Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 20/08/2018

La serre et la volière

Voici le 169ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Où il est question d’une volière évoquant le souvenir d’une maman trop tôt disparue.

 

La serre et la volière 

Fiction (Suite de “La moissonneuse et la petite fille”) 

 

« Milord, que c’est un spectacle agréable et touchant que celui d’une maison simple et bien réglée où règnent l’ordre et la paix, l’innocence; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme!» 

 

(Jean-Jacques Rousseau, “Le domaine de Clarens” dans “La Nouvelle-Héloïse”, 4ème partie lettre X, p. 441)

 

L’épaule de la terrasse affleurait la blancheur du ciel.

Le parc s’alourdissait progressivement sous une épaisse chaleur, malgré l’ombrage nourri des châtaigniers. On devait rechercher un coin très clair avant d’apercevoir la fameuse volière dont tout le monde parlait. Il faut dire qu’elle était bâtie juste au-dessus de l’orangerie, tel un grand pavillon Baltard constitué de minces treillis et de colonnades en fonte.

Une partie donnait à claire-voie contre les feuillages, la seconde moitié, plus sombre, était clôturée par de larges baies vitrées s’articulant en châssis.

Les oiseaux y demeuraient, pour certains en semi-liberté pouvant entrer ou sortir à loisir, d’autres plus précieux comme les perroquets et cacatoès aux longs plumages multicolores, nécessitaient d’un endroit confiné, muni d’un étang avec cascade dévalant d’une roche tufeuse provenant des ravins de Saumont, puis ramenée laborieusement jusqu’au domaine.

Il fallut constituer un attelage important de six chevaux robustes et d’une large charrette à brancard, afin de pouvoir gravir toujours au même pas la forte inclinaison menant jusqu’au pied de la roche qui pleure.
Cela ne fut pas une mince affaire, mais les campagnards du coin réunirent hommes et bêtes les plus vaillants afin de mener à bien cette mission peu ordinaire. On avait ensuite superposé et cimenté toutes ces roches avec art, afin de recréer une petite montagne ressemblant vaguement à la dent de Jaman, mais avec un cours d’eau en plus.

On demeurait donc dans un endroit frais et moussu, parfois suffocant l’été, un domaine agréable composé d’ajourés guignant au-dessus de verdeurs luxuriantes, jouant à cache-cache avec les gouttes de soleil et l’haleine fraîche des bruines laquant le feuillage.

Le ramage des volatiles s’égayant de la serre se confondait avec ceux du parc; les faunes cohabitaient, il y avait partout des chants mélodieux, des trilles reprisent puis rehaussées par d’autres chants plus aigus ou plus graves.

On apercevait divers nids tressés entre les branches ou dans les buissons, et les breuils eux-mêmes, pourtant bien margés, semblaient des ailes voletant sur place alors que d’autres halliers vous éventaient les joues au passage.

Cette volière se trouvait juste au-dessus d’une serre non moins enchanteresse, mais là où l’ombre, la fraîcheur et le murmure des sources vous enchantaient; la serre, elle, vous plongeait au centre d’un scintillement éblouissant. Vous vous retrouviez de suite immergé au cœur du cristal, où il était quasiment impossible de demeurer un instant stoïque, sans sourciller ou clore les paupières.

La chaleur devenait cuisante, et derrière l’azur vitrifié, les silhouettes du relief se transformaient en concrétions crayeuses. Il fallait patienter longuement, avant que les yeux daignassent recevoir les contours d’un paysage se redessinant peu à peu sous vos yeux.

Alors, insensiblement, réapparaissait un charmant guéridon de fer-blanc, sur lequel était disposé la plus fine des porcelaines constituant un service à thé. On avait disposé des stores de calicot sur les arches vitreuses, ce qui fait que vers le midi, surtout lorsque l’astre tapait plein feu au zénith, vous pouviez demeurer baies ouvertes, avec un léger courant d’air teinté de tonalités crémeuses, sans ressentir le besoin obsessionnel de retrouver derechef la pénombre.

Entre la serre et la volière, il avait été conservé un regard effacé, permettant aux passereaux communs de la région de visiter les deux parties du royaume enchanteur, circulant d’une part et d’autre sans embûche; ainsi les voyait-on voleter en des univers hétérogènes, passant de l’émeraude feuillue à l’éclat solaire le plus intense.

C’est donc en ce lieu qu’on la trouvait, le plus souvent en matinée, puis vers les seize heures, cette heure émolliente toute encline aux torpeurs les plus extrêmes, destinées aux jeunes filles, et qui conférait à leurs peaux une texture particulièrement fragile ou fruitée selon la saison caressée.

Elle avait beaucoup grandi, Rose de Lozière, non seulement grandi, mais en plus elle était parvenue à la pleine inflorescence de son âge; cela se révélait par des lèvres carmines, nuancées de reflets nacrés suivant l’endroit d’où filtrait la lumière, d’une taille élevée, délicatement lovée dans une robe à volant, écumant avec grâce entre poignets et cous-de-pied; ceux-ci, pourtant demeurés à la dérobée des regards par trop indiscrets, éclataient d’un ivoire plus immaculé que les bas de soie ou les manches enserrées les dérobant quelque peu.

Depuis que sa mère était morte, cette mère qui dessina seule et qui fleurit les moindres reliefs du parc, depuis que cette mère s’en était allée du séjour des vivants, alors âgée d’à peine quatre ans, la pupille avait été prise sous l’aile protectrice d’Irène de Lozière, la comtesse du Château des Crêtes, qui l’éduqua, ma foi, avec des manières qui convenaient parfaitement à son nouveau rang.

Maintenant qu’elle arrivait à seize ans et que la hampe de lys pouvait aussi juger seule et distinctement des affaires de sa bienfaitrice, elle décida, en l’honneur de cette mère disparue bien trop tôt, d’ériger en mémorial, ce qui lui sembla être l’essence du peu de ce temps consumé à l’affectionner sans compter; une volière, symbole universel de l’âme maternelle la protégeant de son aile invisible, et d’une serre, esprit cristallin d’un cœur qui lui jura qu’il serait toujours à ses côtés, à chaque fois qu’une merveille la surprendrait, tout autour ou à proximité du domaine des Crêtes.

Irène de Lozière ne put souffrir de voir la petite devenir orpheline puisque, déjà, le père avait trouvé la mort lors d’un éboulement survenu sous la combe de Naye. Le malheur s’étant déjà lourdement accablé sur la fillette, errant elle-même solitaire au Château des Crêtes, elle décida donc de prendre soin de Rose comme si cette dernière eut été sa propre enfant.

L’âme et le cœur de la maman, la volière et la serre, cela lui rappelait les longues heures du jour passées avec elle aux champs, et comme cette mère voulait que son esprit et son cœur restât proche de sa fille, Rose lui avait en quelque sorte bâti un nouveau réceptacle pour qu’elle puisse s’y «condenser» et la «visiter» à son aise.
Ainsi, en offrant ces sanctuaires originaux, la présence maternelle se manifesterait-elle peut-être plus distinctement.

Irène de Lozière lui avait pourtant expliqué, certes avec beaucoup de tact, que les âmes des mamans sont scellées dans l’écrin du Très Haut, dans le noyau ou dans la source même de Sa Lumière. Que point n’était besoin de bâtir des temples de fer ou de verre, ni des cages ou autres orfèvreries similaires, que dans la splendeur solaire des aurores et des crépuscules, on pouvait retrouver la sainte âme d’une mère précocement envolée.
On supposait que, parmi la blancheur du levant, leurs puretés embrassaient les enfants veufs, et dans l’érubescence crépusculaire, les enfants y répondaient d’un cœur allégé, bien que toujours saignant.

Il y avait en plus le parfum des roses écloses, des boutures plantées avec soin par l’amour maternel, puis toutes les autres fleurs ainsi que le premier cep de vigne, mais point trop, car la boisson avait été responsable de la mort du mari qui avait dévissé des «recourbes» de Naye.

La vigne grignotait pourtant du terrain, enrichie par le soleil drapant le lac de flamboiements violents, puis cognant sur la pierre, puis de la pierre brûlante se réverbérant enfin contre le grain. Fruit d’or en lequel le jus miroitant du lac donnait la sève sucrée éclatant sous la dent. Mais, pour cette mère éplorée, il n’avait plus jamais été question que le fruit crevât au pressoir comme il faisait crever le vigneron remoulu d’ivresse.

Comme tous les après-midi, Rose prépara le thé pour Irène de Lozière, dans la serre.
On vit la belle jupe mordorée envahir la blancheur de la porcelaine et le jour scintiller en surface avec le ciel sur les baies.
Pour redescendre à la serre, il fallait passer par la volière: il n’y avait que ce sentier-là pouvant être emprunté.

On s’étourdissait d’abord du pépiement des oiseaux, du sifflet si gracile des becquées distendues à l’extrême vers l’arrivée des moucherons, spécialement celles des nichées de la grande hirondelle de cheminée qui s’en revenait, chaque printemps, d’Afrique, nidifier sur l’auvent de la volière, prolongé à dessein juste pour elle.

On entendait aussi le bruit de la ruisselle, cascadant parfois tout près du regard, l’odeur de la mousse venant s’assécher contre la surchauffe des vitres et qu’on flairait en fin de course. L’ombre et l’éclair cohabitaient ensemble sans se combattre, l’une cédant un peu de ses pigments sur la palette de l’autre.

Rose, de ses beaux cheveux ondoyant sur l’orée de ses tempes, s’était gantée pour l’occasion, et l’on voyait le sucre glace s’imprégner du jour intense avant de neiger délicatement sur un morceau de tarte aux abricots.

Affairée avec soin au-dessus du guéridon, Rose de Lozière, avec ses manches à volants décrivant des volutes contre la diaphanéité du paysage, ressemblait à un cygne dont le vol translucide s’essaimait en même temps et d’un même mouvement que l’embrun saupoudrant les fruits.

On avait pris soin d’elle depuis l’âge de quatre ans et le soir, lorsqu’elle montait au Belvédère avec son ombrelle encore pâmée, on avait l’impression de voir éclore un lys au cœur du verre.

Il y avait beaucoup d’amour en ces murs, beaucoup d’arrangements floraux.
Les sources murmuraient, les façades sentaient bon la poussière torréfiée au soleil, que l’humidité de la fraîche amenait par âcres effluves sur le domaine entier, infusé d’été.
Rose frémissait au vol angélique de sa mère, planant depuis la volière jusqu’au cœur de la serre, entre l’arôme du thé, des rosiers éclos, des Crêtes tuilées de crépuscules et la bienveillance d’Irène de Lozière.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La serre et la volière» – juin 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.