Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 10/04/2017

La rouge soldanelle de la révolution russe

 

Voici le 112ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini; rapport à l’activité de Lénine à Baugy…

La rouge soldanelle de la révolution russe

Genre : Nouvelle tirée de faits réels

-1-

Depuis le bas de Tavel je regardais les coteaux qui remontaient en direction de Baugy. Il y avait de la brume, on ne voyait que quelques talus éborgnés par la gouache, des capites de laboureurs, le glaçage des champs fraîchement retournés par le soc d’une charrue, puis l’incessant bruissement de la Baye de Clarens.

Une douce mélancolie imprégnait le paysage, l’enveloppant et le contraignant à la sérénité que seules les trilles d’oiseaux ornementaient de toute une existence composée de chuintements et de froissements multiples.

 

Il m’était difficile de contempler Baugy, de devoir y remonter, de parcourir ces talus par revers, comme à contre-courant, car il me semblait partout l’apercevoir encore. Austère et campée dignement sur sa posture de Colonelle. Je la revois de face, chevelure épaisse et s’évadant en torrent sur l’épaule droite, le cou pris au collet d’une robe imperméable goutant les moindres délices cloîtrés de son corps.

 

C’est toujours devant moi qu’elle impose encore ses soirées embrumées de fumées et d’alcools forts dans la grande bibliothèque; je me rappelle ces coups de gueule, ces visages biffés aux cigares, aux vapeurs de vodka, puis le protubérant samovar disposé dans un coin et ressemblant à un encensoir diffusant quelque arôme exotique.

 

Combien me manquez-vous Inessa Armand!

Combien mon veuvage ne cesse de peser, car le linceul de votre esprit me parcourt encore, et de vous savoir perdue me chagrine d’autant plus que je ne sais comment votre belle prestance fut dissoute en tant de violence! Votre délicate frange sur ce visage ébloui de passion pour Lénine; comment vous, frêle soldanelle, avez-vous pu aimer ces barbes rêches de hussards mal dégrossis? Comment votre intelligence a-t-elle pu suivre les bottes guerrières, votre silhouette frôler les sabres d’autant de cuistres; votre air a-t-il pu résister à l’odeur de tous ces cuirs martelant les pavés, pétris de boues et d’âcres sueurs équestres! Vous, si fine et si délicate, mon Dieu, en quels pernicieux encriers et par qui vos duvets de cygne ont-ils été enclins à noircir d’aussi funèbres propagandes…

 

Lénine, ah, ma chère! Lénine… Vos poumons si fragiles pour lesquels vous étiez déjà venue la première fois à Glion, puis aux Avants, vous en souvenez-vous? C’est là que, parmi les narcisses, je vous vis fléchie pour la première fois, ma soldanelle. Les aubes en lesquelles vous aimâtes parcourir les champs vous rendaient mauve entre les myriades de sommités stellaires. Vous vaquiez, silhouette confondue aux levants nimbant leurs roches puissantes de pénombres sur les combes, en lesquelles je vous aperçus et vous devine encore. Respirant l’espace et la vie, parcourant les chemins au-dessus du glaçage lémanique dardant ses feux dans l’air vivifiant qui aurait dû vous entreprendre à survivre de toutes vos forces, et ne plus laisser en vous s’implanter ces vilaines idées de campagnes bourbeuses et mortifères!

 

Je préférais les soirées de la “Pension Lambert” s’attardant en lectures chez Nikolaï Roubakine, vous voir menue, écrasée sous l’imposante bibliothèque, vous écouter des heures voltiger sur le clavier du piano, plutôt que vous savoir froissant contre ces brutes épaisses fomentant des violences inconsidérées, dérivant sous l’alcool, accrochant de viriles accolades aux camarades tous autant hirsutes que la tignasse de votre sorcière Baba-Yaga!

 

Vous aviez fait soigner vos fils en ces sillages bénis de Dieu, alors pourquoi donc, chère femme, ne vous laisseriez-vous à votre tour sanctifier par les grâces de nos terres? Inès chérie, savez-vous seulement à quel point j’aimai? À quel point mon bonheur de vous voir toute parée des paroles décrivant vos grâces aurait pu ensemencer l’amour qui vous serait revenu comme manne sur le lys de votre existence? Mais il a fallu, comme toutes les femmes superbes aux destinées d’opérette, que vous dédaignassiez la lyre au profit du sabre et du mousqueton, que vous préférâtes aux pollens de nos prairies la ruée des machines infernales et les oeillets sanglants perforant les poitrines! Vous, la danseuse de soie, légère au vol, spirituelle, qui devint l’avocate du prolétariat, oui, il fallut que vous vous amourachiez d’un soldat de plomb qui vous entraînât à son tour dans la fournaise des aciéries! Que vous abandonnâtes Chailly sur Clarens, Baugy, pour des sanglants champs de bataille, des nuits glaciales, des glaises toutes infectées de pestilences fratricides en lesquelles des générations de futures tubercules serviraient de soupe populaire aux descendants des masses ainsi égorgées. Au-devant de si ténébreuses plaines, on ne voyait plus qu’à peine votre mauve soldanelle, souillée par le pus d’une nouvelle révolte. Votre Lénine que vous prisassiez tant, vous avait installée dans un cloaque, dussiez-vous entendre cela jusqu’à vous en déplaire!

 

Où donc sont écoulés les cristallins flots de la Baye de Clarens? Les champs de Sonloup tous nimbés de clarté et bénissant les âmes nobles dans le bain mercuriel de notre chère Riviera?

 

Pensez au grand Tolstoï qui venait auprès de vous murmurer la romance, lorsque sur ses pas, comme lui, vous vous rendîmes aux Bosquets de Julie, avec “La nouvelle Héloïse” de Rousseau en mains… N’avez-vous pas perçu le souffle parfumé de Julie d’Étanges vous susurrer des imprécations ascendantes vers la noblesse de l’hymen et la pureté du coeur? St-Preux vous supplier de ne point perdre l’amour s’il n’est englouti autrement que par cruelle noyade? Vous qui dédaigniez Chillon pour des plaines embourbées de dégel!

 

Je vous vois encore glisser vers “Les Bosquets de Julie”, j’entends la volière, le frémissement des oiseaux et la douceur de cette colline monter à vous comme une joue bienfaisante d’enfant, un baiser provenant des cieux confondant un instant votre visage à celui des bocages qu’ils suturent d’horizons.

 

En 1907, vous étiez tous là et bien plus encore. Roubakine emporta sa bibliothèque qu’il tenait de sa mère et loua un étage entier de la Pension Lambert, pour mon malheur, tout proche de vos “Bosquets de Julie”. Vous étiez encore là, femme désirable d’entre toutes! Mais il est bougon et barbu, il dérive plus du lierre que de la glycine, pourtant vous sembliez malheureusement mieux apprécier ces bourrasques chevelues, que les rosiers bordant l’arc lémanique.

 

La Révolution avance chère Amante! La Révolution… Que de maux! Non, elle ne marche pas, elle piétine. Celle, encore sanglante, de 1905 me fait frémir, je ne puis imaginer votre beau corps fauché par un peloton d’exécution. Vous concevoir garrotée au poteau, le bandeau au visage, la nuit déjà derrière la moire et la boue en laquelle fatalement votre corps encore tout plein d’ardeur une seconde précédant la salve, finirait par être englouti et dissout en d’humides charognes. Ne voyez-vous rien de tout cela? Mon Dieu que la mort est peu, ci ce n’est cette dépravation finale des grâces en une argile infectée. Pensez où mènent toutes ces vanités! Mais sachez qu’en mon coeur et par faiblesse, de loin je vous veillais et mon âme couva, longuement encore, l’espoir de vous revoir éclore à mes côtés.

 

J’ignore cependant les chardons autour de vous, le cri des corneilles aux haleines corrompues je n’admire toujours que la petite soldanelle que les ombres mauves des Avants, au levant, continuent d’imprégner. Je vois l’amour que j’ai pour vous, et que je continue de percevoir dans les sentes que j’arpente encore, brûlé par les larmes entretenant les floralies des pas que vous fîtes, alors que je vous suivais de loin.

 

Vous avez pourtant rejoint Lénine! Ce spectre croassant et lugubre, accroupi telle une gargouille insatiable au-dessus de l’Europe… Il vous a arraché aux pâtures idylliques d’un Rousseau y herborisant encore, pour vous expédier manu militari à Bruxelles, loin de moi, si loin, oui, en 1914… Date pernicieuse… L’exil.

 

Inessa ma belle, Camarade Inessa! Comme ce vitriol vous défigura la face… Vous êtes allée vous écorcher à l’Internationale des Bolchéviks, vers ces rustres à bottes cirées, en ces univers graphiteux de plans diaboliques nappant les tables et cloués aux pourtours de poings belliqueux, vers tous ces mâles vociférants, aux sueurs éthyliques, aux cendres de cigarillos voltigeant de toute part! Vous aviez appris du narcisse son immaculée posture et son parfum suave, et vous voilà enlisée au charbon, de cieux lourds, de crachins torrentiels et de mâchefer maculant les pavés. Vous voici pataugeant en des patelins emplis d’encre de seiche, de nuitées boursoufflées de lanternes et de soupiraux humides refoulant des maisons.

 

Où donc est passé Baugy sur Clarens, encore une fois disparu? Oui, où, Julie d’Etanges, Tolstoï, St-Preux?

Lénine, ma belle? Ce cuistre qui vous écrivit souvent. Auquel vous ne répondiez que parfois. Quelle chance a-t-il eu, que vous eussiez voulu quelquefois donner la réplique…

 

“La passion hors mariage vaut mieux que l’ennui dans le couple”, disiez-vous. Mais il ne vit que des coucheries, c’est ainsi qu’il l’entendit, et la couche – que lui broda vos soins – ne fut pour ce rustre qu’une paillasse où se vautrent les chiens! Croyez-vous qu’il sente, qu’il pressente, qu’il vibre lorsque l’index d’un archet remonte le satin de vos harmonies, sublime Cello…

 

-2-

 

Ma très chère Inessa Armand se trouvait désormais en déshérence sur le quai de Zurich. Encore un peu en Suisse, mais plus du tout à Baugy. On eut dit cependant qu’elle ne pouvait s’en éloigner, son âme trop longue ne se faufilait en aucun autres pays, et pourtant…

 

Pourtant elle a tout oublié, tout repris de plus belle. Elle dirige bien en Colonelle tyrannique la section des femmes bolchéviks! Folle, puissante jusqu’à épuisement; la gargouille Lénine, pétrifiée au-dessus de ses champs assassins, lui adjure le repos dans le Caucase, il adjure le monstre. Lui, qui étaye les mines des enfers abyssaux, oui il adjure, les serres enfoncées dans les épaules de ses enfants.

 

Les oiseaux de la colline “des bosquets”, les soleils érubescents, le géant pétrifié du Gramont, rien ni personne, encore moins les châtaigniers bordant les Crêtes au-dessus du Basset, la vie et la volière de Julie, rien n’a valu plus que cette lithographie charnelle desséchant les plus belles fleurs, celle de quinte des fusils et de canons, le plomb, le plomb partout lestant les anges déplumés et les cygnes du lac sous les corsets académiques des danseuses du Kirov.

 

Dés lors je suis comme elle, pense comme elle et déclame comme elle: “Mon coeur s’est fermé à toute autre relation… Je suis un véritable cadavre vivant… C’est horrible … Pourquoi vivre avec ce secret? ” 

C’était comme si, avant de mourir, son âme expirait par ma bouche les paroles mêmes que j’aurais pu lui avoir confessées.

 

Lénine avait attendu votre dépouille Inessa, c’est désormais tout ce qu’il pourra avoir de vous. Une attente sans retour. Mais moi je vous avais entendue vivante et vous entends toujours, je sens encore votre âme éternelle frissonner comme un petit lampion scintillant le long des sentes de Baugy.

Le choléra est la moins terrible des maladies contractées, que celles s’attrapant par les miasmes du bacille Staline. Car ses instruments de terreur ont broyé tout le groupe de Baugy, depuis que vous avez définitivement cessé d’en voir le jour.

Le groupe de Baugy n’est plus. Vous n’étiez que pantins régentés sur cohortes de poussière. Vanitas, vanitas…

 

Depuis, j’erre dans la direction des Bosquets de Julie, vers Chailly, sur les hauts de Clarens, aux Avants, à Sonloup. Par le chemin des narcisses, la forêt du Cubly, je la vois parsemant la nature et ceci lime mon cœur, mais en même temps façonne en moi son unique tombeau à entretenir d’amour en ma chair.

 

Je ne puis rien avoir de plus profondément ancré que sa présence éternelle, en ma Suisse tranquille, moi, le vieux directeur esseulé de la Pension Lambert de Baugy-sur-Clarens. Elle avait ses idées, elle n’était point ce que je crus ou voulu qu’elle fût. C’était juste un pastel installé dans le mince cadre d’une imagination débordante, illusionnée de romantisme traître et pernicieux.

 

Je n’étais pas assez important pour lier le gentil coquelicot des champs au narcisse et à la soldanelle.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – MyMontreux.ch– CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX  –  “La rouge soldanelle de la révolution russe”, Avril 2017 – Tous droits de reproduction réservés.