Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/11/2018

La petite pâtissière du Plaza

Voici le 180ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Dans un grand Hôtel de Montreux…

 

La petite pâtissière du Plaza

Nouvelle fantastique. 

Il y a de la brume partout et la grande dorure de l’entrée retentit de passants excentriques. On entend les dîneurs attablés dans les salons attenant aux quais, tandis que la froidure cherche à s’infiltrer sous les plinthes. Il circule beaucoup de pas sur ce marbre atteint de démarches trépidantes. On y voit même la pluie, maculée de semelles, s’insinuer toute seule jusqu’à s’évanouir ensuite à mi-parcours des ascenseurs.
Puis il y a ce pianiste qui se lamente, dans le salon des dames, d’un semblant de bonheur retrouvé. Les napperons de tables sont fanés, les hôtes repartis vers une existence devenue invisible aux yeux de tous. La station gît dans une mélancolie pastel, que l’on voudrait reprendre en même temps que les digitées pianistiques de Satie, Morricone et Bach.
Il reste les chariots au milieu du passage, des coupelles en inox, avec les miettes du brunch attendant la fin d’un hypothétique deuxième service.

La météo grisaille partout avec bonheur, laissant une buée translucide sur les baies. La réception bâille un espace qui n’est habituellement pas le sien; sur la moquette, les valises gaufrent l’usure des continents en dérive.

L’hôtellerie mélancolique de la Riviera, dont les nocturnes déambulent telles des panoplies exposées habituellement avec fracas sous les lustres à facettes flambant les bals, tombe subitement en désuétude, comme pour rattraper le temps perdu.
La pianiste ne s’arrêtera plus. Les chaises longues tendent vainement leurs accoudoirs comme des bras faméliques et définitivement dénudés.
Rien, ni personne, plus de cocktails sous les parasols, plus d’ombrelles en papier piquées aux dessus des verres à pied.
Les glaçons fondent lentement avec la buée des coupes, on attend placidement une trace de bouches alanguies sur leurs bords, ou la morsure d’un rouge à lèvres sur une porcelaine limogée.

La petite pâtissière était une habituée de l’endroit. Elle demeurait sur place, parfois longuement pâmée, les épaules accotées contre les fenêtres, en début ou fin de services, à observer les rives de Saint-Gingolph, semblant attendre un quelconque attelage pouvant l’emmener très loin de cet endroit. C’était la dernière à quitter les lieux, juste après ce vieux Bavarois très amateur des hammams à l’eucalyptus. Un Bavarois robuste et globe-trotter, qui venait à chaque saison remplir sa chambre de joyeux vagabondages.
La moitié du personnel désertait le lieu, il ne restait plus que les indigènes, ce serait ainsi jusqu’à mi-novembre. Puis viendrait la fougue natale, avec les illuminations, le carton-pâte coloré d’un ensemble anarchique.
Une tristesse en flambeaux tirant la solitude à bout de bras.
Les murs réfléchissaient le teint des vitres, et les miroirs ceux des boutiques illuminées et fardées de linges et autres peignoirs immaculés.

La pâtissière errait dans ces couloirs, cheveux mi-longs, d’une démarche légère, tenant en ses mains, avec grâce, des pièces montées de Chantilly. Il semblait que la seule et unique personne que nous pouvions rencontrer en ces endroits délaissés, était sa déambulation résolue et silencieuse.
Comment s’y prenait-elle donc pour se trouver partout omniprésente ?

Nous courrions, les pieds glacés par le marbre, entre chambres et réception. C’était une découpe de cieux filtrant le paysage, les saules frôlaient les baies et l’on voyait frémir le moindre branchage entre la brise et les petites lentilles mouchetées de pluie.
Les dorures du hall peinaient à colorer l’endroit, même avec le renfort de cet étrange plafonnier aux verreries multicolores, ou ceux de la salle des brunchs, bien plus voyants encore.

Elle, on l’apercevait voletant, silhouette aussi souple que deux pans de rideaux chahutés par la brise. Si ce n’était le massepain régulier d’un visage et les amandes douces de son regard, qui vous fixait bien centré, on aurait pu croire que cette neige battue n’était qu’apparition momentanée, que l’on rencontrait un peu partout dans les anfractuosités de l’hôtel. Oui, un peu partout, mais jamais en même temps, en une seule prise.

Une saveur vanillée léchait sa silhouette. Entre les rugueux étages de service et les ascenseurs aux planchers élimés, menant à la cafeteria, entre les sombres échafaudages des cages d’escalier et les anciennes odeurs de cuisines éveillées par les nouvelles rôtisseries, on l’apercevait une seconde, monter ou descendre toute à son aise, chargée le plus souvent de protubérants plateaux, ou alors glissant au sol, les bras le long du corps, qu’elle semblait devoir lester contre des envols inopinés.
Parfois, une porte de chambre s’ouvrait, et l’on voyait miroiter le lac sur les plafonds, et les balcons trembler de clartés sauvages. On regarnissait le bar, on étirait des édredons, et cela se pratiquait à l’étouffée, tous pas absorbés, aux confins des moquettes.

Dieu merci, la saison tournait!

On en sortait de ce ciel toujours bleu, de ce soleil poisseux, du rassurant joli passant jour après jour de manières ennuyeuse tel un cortège funéraire. Le ciel se labourait de gouaches scandinaves, les nues montaient à l’assaut de Glion à vive allure, la terre s’élevait enfin jusqu’aux nuages! La froidure activait les gestes, et les moues de dénégations se trouvaient enfin bâillonnées sur leurs lèvres patibulaires.
Entre la peau du lac et le début du brouillard, voguaient encore les bateaux Belle-Époque de la CGN. Ils déglaçaient une enivrante clarté de néon que le ponton humide renvoyaient sur les bastingages, le tout enveloppé par cette caractéristique odeur d’huile minérale, zébrant les pistons de tous leurs feux!
Curieusement, «La Suisse» accastilla vers le large, puis dépêcha une vedette jusqu’à la rive. C’était la première fois que l’on voyait se dérouler tel phénomène. Cette dernière cinglait droit sur «Le Plaza». Un client important devait avoir loué le bateau pour lui seul ou sa famille, on venait donc certainement l’accueillir, avec l’apparat nécessaire dévolu à sa convenance.

Pourtant, dans le grand hall, rien ne survint. Les fauteuils reluisaient de leur cuir à vide, et sur les tables basses, dégarnies, il ne restait ni prospectus ni journal égaré. Alors pourquoi tant de personnels marins, mousses et premier de quart entrant par le quai, puis se précipitant les yeux exorbités vers l’entrée du SPA?
À peine ce questionnement survint-il qu’une autre curiosité lui succéda. Il se déroula l’une des manigances les plus étranges qu’il eût été donné d’observer. Il n’y avait aucun témoin et, ce matin-là, la réception principale se trouvait privée de personnel derrière les comptoirs. Le veilleur de nuit venait à peine de quitter son poste, avant d’être relayé par les employés de jour. Nous étions entre le moment crucial de la fin d’une expiration et le début de l’inspiration suivante. Ce merveilleux temps de latence où tout peut devenir possible ou accessible en un clin d’œil.
L’étrange procession de marins suivait la petite pâtissière, avançant aux avant-postes, avec une grande tourte de sucre glace, surmontée d’étages habilement superposés les uns sur les autres. Le bel ovale du plateau d’argent, dont les bords demeurés nus scintillaient ardemment, se virent encore de loin, même lorsque cette étrange procession finit par regagner le chétif ponton accédant à la vedette.
Les feux de détresse du vieux Rhône et celui surmontant le pont de la Baye de Montreux confrontaient leurs lames orangées en une rixe se vitrifiant à vive allure entre les strates d’intempéries.
Les mousses se tenaient sur le côté, tandis que les embruns du lac ravageur manquèrent plusieurs fois de culbuter la malheureuse pâtissière, semblant cependant ne pas prêter la moindre attention à ce déluge s’abattant sur la station. Elle glissa, s’enlisa loin de tout, absorbée par les crinolines et les crachins mazoutés de la belle dame «Belle-Époque».

La petite pâtissière du Plaza ne se retourna pas une seule fois, mais lorsque sa silhouette et les hanches du bateau se furent fondues dans la bruine, la foule et les résidents réapparurent subrepticement un à un, puis par grappes disséminées, dans un joyeux tintamarre, tandis que le ciel azur de la Riviera se replaçât en équilibre au-dessus d’un soleil maintenu par un solide fil à plomb, l’arrimant jusqu’au zénith.
À l’étage où se trouvait le SPA, passait continuellement une belle jeune fille ressemblant comme deux gouttes d’eau à la petite pâtissière.
Comme chaque matin, elle venait reprendre son service en cuisine.
Qui sait?

© Luciano Cavallini, & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La petite pâtissière du Plaza», octobre 2018. Tous droits de reproduction et diffusion réservés.