Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 31/12/2018

La Somme des souffrances

L’année qui s’achève a vu les commémorations du centenaire de l’armistice de l’atroce guerre de 1914-1918. L’écrivain montreusien Luciano Cavallini nous décrit dans ce 186ème conte les horreurs de la vie des tranchées, afin que personne n’oublie. Âmes sensibles s’abstenir.

La Somme des souffrances

Fiction commémorative.

À tous ceux tombés aux champs d’horreur.

La grande Guerre, 100 ans, 1918-2018.

Lettre d’un poilu à sa femme: «Je vais être fusillé pour l’exemple, demain, avec six de mes camarades, pour refus d’obtempérer«.

 

Il pleuvait des hallebardes aux alentours du Cimetière de Clarens et de son soldat mort.
14-18, c’était loin mais pourtant, ce matin-là, ça se rapprochait curieusement de la vie courante, de nos vies à tous, les survivants du sacrifice, les nantis aux bedaines rassasiées.
On avait entendu déclamer les pages des poilus, écrites pour leurs femmes, des signets, des petites phrases sur un carnet, parfois juste quelques stries au crayon. On passait de la mine aux mines, de la mine de plomb aux plombs, puis à l’effacement général des petits soldats plombés.

Les principales délégations arrivaient sur les lieux avec leurs belligérants, tirés eux aussi, mais à quatre épingles. Les drapeaux collaient aux mâts, comme des pèlerines élimées dégoûtant sur la pierre. Cette pierre rêche constituant le militaire allongé, la tête retournée sur le côté. On ne savait pas s’il dormait, ou s’il était mort sur l’autre rive. Les blessures demeuraient invisibles au regard, on n’aurait peut-être pas osé, les rinçures le gardaient propre.

Gaston Leboeuf avait entrepris le voyage depuis la France jusqu’en Suisse, avec les petit-fils et les nouveaux enfants, épargnés par naissance, de la Marne et de Verdun. Ils avaient courbé le lycée pour rejoindre Clarens, en ce paisible champ de repos bercé par les versets d’Eugène Rambert, le souffle de Rousseau et le murmure des fontaines. Plus en amont, sur la colline que domine le château du Châtelard, d’autres jeunes ignoraient tout du drame humain que l’on commémorait.
Cent ans, ça ne rapproche pas vraiment les générations…

 

Robert Leboeuf avait laissé une dernière lettre pour sa famille, en espérant qu’elle la recevrait. Une missive de démission, griffonnée entre les lignes de la honte, qu’il fallait savoir lire. Il avait refusé d’obtempérer, refusé de ramper dans la boue et les charniers fumants pour engrosser les marchands de canons et servir de fumier à ces champs producteurs de nourriture, maintenant rendus pestilentiels.

Pendant des jours, la peur au ventre, il avançait sur les contreforts ou les tranchées transformées en tombeaux communs. On y voyait toutes ces chairs exsangues mêlées à la glaise, des ossements, des crânes broyés à vifs et vomissant encore chaudement leur cervelle, des tripes explosées loin en avant ou ces ventres déjà éviscérés, évidés de leur contenu, avec cette odeur de merde collant partout, vous poursuivant, s’insinuant sous les guenilles de l’uniforme. Depuis Cambronne, l’excrément restait fidèle à lui-même. La boue puait la mort, l’eau, l’humidité; la putréfaction empoisonnait les moindres souches qui, quelques mois auparavant, ressemblaient encore à des massifs ou autres bocages florissants.
On rampait constamment dans la noirceur des tourbes, avec ces heurts fêlés des gamelles pendues aux ceinturons, devenues toutes plus glaciales les unes des autres à force de demeurer sans ravitaillement. On errait trempé, la sueur transie de vase, la vase entre les blessures, les gravats collés contre la gangrène devenue gazeuse et hachurant les membres par lambeaux.

C’étaient encore et surtout ces bides vous éclatant aux visages, le camarade finissant haché sur vos épaules, avec des restes monstrueux de nourritures fécales, de toutes ces digestions putrides malaxées par la peur et empestant soudainement à ciel ouvert, sans retenue aucune, à la vue et au sus de toute cette misère.
On bouffait de la tripe, de la tripe encore et toujours, jamais on ne pourrait oublier l’odeur de la terreur omniprésente, il n’y avait pas que le sang, il y avait toutes les autres glaires des démembrements, qui jamais ne se décolleraient des chairs encore vaillantes, bien que semblant déjà à moitié décomposées.
Même les nues miroitaient sur les tranchées, firmamants de gouaches rougeoyantes ou brunâtres. On avançait dans ces univers de feux, de glaise pétrie sous les obus et malaxées par des milliers d’hommes se piétinant debout ou à terre, se terrant comme des bêtes chassées à courre.

Entre ces mines ouvertes, ces tombeaux sinuant sur des kilomètres, on avançait en mineurs hagards. C’était surtout les douleurs, ces atroces souffrances survenant juste après avoir réalisé que pour courir encore sous les ordres des vociférants, il fallait avoir des jambes vaillantes; on ne se rendait pas compte du tout qu’elles n’étaient plus à la bonne place, et que ce que l’on happait en mains n’étaient pas celle du compagnon, qui lui s’affalait plus avant ou n’était plus à vos côtés depuis longtemps. On ne devenait plus qu’un tronc, hystérique et hurlant, qui finissait souvent aplati par une deuxième salve ou brûlé par les gaz. Cela arrivait souvent, bien que les poumons de certains rendissent leurs derniers souffles sur les rebords de deux excavations, plus loin, ou vers la lisière de l’ennemi que, finalement, on ne voyait jamais face à face.

On apercevait des rictus obscènes, cassés dans les mâchoires ou encore la moitié d’un visage s’articuler comme un orbiculaire d’anus.
Ces monstres se redressaient dans la vapeur des terres en putréfaction. Ces infections d’enfer empoisonnaient l’atmosphère et les civils fuyaient devant un tel assaut de spectres à demi morts, que la faucheuse avait jugé bon d’à peine goûter en n’important seulement quelques pièces chaudes.

La faim tenaillait les nerfs avec la peur; on avait ces logorrhées aux pantalons qui vous vidaient de l’intérieur à peine tentiez-vous de pourlécher un quignon souillé par le terrain. Les larmes ne pleuvaient plus comme avant; lorsqu’on regardait les photos de la famille ou de la fiancée au visage corrompu par l’humidité et la crasse, mais dont on apercevait encore les doux ovales gondoler entre deux bons yeux, bienveillants, on tâchait de demeurer indifférent. On nous assassinait notre propre humanité, avant de nous faucher tout court.

Ceux qui avançaient ne pensaient plus à rien d’autre que de marcher, de marcher toujours; les colis n’arrivaient pas, on était aussi mort là-bas qu’ici. Mieux valait ne plus rien espérer du tout. On désirait juste un bout de saucisse ou un pot de confiture. Mais cela restait coincé à l’État Major constitué de tous ces ronds-de-cuir pétant bien tranquillement au chaud dans leurs culottes de soie.

On devenait hagard, piétinant comme des machines d’acier vindicatives les ossements encombrant les pieds. On foulait des tibias, que l’on prenait souvent pour des racines résistant aux excavations des tranchées. Certains s’étaient affalés sur leurs gamelles; d’autres, avec en bouche encore une fourchette que l’on croyait pleine de victuailles au prime abord, mais dont ce n’était plus qu’une langue arrachée qui s’y fichait.
Deux trous béants en guise de regard vous fixaient indécemment, creusés par les doigts griffus d’une mort vous toisant hilare à l’arrière de ces orbites béantes.
Quand le sommeil nous accaparait – et quel sommeil – nous le différencions plus du coma rempli d’hallucinations, ou bien de l’assassinat réel qu’on venait de côtoyer. Cauchemars et réalités copulaient, bien qu’indifférenciés. En gros, on sommeillait entouré de scories, ou allongé sur un gravât charnel. Les corps se décomposaient vite, mais parfois, avec la honte aux fondements, on prenait les camarades fraîchement tués, juste pour ne plus avoir froid un seul instant, ou sucer les rebords de gamelles, les croûtes de nourriture mêlée au sang et coagulée, tels de lugubres œillets maculant les boutonnières.

Ici on commémorait au chaud, dans des habits d’apparats. La politique suivait son cours d’hypocrisie avec assiduité. Certains rentiers passeraient leurs examens avec mention. L’industrie de l’armement prospérait de manière exponentielle, et même les lobbies pharmaceutiques trafiquaient de leur côté quelque nouveauté rendant le gaz moutarde aussi inoffensif que celui s’étalant dans les assiettes de la haute magistrature. Il en fallait bien plus pour que ça leur monte au nez.

Robert Leboeuf ne reverrait plus sa femme ni ses enfants. Il leur demandait de vivre, de survivre et de trouver force et courage pour continuer le sentier sans lui.
Gaston Leboeuf poursuivait, à travers la voix étranglée de ses descendants lisant sa funèbre missive :
«Ma Chère petite femme, mes chers enfants, pour avoir refusé de poursuivre ce carnage, de marcher sur les cadavres démantelés de mes compagnons, je vais, dès demain matin à l’aube, me retrouver à genoux avec un bandeau sur les yeux, pour être fusillé.
Je vous demande juste de me garder une petite place dans votre cœur, parce que je ne sais vraiment pas où je vais aller «après», alors peut-être que vos sentiments envers moi me réchaufferont quelque peu l’âme égarée.Cela fait tellement longtemps que nous avons froid, que nous tremblons de peur, que nous frissonnons de fièvre, que nous ne savons plus ce que c’est que d’être sec, propre, honorable, respectueux; sachez bien que toutes ces infamies que nous avons rencontrées, perpétrées puis endurées, nous n’en sommes nullement les fomenteurs et refusons définitivement d’en être complices à la face du monde et de ses descendants. Nos mémoires seront propres, nos honneurs immaculés.
Ton mari et ton papa n’a jamais été un assassin. Nous sommes victimes du dictat monétaire, d’une guerre qui engrosse les marchands de boucherie. Nous sommes des animaux d’abattoir, attendant notre tour sous les massues de La Villette. La Somme ne nous appartient plus, plus rien n’est à nous. Les corps deviennent boue et cendres, ils se confondent à la mitraille, tout ce qui était autour de moi fut fauché par salves continues, je ne comprends toujours pas comment j’ai pu parvenir jusque-là. Peut-être que je suis déjà mort plus d’une fois, mais que je ne le réalise encore pas, je le réaliserai donc sûrement demain à cinq heures, devant le peloton.
Je vous embrasse encore tous bien fort et vous tiens tendrement entre mes bras, désormais bien impuissants à vous protéger, surtout depuis là où je serai.
Adieu mes chéris d’amour, que Dieu vous bénisse, puisque, nous autres, il semble nous avoir oublié.
Votre mari et papa.»
Robert Leboeuf, sur la Somme, le 28 octobre 1916.

La trompette retentit.
Puis les autorités, avec des têtes de circonstance et de pays neutre, saluèrent les descendants des poilus qui avaient pu se réfugier et se réconforter en Suisse.
Le vieux soldat mort du cimetière de Clarens ne fait pas ses cent ans, il ne les fête pas non plus.
La pierre dure, dure plus longtemps que la chair.

Les enfants du Collège Rambert ne savaient rien de ce qu’il se passait, à deux pas de leurs préaux.

Il y avait d’autres choses à voir et à échanger de bien plus important sur les smartphones.

Seuls les petits Français entendus sur France Inter, avec une diction parfaite et une justesse d’élocution inouïe, lisaient les lettres des barbus, encore et encore, l’une après l’autre, comme s’ils s’étaient tous redressés glorieux devant nous, et plus du tout inconnus des flammes malingres d’Arcs de Triomphe.

Collège du Léman, 12 novembre 2018

© Luciano Cavallini, & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La Somme des souffrances», novembre 2018. Tous droits de reproduction et de diffusion réservés.