pas aimer les rumeurs sociales ne venait pas de lui, ni des autres, ni d’un parti politique quelconque, sa politique à lui c’était d’être parti, ou encore jamais revenu. Ce qu’il voulait, c’était regarder, voir plus loin, puis contempler l’ensemble, soupeser la plaine lacustre aux clartés confondues, ses chères montagnes qu’il avait enjambé, toutes, partout il s’était montré vaillant à circuler au sommet du chapiteau, pas une qui ne connut son nom et réciproquement. La pierre était moins dure que l’aspect osseux des hommes, et la terre était bien plus tendre, bien plus odoriférante que la chair humaine.
Ce n’était ni un carnivore, ni un carnassier, aussi s’était-il rapidement extrait du cercle des macrophages. L’humanité était une vaste morgue suintant vices et humeurs corrompues, un vaste abattoir sociétal en lequel tous se repaissaient de charognes, à tel point que les bouchers faisaient fortunes et les bourreaux prenaient de l’embonpoint.

Il avait connu les cures d’air de la Foge, les galeries creusées à même les bronches des sanatoriums lors des périodes de grandes grippes, avec ces vieilles filles exhibant leurs bibles rances à longueur de journées, ou chantant des cantiques, laineuses et revêches, s’accompagnant sur une pompe à psaumes. Percluses aussi de rhumatismes, d’ictères chroniques, de cystites à répétitions à force d’égoutter leurs miasmes lyophilisés.

Il haïssait l’église, il savait qu’il s’y passait des choses sournoises et tournées sur le bas côté. On y voyait parfois de petites communiantes en préparations, sortir rougeaudes et congestionnées de derrière la salle de paroisse, avec le pasteur qui venait d’aller sonner les cloches. D’ailleurs les nœuds étaient encore déplacés des nattes, après que le prêcheur eût peiné sous l’envol du bourdon. On voyait beaucoup, mais on parlait pas.
Va et ne prêche plus, la bonne n’est pas de parole!

Lui il n’avait pas de principe, ou alors une science de vie: Rogner sur la pénitence laborieuse en refusant de grimper l’échelle sociale, afin de vivre à plain-pied. On se le rendait bien, puisque j’étais à ses côtés ce pierrot de calcaire tendre, pompant les moindres instructions d’un ermite de granit.

Entre mes deux mains je tenais un petit vase de cuivre.

Les bras derrière le dos, il s’en allait arpenter les Châbles jusqu’à Chernex, le village sombre où la bourgeoise avait dû trimer, parfois il continuait côté Chamby, toujours du même pas, comme s’il n’avançait jamais de lui seul, mais que quelque chose le poussait sans qu’il le chasse.

Alors il voyait d’en haut ces institutions qu’il abhorrait, le soleil tapant sur le village étriqué, avec les fentes limoneuses des ruelles, les petites fenêtres à carreaux contre lesquelles on se desséchait le regard à contrôler ce que faisaient les autres.
On disait bien qu’il avait foutu des sacrées rossées dans la tête du gamin, mais il oubliait vite ce qui avait été comméré. Il avait un filet à commission qui laissait passer le superflu à travers les mailles.

Quand enfin il arrivait vers ses sapins plus rien n’existait d’autres, le monde se volatilisait entre les branchages. C’était ainsi qu’il parvenait des Avants à Sonloup, et qu’il voyait les sapins, puis la pente, puis les narcisses stellaires s’écouler en aval comme un napperon onduleux en direction du lac.
Le chapeau bien vissé sur la boule, il fendillait ses yeux bleus au travers du halo intense que le soleil diffusait sur le paysage. Alors il s’asseyait lentement, en pompant de rauques soupirs, commandait un café qu’il rechignait longtemps à payer, en gardant entre le pouce et l’index noirci par les journaux une pièce de cent sous qu’il n’arrivait pas à décocher.
Quand on avait connu la guerre, on comprenait ce qu’était l’argent, et les dernières rebibes de beurre collées sur le couteau.

On était à une table solitaire pas question d’entendre jacasser les voisins, on était pas là pour ça, on respirait le calme, l’air des montagnes venait juste après, entourer l’indispensable.
Son ombre s’étirait au sol, presque évanescente. Il faisait pourtant chaud, mais il fallait qu’il laisse sa gabardine sur lui, tel un Zorro immobile et silencieux.
Justicier qu’envers lui-même.

Son cheval, c’était le vélo. Le matin il partait vers les quatre heures et demie. Alors que l’aube n’avait pas encore pointé sa roseur derrière les vieilles persiennes, on voyait l’orbe de sa lampe de poche se balader contre le vitrage des chambres. Puis l’intense lumière verdâtre de la salle de bain éclatait d’un coup, pas longtemps, juste ce qu’il fallait, pour être ensuite relayée par celle de la cuisine, bien plus chatoyante et orangée. Quelques soupirs diffus surnageaient par dessus le claquement des couverts, les infiltrations de café chicorée diffusant sous les plinthes. Puis tout s’éteignait, sauf la minuterie des escaliers, pas assez intense cependant pour dissoudre les ombres menaçantes ayant retrouvé leurs places habituelles. Alors on se levait vite, pour voir comment c’était ce matin mystérieux en lequel le grand-père se levait tout seul en faisant de drôles de bruits. Fallait aussi trouver des indices, afin d’essayer de comprendre puis de découvrir d’où pouvaient bien provenir les sons de ces étranges agitations. Mais il ne restait plus qu’une forte odeur d’alcool camphré dans la salle de bain, avec des toutes petites boules de coton usagées jetées dans la cuvette WC, une assiette mal rincée à califourchon sur l’égouttoir, un couteau encore tout maculé de confiture, et le presse-citron criblé de pulpe.
C’est la grand-mère qui allait encore râler, sur la peur de l’eau qu’avait son capon de mari! Fallait le voir s’humecter à peine le bout des doigts sous le malingre filin du brise-jet, ou l’entendre accroupi dans la baignoire s’éclabousser les épaules de mauvaises grâces, lors de son grand toilettage hebdomadaire! C’est en regardant par le trou de la serrure, qu’on savait pourquoi ça brassait autant dans si peu!
Le grand commandeur hiératique campant sur des positions indéboulonnables, s’en allait ensuite discrètement dans le petit matin, déjà léché d’aubes bleutées.
On entendait un bruit de clés bataillant sur le trousseau, puis distinctement la porte du garage claquer dans la cour avant que ne démarre le roulis du pédalier et le cliquetis du torpédo. Il empruntait ainsi la route calmement, l’horloge trotteuse des tours de roues s’éloignait ainsi en decrescendo, avant que tout ce remue-ménage ne se dissolve dans l’air cristallin, comme si de rien était. Ce bon air sentant les cheminées fraîchement fumées.

Il avait travaillé ainsi dix ans après la retraite, reçu plusieurs Oscar pour bonne conduite. En commençant si tôt, on serait plus vite rentré à la maison.
Entre midi et deux heures il revenait, refaisait plusieurs fois les trajets Clarens Brayères-Gare de Montreux et retour. Jamais une plainte, libre sur sa petite reine, le képi postal fièrement fiché et la cape hirondelle voltigeant à fleurs des rayons.
C’était selon ses envies, il ne se préoccupait pas des institutions qu’il détestait, il en revenait toujours là, on prendrait le temps un point c’est tout, pour décharger lettres et colis du premier MOB arrivant grinçant de Zweisimmen.

Puis une fois cela promptement achevé, il s’asseyait en travers du petit mont, les bras croisés, regardait le monde bruyant s’égayer sur le quai et lançait sans s’énerver ni hausser le ton : «On a pas gagné il est encore arrivé un train de Paris! Ça casse le coke à nous en rebedouler la feuille! Allez, allez, en bas la Strasse die Türe zu! »
Alors enfin il s’essayait un geste brusque, lançant d’un trait vers le ciel ses grands sémaphores immédiatement freinés par une douleur olécranienne.
 – Sa-lo-pe-rie de rhumatismes!
Les belles dames anglaises passaient sur le quai numéro un, on les entendait enclencher l’automate des petites poupées mécaniques, dans le grand hall d’attente victorien.
On entendait tout, on sentait tout. L’air bleu et frais de l’hiver piaffant dans la neige molle, ou les poussières d’été aux farines potières striant l’air chaud en même temps que les traits tirés à toute allure des martinets s’élançant d’un toit à l’autre. Lumières tuilées ou lumières cyans, comme celles de la cuisine et de la salle de bain.
Il était content, le grand-père, il serait rentré plus vite, on pourrait aller écouter les oiseaux chanter dans le parc du Château des Crêtes, avec le fiston.

Près du monument d’Alexandre Vinet, sous le grand arbre ombellifère, le fiston ouvrit le pot de cuivre qu’il avait tenu dans ses mains sans broncher jusque là, et commença lentement de disperser à la brise, le contenu de cette urne cinéraire.

Et c’est ainsi que s’effacent les ombres hiératiques, soit par trop de lumières, soit par trop de nuits. Des fois, que voulez-vous, il est difficile de trouver les bons repaires à tout cela, de comprendre de quoi il en retourne et surtout à quoi ça sert, cette existence.
Pourtant le géant est encore là sur les chemins, haut et sec comme un échalas, le chapeau vissé sur la boule, sa grande gabardine translucide tombant jusqu’au sol, que parfois le gamin utilisait comme tente mobile en promenades.
C’était une lumière cuivrée cette fois-ci qui nimbait le pardessous apache et la marche assurée du grand-père qui s’en retournait vers ses hauts sommets, tous pollinisés de cendres estivales.

(Photos: Charles Burdet en grande tenue d’apparat, collection privée. Cimetière de Clarens Elysée Reclus 1888)

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «La stature hiératique du Commandeur» janvier 2016 – Tous droits de reproduction réservés.