Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 09/05/2016

la potence de Bois Gingin

Voici le 84 me conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Dans la région du Château du Châtelard. À frissonner… Bonne lecture!

LA POTENCE DE BOIS GINGIN
Genre: Epouvante-Horreur

Je ne pense pas que Grégory Smoth savait ce qu’il faisait à ce moment-là.
La corde n’était guère solide, avait traîné des lustres au fond d’une cave humide, alors il est normal qu’elle se rompît au premier essai de strangulation.
En plus, il fallait bien calculer le poids, avant de lancer les deux pieds dans le vide. Si on négligeait ces détails, il pouvait survenir des tas de désagréments; une corde trop longue arrachait la tête au moment de se tendre; trop courte, l’agonie durait indéfiniment.

C’était tout un art de pouvoir se pendre correctement, ce n’était pas donné à tout le monde d’arriver à accomplir cette tâche sans heurt, même de la part du bourreau le plus patenté.

Pour les décapitations, on faisait venir des exécuteurs de France, passés maîtres dans l’art de la décollation en effleurant. Pour le gibet on avait recourt aux experts de Grande-Bretagne, surtout pour une exécution de cette importance.
Aussi, lorsqu’enfin Grégory Smoth parvint au Château du Châtelard après un voyage aussi interminable qu’épuisant, et qu’il trouva cette espèce de couleuvre humide toute écharpée, il en fut fort désappointé.

Dans deux jours devait mourir Marie-Jeanne Floret, amante éprise de Jean Guisberg de Montignac, Gentilhomme de Toveyre et Seigneur de Marsan, lorsque la diplomatie officielle le lui commandait. La jeune fille avait, à plusieurs reprises, détourné les fonds du trésor chargé de préserver les remparts des alentours contre l’ennemi potentiel. À savoir La Tour de Saleuscex, la Tour de Gourze et Marsan, le Donjon des Planches et du Châtelard. Chillon était entre les mains des Savoie et ils avaient suffisamment de besogne comme cela, à empiler des juifs sur les bûchers, que de s’occuper encore des affaires d’autrui.

Lorsqu’on parle de détournement de trésor, on devrait dire de l’époux envers sa femme, car c’est lui-même qui lui en souffla l’idée, afin de s’approprier en douce des commodités qui ne plurent pas à tout le monde, comme on peut bien en douter. Grande vie, propriétés terriennes, bonne chère et femmes troussées, voici ce à quoi profitait les dîmes prises au peuple et servant la concupiscence d’un seul homme. Il lui fallût une main discrète et innocente, une fine corolle pouvant paraître ange et hors de tout soupçon, en cas de flagrants délits.

Cependant, le délit ne fut pas flagrant, mais les soupçons détournés sans faille au bon endroit.
Il fut donc facile de déverser les accusations sur sa seconde moitié, qu’il venait d’ailleurs de congédier sans délicatesse, en rapport avec l’affaire, mais sous prétexte d’autres menus tracas.
En un procès expédié à la va-vite, dans la grande salle des chevaliers, elle fut condamnée à être pendue haut et court au Gibet dit du Bois Gingin, dont le moignon surgissant de l’épaisse façade, permettait l’agencement de l’appareil en un tour de main.
La belle eut beau supplier, frémissant de tout son corps sous une chemise plus fine que sa peau, rien n’y fit, et ses mains jointes servirent uniquement à la cruelle morsure de cordelettes entamant sa chair.

On l’avait enfermée au sommet du Donjon, endroit où elle pouvait au moins embrasser la vue par une lage meurtrière, observer le lac et au loin les douces barques semblant voguer à mi-hauteur de brume. Elle se sentait encore vivre, malgré les lames de bise venant taillader sa frêle silhouette. Ce sang qui l’avait irriguée, les plaisirs rencontrés et les minces extases que lui avaient au moins donné à vivre cette vie qu’on lui enlèverait à dix sept ans, ne pouvaient calmer les affres que souffraient l’âme, et la peur du corps de se savoir tué.
Les garces n’avaient pas d’âmes et comptaient peu, par rapport aux seigneuries toutes puissantes menant les régions soumises sous une férule de fer.

Son cachot était égayé deux fois par jour, par Jean Du Guin qui venait lui apporter pitances et consolations. Il n’avait pas le droit de rester plus dans la cellule, que le temps imparti à déposer la carafe d’eau et le quignon d’épeautre. Mais il parvenait au passage et en cachette à cueillir un bouton de rose poussant contre la sinistre muraille des enceintes, moins volumineux que la rose éclose et qui pouvait plus facilement se cacher dans le broc.
Elle le regardait, alors pâmée un instant, les lèvres doucement entrouvertes avec de la roseur ravivant ses joues.
Ses larmes s’étaient asséchées, elle n’avait plus rien à pleurer. Cependant, malgré la longue chevelure ternie par la poussière et la pénombre permanente, il arrivait parfois qu’un rayon de soleil consolateur vienne raviver un instant la rousse parure flambant jusqu’au bas de l’échine.
Ses mains tremblaient souvent, elle avait des faiblesses sous lesquelles elle fléchissait, les genoux entamés sur la rugosité du sol, lorsqu’on la ferrait d’un carcan prenant la gorge, la taille et les poignets, dont l’un était rivé fermement dans la muraille.
C’était un lys mordu par le fardeau, que Du Guin entendait doucement gémir. Ses reins n’avaient point de couches, rien qui puisse adoucir ce sommier de douleurs, constituées de graviers inégaux et blessant l’arrête des hanches.

Cela faisait deux jours qu’elle gisait ainsi, sans même ne plus voir son cher lac et les douces ondulations des rivages baignés d’aubes ou d’après-midis dorés.
Puis il y eût cette autre souffrance qui survint, un matin très tôt. Elle entendit un bruit sourd de solives heurtées par une masse, puis des éléments métalliques rouler au sol. C’était au côté nord, on assemblait cette hideuse machine de mort, «Le gibet de Bois Gingin», sous les ordres et hordes hurlantes de Grégory Smoth. 
C’est lui qui serait en charge de rompre ce frêle coup de cygne, ce beau jeune homme élancé auquel on aurait même confié son dernier-né sans confession.
Il avait ordonné qu’on fit tresser derechef une nouvelle corde chez un chanvrier du Valais. On n’avait point caché les vrais motifs de l’ouvrage à l’artisan, et celui-ci s’était aussitôt mis à natter un vrai chef d’œuvre d’esthétique et fiabilité. Ce serait pour le lendemain seize heures pile, car on voulait montrer aux agriculteurs du coin ce qu’il en découlait de ne pas obéir aux lois établies par le Seigneur, concernant les relevés de la dîme.

Lorsqu’un jour avant, elle vit entrer Grégory Smoth dans son cachot, elle comprit de suite de quoi il en retournait, et sous son fardeau de souffrance, elle se mit à trembler comme brindilles au vent.
L’homme fut très professionnel, sans un mot, il aida la jeune fille à se relever, embrassa sa taille et sa grandeur d’un seul coup d’œil, toisa les bras, les mains, convertissait en aulnes et coudées ce qu’il faudrait en longueur de corde et résistivité pour tuer net la gamine. Il avait une grande habitude de tout cela et cet exercice fut expédié en quelques secondes seulement.
Il frôla la taille ainsi que toute la stature de sa victime, comme un prédateur évaluant la première morsure. Il sentit la tiédeur du corps, les bras ankylosés sous la férule, les poignets étranglés et déjà rongés par la rouille que la morsure des entraves avait bavée sur la peau. Il vit le tressautement du bassin, la terreur des hanches et de toute la stature, se voyant appréhendée par des mains infâmes profanant ses parties les plus intimes, jusqu’aux tréfonds de la peur et de son odeur spécifique caillant directement sur la robe.
Les yeux écarquillés, elle espérait encore, on la voyait fléchir la tête, et c’est à ce moment précis que la paume du bourreau en évalua l’épaisseur, alors qu’un cri aigre et unique, fendit involontairement l’espace.
Puis plus rien.
L’homme de mort avait accompli sa tâche, aussi parcimonieusement et calmement que s’il s’était agit de combler la fissure d’un mur.
Il possédait tous les calculs de sa géométrie savante, qui permettrait de balancer le corps de la pauvrette dans le vide, sans aucun risque de rater son coup.
Avec l’aide du pied et en appuyant au bon endroit, il remit à terre sans résistance ce pauvre lys rejoignant son lit d’ombre et de boue.
Jusqu’au lendemain matin.
Elle avait donc encore une nuit pour se sentir vivre, entendre surgir ses pensées, ressentir la sensation du pouls pulsant encore sous le velouté rongé des poignets.
Demain les étoiles seront mortes et, qui sait sous quelle nuit sera-t-elle enveloppée?
Ils la jetteront comme une malpropre entre les douves et le fossé, contenant les miasmes pestilentiels qui l’été s’allumaient de lanternes folles. Et la belle chair neuve, toute pure encore de n’avoir d’un homme, juste feint de ne jouir qu’une fois, ira là-dessous se décomposer en d’étranges argiles fiévreuses, qu’elle nourrira de son linceul charnel, et dont elle-même sera ensevelie jusqu’au fond des mâchoires.
Pas une âme bienveillante de pitié, rien, point de grâces, les garces n’ont point d’esprit.
La sensation de vivre! Sentir l’air autour du corps, son imprégnation dans les tissus, la fraîcheur vespérale ou les premières orées de cieux découvrant l’horizon et baignant de rosée les hautes pulmonaires dressées dans les champs!
La vie! L’herbe sous les pieds, le terrain solide du sol, le murmure du ruisselet frappant les aubes du moulin. Cela continuerait d’exister, une seconde après la rupture de la nuque, puis encore jusqu’au soir, et le lendemain, puis d’autres, avec les murets gonflés de mousse, l’ail des ours envahissant les rigoles et les talus de la Forêt Tavel.
Déjà, elle ne pourra plus jamais baigner ses longs bras dans le bassin de retenue, tremper sa robe en des écumes et tourbillons, manger à la fraîche des fruits fraîchement cueillis et dont les brises d’alentours renvoyaient plusieurs fois les saveurs!
De la chair, tout au fond d’elle-même, on allait excaver tout ça en un clin d’œil, en l’y balançant tout au sommet de ce gibet, la robe en désordre et l’intimité violée.

La corde était prête, les derniers martellements sur le Gibet de Bois Gingin s’étaient tus. Au sol elle gisait toujours, lame de chair affolée sous les entraves.
Dernière matinée, à voir le jour couché au sol, et surgissant sale par cette fenêtre transformée en niche inatteignable.
Grégory Smoth avait dressé l’échelle immense, contre les sinistres coudées de la potence.

Il montait maintenant les escaliers du donjon, elle l’entendit, mais paralysée d’effroi, ne put faire un geste, ni se redresser, plus vaillante que jamais.
Le beau bourreau mandaté par Jean Guisberg de Montignac, «afin qu’elle ne souffrit qu’une seule fois la mort par une main experte» s’était encagoulé, seuls ses profonds yeux bleus emplissaient les sinistres orbites de cuir.
On dû la redresser, celle qui n’avait déjà plus de nom et que l’on n’appela plus que Demoiselle.
Saisie par la fourche barrant les clavicules on l’obligea fermement à se maintenir debout, mais la pauvre ne pouvait que demeurer toute recroquevillée sous cette robe devenue crasseuse et guenilles.

Elle enflammait son dos de sa longue chevelure rousse.

Puis, on la libéra de la souffrance du fer, pour mieux la ficeler de chanvre.
Les bras et les mains placées dos à dos, se virent contraintes par les lacets lacérants, que la chair boursouflée finit par rougir d’un sang discret, qui se mit à sécher immédiatement sous la bise par plaques mauves et noirâtres.

Le vent mugissait par les interstices du Donjon.

Puis ce fut la longue descente des escaliers, pieds nus, sur le bois sablonneux, la marche sur les dalles glaciales. Elle sentit ses entrailles se vider, l’odeur du ventre remonter dans sa bouche, puis toute la base de son fondement, ses hanches puis ses reins se déchirer comme de gros glaires cherchant à émerger par les ourlets naturels d’aisance.
Du fer rougi ou du plomp fondu l’étreignait de part à part, ça l’investissait de l’intérieur avant de ressurgir en lui arrachant le triangle pubien collé de spasmes.

Les gens étaient là, devant, ceux qui allaient se repaître de la voir mourir, certains en retenant leur souffle, d’autres en vociférant, ou encore priant la larme à l’œil, avec des enfants installés sur les épaules.

L’échelle, de dos. Les horribles échelons rognant déjà son corps, réglant les derniers arpents métriques de son existence, degré par degré.

Elle fut maintenue par en bas, poussée par les hanches, pâle, on aurait dit un cierge blanc dont la flamme rousse s’élevait progressivement.

La masse ne bougeait plus, coagulée devant la beauté au supplice.

Puis encore, l’hideuse bête la forçant à grimper, entre les pleurs, les spasmes, les tremblements d’horreur et de froid, s’acharnant à lécher les chairs avant de les déguster une fois la mort venue, comme cette foule la goûtant du regard, la violant d’œillades lubriques sur toutes les coutures!
Une grande fête à l’assaut des chairs, qu’on pouvait voir se débattre en vain.
Et c’est ce qui faisait toute la force de la situation.

Les derniers degrés furent atteints.

Alors, Grégory Smoth, qui avait jusque-là emporté l’infâme reptile sur les épaules, le déroula lentement, afin de placer la gueule ouverte du nœud coulant autour de la gorge de Marie-Jeanne Floret.
Il sentit la viscosité du cou effleurer le chanvre râpeux de la corde.
La jeune femme suait de terreur, des gouttelettes grasses de sébum abreuvèrent la matière affamée voulant au plus vite la broyer entre ses mâchoires, la délicatesse du port de tête qu’elle emporterait d’une pièce, en y brisant les cervicales.
Il fallait que le nœud affleure la maxillaire droite, afin que tout se rompisse en un seul coup sec et violent.

Au bas, on dégagea la fosse béante dont on ne voyait pas le fond.

Elle fut dûment parée pour le grand saut. Raide.
Les eaux orificielles se partagèrent en deux, coulant chacune sur la cuisse droite et gauche, avant de détremper les chevilles et les barreaux de l’échelle.

Par la taille, puis bondissant sur son dos, accroupis comme une gargouille de cathédrale, il accentua la brisure du coup en donnant des à-coups secs, à cheval sur ses épaules, son sexe infâme cavalant contre le chanvre alors qu’il galopait au rythme des convulsions parcourant le corps de péristaltismes incessants.

La foule n’avait rien dit. Et la morte s’en était allée, plus vive dans son spasme que n’importe quel vivant pouvant souffrir la mort en une seule fois.
Surtout lorsqu’on en ignore le jour et l’heure.

Et c’est une gerbe fauchée avant d’avoir pu germer, que l’on précipita en terre sans égard, ni espoir de germinations futures, moissonnée avant l’heure, de toute la lourdeur que les chairs mortes ont le privilège à ce moment-là, de ne plus avoir besoin de retenir.

Et de la fosse, un grand corbeau s’échappa, croassant rageusement, avant de se poser tout au sommet de la Potence du Bois de Gingin.

Les garces n’ont pas d’âme.

© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La Potence de Bois Gingin», février 2015 – Tous droits de reproduction réservés.