Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/06/2015

La petite Blanc

Voici le 35ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, dont toutes les intrigues se passent sur la commune de Montreux. Régalez-vous de cette belle écriture!

LA PETITE BLANC
Genre : Fiction-Amour-Adultes.

Il régnait une clarté d’aube, aux alentours de la petite église de Glion. Les arcades ouvraient sur le lac, découpant le paysage lointain en ogive. De loin on aurait dit des petits tableaux suspendus au dessus du vide, en enfilades, comme de la broderie à ciel ouvert.
Elle jouait tous les jours sur la terrasse, la petite Blanc. Elle regardait passer les Sœurs austères, revenant du jardin, ou descendant les allées de gravier qu’on entendait crisser sous leurs chaussures. Toutes vêtues de gris, elles transportaient solennellement leurs pots de confitures, les mains rougies par les fruits, dont on devinait le fumet tiède s’exhaler partout.
Elle jouait, ou rêvait, écoutait l’eau des fontaines, les sentes bruisser d’insectes, regardait l’atmosphère vibrer sous la chaleur, dès qu’on éloignait le regard par delà l’horizon.

Le matin, après avoir chanté avec le chœur, enserrée dans sa chemise et jupette bleue marine, elle demeurait plus longtemps que les autres, esseulée volontaire, rubans nattés en bouts de tresses, à l’attendre, le Grand Trouble, en cachette, protégée par le haut porche et ses sentinelles d’ombres grisâtres veillant sur elle.

Il régnait une clarté d’aube, comme la sienne, arborant ses dix-neuf ans révolus. Sous son col de chemise, elle sentait la gorge moite de chaleur, endurer le pouls d’une passion récente, quelques prouesses poignaient, de partout, rendant la peau différente, même recluse sous les habits.

Des odeurs âcres, un réveil sourd entre les bras et les seins, dont les aréoles bourgeonnantes frôlaient le tissu, enclines à un nouveau malaise, prenant plus de place, mais dont le froissement oscillait entre l’agacement voluptueux, et l’angoisse de se retrouver soudainement avec si peu d’espace dans le vêtement.
Sous la jupe et la racine des cuisses, les hanches s’étaient creusées, en même temps que les iliaques forcissaient. Elle sentait qu’une turgescence l’envahissait, d’une sève plus nourrie, plus abondante, puis il y avait eu ce sang, qui soudainement l’avait blessée sans qu’elle eût vraiment ressenti de douleurs. Tout cela l’inquiétait au plus haut point, c’était à n’y rien comprendre, peut-être devenait-elle malade d’un mal inavouable qu’il fallait souffrir en martyre.

Les arcades ouvraient sur le lac, toute une lumière neuve, partout, qui l’éclairait sous de nouveaux avantages. Les socquettes arpentaient moins hautes vers les genoux, les jambes s’étaient effilochées, fuselées, présentant une peau laquée, emplies de moiteurs nouvelles, qui ne ressemblaient guère aux albâtres de l’enfance.
Quelques désirs couvaient, aussi, lorsqu’elle s’appuyait contre le muret râpeux, il lui venait partout des frissons par l’intérieur, tandis que l’échine fossoyée sous la chemise bouffante, s’érigeait par péristaltismes, comme pour mieux voir entre les feuillages, l’air frissonner plus près, toujours plus proche.

C’est une maladie qu’elle avait dû contracter, finalement connue d’elle seule. Sur son visage brûlant, les tessons de canicule cuisaient, et c’était maintenant une rosée huileuse, qui baptisait le tissu du vêtement.
On voyait des contrastes humides, forger de nouvelles aisselles, vers les bras levés. Puis, nouvelles, les arrêtes profilées des poignets, ces fuseaux luisants jusqu’aux midis, et dont le glaçage persistait jusqu’à l’heure du goûter, se mêlant parfois subtilement au pain de mie touché par la peau.
Enfoui comme un esprit aux digitations sourdes, maintenant lové sur son corps, accusant de nouvelles fougues, s’en allant en elle, puis sous son buste, le Trouble montait en puissance et hardiesse.
On percevait presque le frôlement agacé de la toile, frotter contre la peau. Cette étrange balancelle, douce au début, puis s’accentuant, posant d’un bercement à l’autre des chapelets de frissons.
Frénétiquement surprise comme une reclue dans sa prison d’étoffe, elle se sentit partir vers la peur honteuse de tout d’un coup mourir, ou de ne jamais plus pouvoir revenir à elle.

Personne, personne, ne devait deviner de quels maux elle souffrait, ils ne pourraient jamais être élucidés. La nature lui jouait des tours, la baignait d’une eau salée, d’une drôle de source fusionnant du goulot au bassin. Les ruisselles, toute menues au début, menaçaient de tout envahir, d’exploser en marées hautes, et de fendre les conques sur la pierre rêche, attiédie par les cieux ensoleillés, et des petits tableaux suspendus au-dessus du vide, en enfilades, comme de la broderie à ciel ouvert.
La maison mère était ouverte. Peut-être trouverait-elle réponse auprès des livres sacrés. On ne savait jamais et, de toute façon, il valait mieux ne jamais parler de maladies incurables aux adultes, et garder honteusement les saignements enfouis au fond de soi, ou sur la paille qu’on brûlait de suite après s’être blessée à nouveau, sans savoir comment.

Adeline blanc poussa la porte. Elle entendait triller les oiseaux, les clameurs monter de la plaine. Sentait l’odeur d’ambre et papier bible, des versets ouverts sur l’autel nimbé de vitraux. Son visage s’insérait parfaitement dans les cadres gothiques, et sous les manches, la chaleur des membres, suspendus au dessus du dossier, relâchaient à vide, comme des gouttes de cire non suffisamment caillées, pour arrêter de s’écouler.

Dehors, les Soeurs martelaient à nouveau les allées, entrechoquant les confitures cristallisées au rouge, plus rouges encore, fuyant la membrane élastique d’un épithélium.

L’après-midi goûta le corps de la petite communiante, dont les nattes relâchées, libéraient les cheveux d’un visage trop longtemps retenu.

Alors elle se leva, avança vers l’hôtel, et de ses mains moites, vers le Père de tous, qui voyait, sentait, et peut-être entendait ses angoisses de convalescente, elle eût le grand frisson mortel des chairs longuement fouillées, et qui, en un soupir profondément rauque, convulsèrent sous le grand baptême de la vie portante.

Elle venait jouer tous les jours sur la terrasse, la petite Adeline. Se seraient peut-être les derniers qui la verront muer, avant qu’elle ne pénètre dans la cour des grandes.
Comme un éternel retour, la vie fichait son glaive à blanc, entre les reins d’un monde qui serait l’humanité future, tant que Dieu créait la femme.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains, (AVE) © Luciano Cavallini, novembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, «La petite Blanc» – Tous droits de reproduction réservés.