Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 04/01/2016

La Passion Nosferatu

Voici le 65ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il se déroule comme les autres sur la Commune de Montreux. Ici plus particulièrement à Pertit.

LA PASSION NOSFERATU
Genre: Fantastique
à Jenny B. 
Au sommet d’une vieille maison de la Boriodaz, à Pertit sur Montreux, par l’embrasure d’une mansarde, l’intempérie cognait les carreaux avec un brouillard occlusif fondant sur le quartier. Je m’y mêlais, je savais où j’allais et, souvent, j’utilisais le courant naturel des ces ascensions, afin de me laisser transporter sans effort vers les lieux que je choisissais.
Il y en avait un de prédilection. Celui où se trouvait une couche, une couche ravissante dont les fluidités étaient rehaussées sous les sinuosités d’une femme relâchant ses formes sans méfiance au bain nocturne.
Je sentais en ce lit une tiédeur soudaine, et je voyais comme un ruisseau laiteux onduler contre mes hanches. Ça venait par vagues, ça montait par successions, avec les marées de draps soupirant sous ces mouvements intempestifs.
Le visage reposait sereinement au milieu du coussin, on voyait la plage onduleuse cadrant le globe parfait du faciès, tourné vers le plafond et dont les yeux mi-clos devaient percevoir certainement ce monde étrange formé de nues et de pluies battantes sur la mansarde.
J’étais attiré comme les moustiques, par les moiteurs d’un épiderme, fermentant sous les plis, par les ruisselles des membres éparpillés sur toute la longueur du séant. 
L’âme se retirait au centre de la peau, tandis que dangereusement tournée contre la clarté diffuse de la fenêtre, je voyais pulser la carotide.
Mais il fallait être très attentionné, car lorsqu’elle se retournait sur les flancs, prise d’un songe qui n’était pas de moi, ou qu’un étranger me la ravissait, elle aurait été susceptible de découvrir ma vraie nature.
J’étais devenu maître de l’instillation silencieuse, de la pénétration sourde d’un univers à l’autre. Passant derrière les vieilles lattes humides, ou me mélangeant à la gouache des nues, je sentais malgré tout la rugosité des éléments grossiers de ce monde me saisir traitreusement de tous côtés.
Ce n’était pas désagréable en soi, mais cela pouvait quand même provoquer des bruissements involontaires dans la pièce.
Nous devons beaucoup nous exercer afin de pouvoir déplacer les objets à distance, cela n’est pas donné à nous tous, et ne m’intéresse pas vraiment. Je ne suis guère ami avec ces autres franges parallèles, constituées d’esprits hirsutes attachés au matériel et cherchant encore à en jouir par tous les moyens.
Ces Pretas, ces mondes des esprits avides, constamment affamés et capables de se vautrer sur des crachats et des vomissures de toutes sortes pour s’en rassasier. Mais en vain. On ne les voit guère, il faut s’en détourner promptement afin de n’être pas mêlé à leurs fracas constants et surtout à leurs violences permanentes, occasionnant nombre de lésions collatérales.
Il suffit que certains humains bienveillants claquent des doigts en jetant des miettes de pain au dehors, pour qu’ils arrivent par hordes en se jetant sur les moindres parcelles demeurant éparpillées au sol.
On assiste alors à tout un manège de désordres, que ceux de vous encore bien en chair prennent pour un coup de vent.
Il y a toujours cet instant fissuré entre deux tapisseries, entre deux catelles se décelant, qu’ils choisissent comme entrée facilitée, s’y insinuant sournoisement. Alors, avant d’utiliser les mêmes issues, il faut demeurer attentif de ne point se trouver en leur compagnie. Non pas qu’ils soient dangereux, mais selon nos motivations à vouloir aussi rejoindre leur monde, on peut se faire phagocyter de la moindre énergie, dont ils se repaissent ensuite pour se revivifier.
Ils vivent des émotions des autres, parfois en les provoquant à dessein, et nul d’entre vous n’est censé ignorer que, parfois, ce qui est pensé ou non n’est pas forcément décidé par vos volontés, mais par les leurs, bien plus pernicieuses à votre encontre.
Ils se mettent à vous ronger, vous songent, vous constituent, vous rendent malade, car vous n’êtes plus autonome de quoi que se soit.
Mais qui peut bien se douter de tout cela? Que les formulations entendues dans la tête sont peut-être toutes étrangères à vos cognitions?
Aussi me défiais-je d’eux, autant que possible, en empruntant les traverses les plus minces, celles trop difficiles à passer pour ce genre d’élémentaux.
Je venais, en blancheurs, casser mes apparats afin d’épouser parfaitement les galbes de mon épouse. Je l’appelais ainsi car, me creusant de toutes parts, je tentais de devenir le contenant complétement empli par son corps. Certaines nuits, endormies plus profondément que d’autres, bien meilleures que toutes, je m’en ravissais jusqu’à déborder. J’entrais en ces états liquidiens sans ne rien déplacer, sans ne garder le moindre grumeau, comme le mercure qui ni ne mouille ni ne s’attache d’hectopascal.
On ressort du bac revigoré et rafraîchi jusqu’au petit matin.
Nous ne sommes de loin pas ces monstres sanguinaires que l’on décrit. Il y en a, j’en conviens, mais je n’en fais pas partie, et nous nous défions des autres, nous ne pouvons parcourir les mêmes champs, ni labourer les mêmes chairs. Pour la simple et bonne raison que ces autres monstres désirent avant tout s’approprier le corps de leurs victimes, alors que nous, nous cherchons juste à pénétrer en leurs bains charnels, par amour, comme un acte normalement terrestre, sauf qu’en cet instant des plus privilégiés, nous pouvons «pénétrer» entièrement l’être aimé, sans atteindre à sa vie conditionnelle, sans la priver d’énergies, sans pervertir son âme non plus.
On baigne dans sa bien-aimée, en quelque sorte, on s’en oint sans troubler, sans provoquer une ride de scission en surface du bain charnel. Voire nuptial.
 Alors que les autres entités empruntent l’atmosphère de gaz putrides, d’atmosphères glaciales, rauques et blasphématoires, nous, nous entrons et sortons sur la pointe des pieds, afin de ne point éveiller la chair lovée en elle-même, retrouvant sa saveur primaire que nous ne faisons qu’insuffler sur les exhalaisons des haleines de la peau.
C’est ainsi que, lancé sur un trapèze invisible, je me laisse couler doucement vers le bout des mains, puis, lèvres au poignet, je prends le rythme du pouls pour guider ma course et remonter en voguant sur les sinuosités du membre jusqu’à l’épaule, empruntant le nerf circonflexe, avant de me caler sur la jugulaire.
Je n’ai droit qu’à un instant de total bonheur, en sentant sous mes sondes, le sirop sanguin parcourir les fines résilles édulcorées de la peau.
Je ne mords point. Je n’ai pas d’incisives. Je suis de ceux qui vont au-dessus du ruisseau pour en humer et s’imbiber d’humidité sans avoir besoin de saigner la berge.
Je sens cette profonde onctuosité envahir mes fibres immatérielles, pareilles à une feuille constituée de nervures et que l’on verrait en contre-jour, se gorger de filaments érubescents.
Je suis invisible, il n’y a que les prunelles fixes du chat, matées sur moi sans bouger et me servant de phares pour me guider, qui me permettent de m’alanguir en cette puissante incarnation, humide et onctueuse.
Elle ne bouge pas, le fin galbe du poignet recourbé contre la bouche.
Il n’y a juste que cette sève vinaigrée me parcourant la gorge, la saveur de son être, la gustation entière que son existence toucha, et rapporta ainsi en quintessence sur le film de la silhouette.
Je puis m’en nourrir, m’y confondre, voyager en nacelle douce, jusqu’à ce que je ressente l’évaporation naturelle des saveurs rejoindre les bulles de son expiration.
Contrairement à ce que l’on croit, je ne crains rien de l’aube. Je ne risque pas de me dissoudre en fumée, au milieu d’hurlements hystériques.
C’est son lever à elle que je crains, son aube personnelle, qui rendra à nouveau son corps autonome.
Si je suis là, à ce moment, par exemple lors d’un éveil brusque, je risque de voir mes sondes demeurer prisonnières de ses interstices en lesquelles elles sont allées la puiser.
Si, en m’arrachant à la sauvette, une partie de moi demeure prise en elle, je risque de perdre vie, telle l’abeille arrachant son dard au moment de l’envol.
Je sens. Je sens au poignet l’horloge du pouls augmenter, alors je relâche immédiatement la pression que je lui infligeais, en rassemblant mes nues et disparaissant le plus vite possible entre les vitrages et l’élément visqueux des fenêtres.
Il ne reste pas même un rêve pour elle.
Elle se lèvera, ruissellera sous la douche, sans se rendre compte de ces embrassades nocturnes, chiffonnées en des mondes inaccessibles aux humains de vies charnelles.
Mais alors que je rassemble mes quartiers en l’épicentre de mon être et que je coule en direction de la plaine, je sens encore les phares jaunes du chat darder leurs faisceaux phosphorescents entre les méandres des vieilles ruelles de Pertit sur Montreux.
© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, «La passion Nosferatu» – mai 2015 – Tous droits de reproduction réservés.