La penderie du boudoir
Voici le 52ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux.
La penderie du boudoir
Genre: Fantastique
à Jenny B.
“Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme, ce sont les bras de l’homme qu’elle aime” (Yves Saint Laurent)
Elle était là, protubérante, fixée comme un monolithe dans le réduit.
Une forme noire bien découpée, alors qu’à l’arrière, depuis le salon, un jour bleuté se jetait littéralement par la fenêtre jusqu’au milieu du living.
Les berges de Montreux circulaient sous une épaisse couche de chaux caniculaire, le lac semblait sans fonds, composé uniquement de cieux amoncelés les uns sur les autres.
La saison radieuse déversait sa constante rumeur, le bruit étant un des principaux éléments de la majesté estivale, le bruit humain s’entend…
Mais l’Autre se dressait, imperturbable, avec des embruns parfumés, évanescents d’habits commençant à se délester d’un corps aimé, tout en y conservant de vagues réminiscences.
Ça pouvait devenir inquiétant. Surtout cette senteur qui, à la fois s’était accrochée à la chair, ou se disséminait en légères nues au-dessus de sa présence.
Il y avait une indistincte survie entre les rayons; tous ces chandails pliés les uns sur les autres, semblant abandonnés à leurs sorts, comme expirés de toute atmosphère, qu’y avait-il donc de plus inapproprié que ce genre de circonstance? C’était trop parfaitement empilé, avec une minutie exagérée, voire maladive, pour que cela resta sans rien advenir. Un jour les fibres s’éveilleraient, affamées de chairs, avec le désir insoutenable d’emplir un corps, de pourlécher des galbes, ou de voleter légères au-dessus des hanches.
C’est cela; les vêtements auraient envie de humer les souples arrêtes des poignets, de frôler la peau, d’en agacer l’inflorescence épidermique, de danser sous les louvoiements filiformes des flux dénouant les volutes de l’entière silhouette.
De jour, on avait l’impression de pénétrer un mausolée, d’en dérober les sèves ensommeillées, voire de profaner l’intimité d’un lieu se rattachant à d’autres, et bien plus pudiques encore.
Il y avait ces manteaux et ces vestes, comme des téguments inutiles, suspendus béants, ou crucifiés encore à ces mêmes cintres suppliciants. La rareté de l’air n’exprimait plus rien de vivifiant, en revanche quelques soupirs, demeurés autonomes, tournoyaient autour de certains vêtements suivant le manège espiègle au bout des tringles.
Des mouvances d’étoffes s’interpénétrant dans le silence de la pénombre. Un lieu sans issue et muré par la paroi de l’armoire, la façade de la maison, deux barrages dont la solidité à toute épreuve retenait les zéniths flamboyants du dehors, ne demandant qu’à tout investir sans réserve.
Je ne pouvais me départir de ce lieu, et il y avait d’autres choses encore. Il y avait ces chaussures qui, de nuit, semblaient frôler le sol. Enfin le caresser comme si on marchait sur du coton, ou encore précautionneusement, tout comme une mère s’approchant du berceau de son enfant. Puis, en m’éveillant, plus rien du tout évidement.
Cela recommençait pourtant, entre deux sommeils, parfois même de manières plus prononcées, comme pour me narguer, sans que je n’arrivasse à définir si je me trouvais en état de veille ou d’onirisme.
À n’en pas douter, ça marchait, mais pas dans l’appartement, ni dans aucune autre des pièces environnantes. Non, les pas provenaient directement du plancher de l’armoire!
J’entendais d’autres heurts, ceux provoqués par les objets déplacés au passage, comme les ceinturons qui s’entrechoquaient, les fioles de parfums soulevées puis déposées ailleurs ou renversées, le porte-bague représentant une petite souris argentée qui trottait à pas menus, puis disparaissait aussitôt sous une anfractuosité en rongeant les plinthes.
Oui, tout semblait participer à l’organisation d’un monde annexe, et pour celui devant affronter ce phénomène, ça suffisait à provoquer un certain malaise, vous donnant à croire que cela survenait vraiment, mais cependant pas encore assez concis pour en avoir l’intime conviction.
Il y avait d’autres manifestations plus inquiétantes, des boîtes, des chaînons, tout un coulis de manches vides sur le tablar supérieur, rampant illusoirement vers les fins reptiles soyeux les ayant longuement transportés en leurs douces transes ondulatoires.
Les portes s’entrebâillaient, on les entendait avec aisance, car ces dernières portaient à faux, selon qu’il fit une météo sèche ou humide. On pouvait tenter tout ce qu’on voulait, l’ombre persistait partout, indissoluble à la lumière, à l’air ou dans l’eau. Il y avait juste un petit orbe de clarté sur les hauts, le filtre cyclope d’aération, percutant d’une balle stellaire la cible du lieu.
Ça bougeait. Les piles de linges respiraient comme le soufflet d’une forge, ou plutôt soupiraient par intermittences. L’air devenait rare, aspiré vers le fond de l’armoire par succions successives, l’espace semblait grignoté ou plissé comme les autres soieries. Des nuances imperceptibles contrastaient sur le sable ombrageux essaimé partout. La porte du réduit demeurait ouverte, tandis que celles de l’armoire s’élargissaient de plus en plus, battant leurs volets anarchiques sous l’assaut d’une tempête invisible, des parfums et eaux de Cologne n’ayant de cesse de souffler toujours plus intempestivement leurs terribles orages olfactifs!
Désirs de Son corps, de Ses chairs, vêtements voraces devant au plus vite dévorer son épiderme, s’empreindre de ses sueurs, de ses suaves moiteurs corporelles dont chaque fibre en était devenue friande! Habits vampires émergeant de leur caisson, ces lianes de cuir s’élevant des imbroglios tissulaires et cherchant à cingler sa taille, d’autres reptiles, plus sourds, comme par exemple sa montre bracelet, dont la survie du cuir dépendait uniquement du ruissellement nacré de sa peau et des secondes du pouls.
Je n’arrivais plus à dormir, je restais telle une gargouille, accroupi sur le plancher, le regard hagard et lointain, fixé entre les constellations carnivores de la lingerie féminine.
La veilleuse donnait un halo albinos, mon âme prise d’assaut s’élançait entre les scissures des feuillets et des haleines venimeuses des hydrolats.
Il fallait coûte que coûte que ces chemisiers s’emplissent de chairs, qu’ils puissent par tous moyens se clore hermétiquement contre les fragrances d’un corps retenu prisonnier et phagocyté par ses saveurs, ses sucs vinaigrés ou ses humeurs glucosées d’une peau onctueusement fermentée en chais!
L’armoire devenait four, le dernier ajout dont les habits avaient besoin pour savourer à leur aise les mets corporels.
Même dégriffé, le corps laissait sa marque sur l’étoffe.
C’était déjà ainsi en grandes surfaces, les femmes se laissaient hypnotiser par le succube de la mode; il était là, terré en chaque rayon, béant de l’encolure et des manches, prêt à partir à l’assaut des consommatrices, hurlant sur les piles, vociférant formes et couleurs, enchantant les filles, les berçant toutes de son charme illusoire qui, en enrobant chaque fois mieux leurs silhouettes, n’en était pas moins là que pour mieux les savourer.
Ogres de soie aux gueules avides, plantes carnivores digérant la féminité dans le tintamarre hideux des savonnettes anglo-saxonnes, suspendus ou pliés en surabondance, tous croupis dans les marécages vaseux du consumérisme!
Ah! Je sentais sa peau! Je ressentais son corps!
Et les montants de cette massive armoire sur moi semblaient se rabattre à tout jamais, alors que je me repliais dare-dare au rayon de mon tout dernier retranchement!
© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, “La penderie du boudoir” – Tous droits de reproduction réservés – juin 2015.