Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 10/08/2015

La patinoire de Caux

Voici le 44ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Rappelons que tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux.

LA PATINOIRE DE CAUX
Genre: Fiction fantastique
à Jenny B.

Toi qui viens admirer nos riants paysages,
En passant, jette ici ta pite aux malheureux;
Et le Dieu dont la main dessina ces rivages,
Te bénira des cieux.
(Le Doyen Bridel)

Avec humour, le promeneur pouvait lire la pancarte suivante accrochée contre les barrières de la patinoire de Caux:

“Patinoire de Caux fermée pour cause d’été caniculaire.

C’était un recoin ombragé que recherchait Ferdinand Labrousse, un endroit sans feux, sans cloques échaudées sur l’asphalte tuant le randonneur.

Il y avait, en cet endroit-là, un soupir de cimetière, rien ne laissait supposer qu’en cette prairie grasse il fût possible d’y givrer quoi que se soit lors de la saison froide. Les passions devaient s’apaiser en ces ombres bienfaitrices, toutes vibrantes d’insectes et de treilles mouchetant l’endroit d’un fond étincelant.

Le miroir lémanique se reflétait jusque-là, mercurial, il devenait un promontoire sur lequel les cieux vaquaient sans ne jamais sombrer. On les devinait, explosant à l’arrière des grands sapins, inondant les sous branches et les cimes de verre fondu.

Il fallait éteindre la violence des passions, enfreindre le ressenti, du moins le tenter, s’asseoir en silence sur la véranda craquelante de moiteur.

S’asseoir et s’arrêter, rien qu’un instant, ne plus avoir quoi que se soit qui se relia au monde, l’autre, enfoui derrière les ombrages et semblant si compact au toucher, si réel à la vue.

Ce serait oublier la haute silhouette en robe blanche, l’image même de l’incarnation angélique lovée aux mousses de la dentelle féminine.

Ce serait ne plus entrevoir les serpentins de soies, voletant à mi-hauteur comme pour essaimer des caresses sur les nouveaux nectars, ou leurs moussons de grâces sur l’amant ébahi.

Non, ce monde n’était plus. Il vaquait entre les étages scalariformes de la conscience, les souvenirs personnels et le dédain ignoré des crabes affairés, grouillant dans la fange de la mondialisation et du profit létal.

Mais on n’y était plus, on était mort à cela, d’une mort naturelle, sans agonie, pleinement acceptée et endossée.

C’était d’être hanté au loin, quand les pas y retournaient, c’était se retourner, voir en arrière, c’était cela qui ne pouvait s’en aller, alors que déjà nu et mu aux avant-postes, les traînes anciennes vous collaient par derrière, goudronnant d’ombres les sentes débitées.

C’était par là-bas, en ces endroits où il fallait un avion pour s’y rendre, trafiquer du ciel, c’était aux confins des horizons graniteux vers lesquels il fallait s’élever plus, afin d’apercevoir et profiter encore du tout petit point de crépuscule, foulant d’inaudibles braises sur les ultimes sommets. 

Qui n’a jamais ressenti les passions d’un corps, harnaché sur la froideur d’un banc de pierre?

Mais cet endroit était bon, il fleurait beau, le paysage goutait les herbes, et les saveurs emplies de lumières devenaient encore plus âcres ou puissantes, sitôt qu’elles pouvaient se défiler vers l’ombre. 

L’ombre… Les boiseries du cabanon, exhalant leurs fragrances vanillées, le conduit de la véranda ouvrant sur des gorgées rafraîchissantes, enfouies sous les buissons et autres haies palpitant d’oiseaux.

Comment se départir de la Nature, qui la ramenait au bain, encore plus immaculée que le pétale du lys venant d’éclore?

C’était partout des douches luminescentes, toutes implantées derrière ces aires champêtres, en lesquels émergeaient pavillons, auvents, et les majestueux pignons du Caux-Palace. 

On y voyait luire les abat-vents, les souches plus massives des lanternes fichées fermement sur leurs ravins tuilés.

Puis, c’est à peine avec les brumes saturées de moiteurs, que l’on devinait aussi la banderole d’une mitre fumer à peine de son haleine délicate.

Les pierres surchauffaient, la terre cuite s’embrasait entre épis et paratonnerres.

C’était des coiffes de fées, bordées de nids d’hirondelles, et autres nidifications d’avant-toits, bourdonnant plus fort encore, ou vibrant d’éclats, entre les gaz chauds de l’air empli de vies, et la chute vertigineuse des vents s’engouffrant vers la plaine. 

Les barbus d’alors semblaient revenir, les sages d’antan, les Alexandre Vinet, les doyen Bridel, Eugène Rambert, tous moussus de lierre sous leurs marbres statufiés, ils murmuraient, comme on entendrait mugir une source à l’intérieur d’un roc. 
L’un d’eux s’en retournait, semblait-il, avec des allures de Commandeur.

Tout ceci serait-il donc vivant?
Sous les os pâlis des ans, resterait-il un mince embrun, ayant sculpté quelques travées, telles l’eau des glaciers cisaillant la moraine?

Les lieux semblent bien avoir une mémoire, et s’intriquent en la nôtre; puis comme l’oléagineux astre solaire s’éparpille au levant, elle nous atteint et nous consomme l’esprit d’un brassage rémanent, puis réminiscent.

Que se soit du vagabondage, ou de l’appris dirigé, l’esprit se souvient et le coeur s’anime. Il s’animera toujours, les entrailles seront toujours forées soit par les peines, soit par les joies, cela circule dans l’air, lors du sirop crépusculaire infusé de roses.

Nous sommes mêlés à tout cela, pétris comme la roche ayant subit l’assaut de tous les climats.

Cela nous déforme aussi et nous érode.

Alors, il n’y a qu’en ces beautés où l’on puisse s’immerger, même en sachant que l’âme ennoblie par les magnificences de la nature se verra couronnée, elle aussi, par les attraits de l’être aimé.
Car partout et en tous lieux il se destine, partout et en toutes lieues, il se dessine et en même temps nous décime.

Les vieux Maîtres le diront: “Avec l’âge, les choses s’atténuent et seul l’essentiel perdure, pour autant que dans nos jeunesses insouciantes, l’on aie une fois ou l’autre, disposé la feuille précieuse de thé à infuser dans l’eau des tribulations.” 
“De tout cela il ne restera rien. Du point de vue humain, notre vie avance de manière linéaire. Mais du point de vue cosmique, nous sommes à peine un point furtif, ne perdurant pas plus qu’un milliardième de milliardième de seconde.”
“La goutte d’eau, non plus, ne ressent pas sa nature de devoir être évaporée.
“Et les nuages n’ont pas plus de formes ni de consistances que les languettes de lait sur un Assam Borenga.
“Ressentir l’amour vient des terrestres ambitions, ne servant que la nature mécanique voulant par tous les moyens possibles, parvenir à son dessein. Et pour cela, cette dernière est prête à reproduire les songes nécessaires, à affronter toutes les vicissitudes, à créer tous les fantasmes possibles pour servir l’Unité et l’Altérité.
“Ce n’est pas l’homme qui parvient à accomplir sa destinée, ses ambitions, mais des lois mécaniques l’y soumettant, provenant de l’hérédité, la loyauté familiale, le besoin par-dessus tout d’être aimé de ses proches, reconnu, quoi qu’il en coûta, quoi qu’on en perdit. Et toute la tragédie humaine ne tient que sur cette échelle à trois pieds, fortement bancale: Hérédité – Loyauté familiale – Reconnaissance – et se déroulant nettement trop haut, par rapport aux possibilités ascensionnelles de la mécanique humaine.
“Tout le dérisoire d’une destinée provient du fait que l’homme est incapable de ressentir profondément en lui sa propre finitude, son propre état cadavérique sombrant en une bouillie infâme dans les tourbes, ou réduit en moindres poussières dans les réceptacles cinéraires.
“La contemplation, l’étude des phénomènes jaillissant du silence et des lieux aphones, permet de nous percevoir, d’appréhender cette petite voix qui chuchote les mystères et les accomplit en nous, soit à nos dépends si l’on n’en tient pas compte, soit en Maître Absolu, si nous daignons emprunter les contre-courants fluviaux, et arpenter la Voie étroite, sèche et obscure.
“Ce n’est pas plus difficile que cela, ni plus simple qu’un jeu d’enfant, si l’on sait y retourner, à l’enfance. 
“Mais pour cela, forez un espace de temps, externe et interne car, en bouillonnant sur la surface agitée des activités mondaines, vous accumulerez les richesses en fonds de galères, sans vous rendre compte que sous leurs poids, elles sont en train de vous engloutir à jamais.”

Ainsi parlaient les vieux Maîtres du lieu, si l’on savait entendre battre le pouls des veines du marbre. 

L’Amour était toujours là. Celui supposé que l’on devait donner à une femme, après celui de sa mère. 
Il était toujours lié à la vie, aux terrestres existences se mirant le plus souvent sur le tourniquet d’un miroir aux alouettes.
Qui nous plumeront le bec. 

Sous les lierres, la stature hiératique du lieu qui, l’hiver gelant profondément, cristallise parfois la laiteuse clarté lunaire à la surface du givre. Où tout semble alors immobile à ce qui passe pourtant à vive allure.
L’ellipse lunaire déplace son reflet sur les flots, et nous, en courant à côté de tout, on croit que son halo nous poursuit!

Comme nous sommes rattachés à nos ombres; si nous fuyons, la mort nous suit; si nous lui courons après, elle nous rattrape.

Ferdinant Labrousse ouvrit les yeux. Le soir était déjà bien avancé. Partout les essences de thym et d’origanum majorum encensaient le lieu. Les grillons limaient la brise, le vieil espace semblait détrempé de mauves humidités, affluant comme un marécage le long des mollets, puis du buste saisi soudainement par les premiers frissons nocturnes.

S’était-il donc endormi, en ce lieu idyllique?

Il avait grand peine à marcher, sans doute l’humidité jouait-elle en ses vieilles jointures.
Pourtant, il eut bien juré apercevoir une ombre se faufiler sur le chemin menant au Caux-Palace.

Une ombre encapuchonnée comme celle d’un moine, ou d’un adhérent à quelques Tenues secrètes, s’en allait par-delà les allées saupoudrées de lampyres phosphorescents.

C’est alors qu’en se levant du banc, notre homme fit tomber un rosaire au sol.

Qui donc depuis des heures, l’avait égrainé?

LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) –Contes fantasmagoriques de Montreux,“La patinoire de Caux”– ©Tous droits de reproduction réservés – juin 2015