La petite fiole bleutée de l’Île d’Elbe
Voici le 187ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Des souvenirsvécus dans l’immeuble “Les Bouleaux” à Clarens.
La petite fiole bleutée de l’île d’Elbe
Récit – Fiction
Librement adapté de faits réels.
Aline avait acheté une petite fiole bleue d’eau de Cologne, dans un magasin ouvert sur la mer et devant lequel son regard cyan demeurait fixé.
Elle regardait au travers du verre, alors que l’odeur marine léchant les dallages lui revenait par bouffées dans les cheveux, juste vers les tempes que chahutaient des mèches rebelles.
Lorsque les premières gouttes perlèrent sur le laqué du poignet, que le soleil incendiait le port et filtrait derrière les vieilles persiennes des façades, je la vis, inondée par la blancheur des dalles, ruisseler des bras, puis tourbillonner tel un filet d’air devant l’ouverture béante, tandis que la fragrance s’imbriquait entre les voilages, l’azur et le lys incarnant de sa silhouette.
Le petit flacon miroitait sur sa peau et l’écharpe de soie qu’elle venait de choisir, fleurdelisée contre l’interstice du cou.
La mer, que l’on voyait à ce moment-là, privée d’embarcations, essaimait son lapis-lazuli, s’irisait sur l’air dense de l’après-midi, filmant les fines courbes d’Aline d’un louvoiement aussi souple qu’une lame de Tolède.
La belle avait atteint sa pleine inflorescence !
Ce n’était plus la frêle enfant rencontrée dans la cour des “Bouleaux”, à Clarens. C’était celle qui venait tout raconter, me choisissant comme confident, assise sur ce banc au jardin des Brayères, alors que grand-mère Cachelin apportait le thé, puis quelques minutes plus tard une ombrelle formant une auréole délicate sur le teint d’Aline.
Ce qu’elle me narrait, je le vivais car, à Clarens, c’était toujours l’été, ce l’était encore en ce temps-là. Sous la corolle translucide, sa frimousse émerveillée ne tarissait plus d’éloges à propos de Piombino et du grand bateau qui accostait à l’Île d’Elbe.
Il y avait là un hôtel construit comme une grotte, avec des escaliers sinuant entre des roches aux arêtes acérées. Une fois les valises délestées avec empressement, elle s’enfuit en solitaire au marché des pastèques, le long d’un chemin bien tracé, mais bordé de hautes herbes emplies de stridulations aigües, d’orties géantes aux sucs venimeux et de figuiers sauvages. On pouvait ramasser leurs lèvres éclatées contre le sol, puis en sentir la saveur miellée couler dans la gorge, leurs blessures cailler sur les doigts.
La chaleur embrasait les mollets, élégamment entrelacés par des lanières serpentant aux sandales et, derrière les roseaux, partout la mer, les flots miroitants, l’onde couleur des yeux d’Aline, faite de ses larmes, de ses pigments; ça filtrait entre les plantes, sur les membres brûlants, le cuir d’un bracelet, les épaules.
On arrivait haletant vers la roulotte des pastèques, vers la phosphorescence des granités perlant autour des digitées de la jeune fille. Les courroies du sac entamaient la peau en la goûtant, l’anse du panier, le dos de la main, tout ce sel caniculaire saillait de la chair après avoir émergé de la Tyrrhénienne.
On y était.
Je partais là-bas avec elle, tout en demeurant assis sur le banc.
Elle s’émerveillait, s’emportait, en décrivant les arômes et l’onctuosité des glaces vanillées ou autres sorbets s’étalant à l’infini sur la devanture des “gelateria”. Lorsqu’une languette de ce nectar percutait le sol, il s’évaporait un effluve que l’on sentait encore longuement, surtout l’odeur des framboises directement assommées par un coup de chaud.
J’imaginais bien les lèvres finement ourlées d’Aline, rougies de petits fruits, se glacer de nectar, alors qu’elle était assise face aux triporteurs lancés en pleine course dans le village et dont les opercules argentés zébraient le passage en un éclair !
Il était pourtant aussi beau en ce jour de juillet, le jardin des “Bouleaux”.
L’allée de gravier, notre premier chemin de vie, la première sente aventureuse. Les lauriers en pelotes et autres rosiers enguirlandant leurs archivoltes sur fonds d’azur. Lorsqu’Aline esquissait son visage au travers, telle la lune perlant d’une coupelle de lait, on aurait cru apercevoir le fin ouvrage d’une porcelaine, enluminée de floralies.
Puis il y avait eu ce grand bateau. La façade de la coque sur laquelle on était monté si haut, cette clarté, il y en avait partout et bien trop, elle s’écoulait comme du verre en fusion par les écoutilles, les hublots, sur le jupon des embruns.
C’est alors qu’elle se mit à parler de Gino.
Avec empressement.
Gino, le bel Athalien. Sans se rendre compte des maints coups de poignard dont elle me lardait.
Gino représentait l’été flambant d’Elbe et sans plus, une espèce d’engouement, dont les sens éblouis de soleil demeuraient encore aveuglés d’éphèbes chavirant la tête des belles ingénues.
Il avait les yeux noirs geai, la tignasse sauvage et ténébreuse, ferme comme un guerrier grec, le bronze du poitrail patiné par le large. Il possédait toutes les qualités d’une passade exotique, car au fond de soi-même on savait très bien, même avec peu d’expérience, que ces amourettes n’auraient point d’avenir.
Aline passait donc toutes ses villégiatures aux côtés de ce ” Gino d’Elbe. ”
Je me rappelle encore de chaque détail, je la savais là-bas, la chevelure aux vents et proche des martinets, tandis que je restais seul, cloîtré chez grand-mère, enfermé derrière les rideaux, à regarder le jour filtrer et le Château des Crêtes se décalquer en filigrane derrière le tissu.
Puis, la nuit venue, de sortir précipitamment, de descendre à toute allure au port de Clarens par l’avenue Gambetta, de marcher à grands pas vers Montreux en sentant les moiteurs nocturnes m’échauder à chaque pas, le cœur palpitant!
Quelque part je désirais un peu de cette Elbe sur Salagnon, alors que les résineux méditerranéens embaumaient le quai des fleurs; oui, j’étais vers un Pausilippe où Aline, monarque absolu, régnait en prêtresse sur tous mes étés.
Je poussais la cadence jusque vers l’Excelsior, puis la grotte émeraude et si fraîche du jardin de l’Hôtel René Capt, ressemblant à une profonde alcôve en laquelle je n’aurais nullement été surpris d’y rencontrer une Aline, Vénus d’albâtre émergeant du cœur de la source.
Gino, le pêcheur de l’île, rentrant avec son embarcation pour le premier marché, chargé de frétillantes créatures d’argent, c’était, pour Aline, Ulysse retrouvant Ithaque.
Lui, et sa chambrette toute minuscule, louée au mois, à la criée.
Aline respirait les relents marins revenant du lointain, les cargaisons de poissons encore vivants ou agonisant par saccades, mais dont l’écœurante puanteur demeurait tout le temps entortillée dans les mèches poisseuses du jeune homme.
Ça fleurait bon l’aventure, là où s’engloutissaient tous les horizons et ressacs dans le vortex équatorial.
Tout ceci n’était charmant qu’assis sous un parasol, avec un étal ou sur un transat mais, après, il y aurait eu la vie de tous les jours. Le quotidien. Ça n’irait jamais plus loin que là où l’on jetait les nasses.
Alors…
Alors adieu, Gino !
Elbe c’est très loin et Montreux ressemble aux voyages du sud que deux mois par année, puis les indigènes ne sont pas des Méditerranéens, ils ne goûtent ni l’agrume, ni l’olive, ils pataugent plutôt dans le carnotzet, l’assiette valaisanne et le fromage, chialent sans cesse à propos de tout, ce qui est nettement moins glamour que l’olive et le citronnier, la figue ou la grenade.
Cela avait été très douloureux sur le quai, encore plus en débarquant à Piombino.
L’hôtel paraissait ombrageux et basse la salle à manger. Les murs peinturés à la craie, tombaient en poussière au fond des assiettes creuses.
Cependant, la nature était bien conçue, car le port en s’éloignant, avec le petit caniche torse-nu agitant son mouchoir, devenait déjà une image d’Épinal, pitoyable à souhait.
En fait, les sentiments se vivaient exacerbés en un éclair et se mourraient aussitôt, comme des extraits de parfum, juste émis à la seconde près sur l’embrasement solaire, avec le sable s’écoulant entre les doigts.
Ce n’était qu’un climat volatile, aux ondées se brumisant avec le reflet des cieux sur la mer.
Sans qu’elle le sache, j’avais été emmené là-bas.
En me racontant tout, elle avait agi comme si je n’étais qu’un ami d’enfance.
Sans prévenir, le monstre Ébirdet, le petit gnome hideux et concierge des “Bouleaux”, avait enclenché le jet sur les massifs de fleurs; on ne l’avait pas entendu arriver, il filtrait comme la poisse sur la robe d’une communiante.
L’odeur âcre des façades touchées par les flots nous parvint aussi puissamment que je humais, sous la chaleur, la peau d’Aline exhalant son essence citronnée.
Elle tenait toujours la petite fiole bleue dans sa main.
La seule chose qui lui restât fut l’odeur, l’esprit, l’encre marine au fond d’une bouteille.
Le jardin des Bouleaux rivalisait d’éclats avec ceux, bien mieux entretenus, des jardiniers de Montreux.
Au bas de la Rue du Port, il n’y aurait pas de pêcheur. Gino resterait noyé dans son destin et moi en lien avec Aline, ancré fermement à tout jamais contre sa coque et ce parfum accrochant les dalles rêches de l’été.
© Luciano Cavallini & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La petite fiole bleutée de l’île d’Elbe» – juin 2018 – tous droits de reproduction et diffusions réservés.